C’est un petit geste, un effleurement timide, mais enceint d’un grand soulagement et d’encore plus d’affection. Avec la conversation qui se détend, c’est assez pour panser tout ce qui brule toujours un peu, mais qui se laisse oublier et qui fait passer le réflexe de fuir au moins pour le moment. Puis Cy l’invite pour qu’ils s’enfuissent quand même, mais ensemble, et Victoria répond avec plein de chaleur.

— Si elle est en état de faire une longue balade, accepte-t-elle en s’attendrissant ensuite de voir une Nàtt encore un peu échevelée de sommeil les rejoindre dans l’entrée d’un pas lourd. Si la chevalière ne reçoit pas un accueil aussi énergique qu’à l’ordinaire, la chienne vient tout de même tout près d’elle en piétinant juste assez le sol pour lui démontrer son enjouement.

— Awwwwwn, je te comprends tellement girl, compatit la jeune femme en tendant la main vers l’animal, flattant sa tête et recevant au passage quelques bisous baveux.

Dehors, les lampadaires sont pleinement allumés et Victoria attrape assez rapidement le bras de Cy en voyant, sur le trottoir, le reflet suspect d’un éclat glacé. C’est que dans son état, rester en équilibre se révèle de plus en plus compliqué et que glisser et tomber serait d’autant plus facile que dramatique. Bientôt, elle se défait néanmoins de lui pour s’élancer vers une balustrade sous laquelle s’étend un bleu lumineux dans lequel s’infusent les halos multicolores des façades avoisinantes.

— C’est tellement beau ici, dit-elle en se retournant après avoir bu du regard, à la surface de l’eau, assez d’étincelles pour qu’elles brillent encore dans ses yeux souriants. C’est magnifique, oui, et Victoria ne se lasse pas des couleurs qui se muent le long des quais à mesure qu’ils s’y promènent... Trop longtemps, peut-être, du moins aux gouts de la nature capricieuse dont l’appel insiste et pèse maintenant très fort dans le bas de son ventre.

— Je t’envie, boude-t-elle, cette fois, à l'égard de Nàtt qui elle a le loisir de se soulager - et qui le fait assidûment à chaque coin de rue.

Le retour se fait donc un peu moins dans l’appréciation du paysage et un peu plus dans l’urgence. Même si Victoria se retrouve bien vite essoufflée - beaucoup plus qu’elle l’aurait été d’ordinaire - ça ne l’empêche pas de monter rapidement les escaliers tout en défaisant déjà son manteau et en saluant, au passage, la vieille dame inconnue qui la regarde passer avec curiosité.

L’urgence passe, Victoria est soulagée.

Elle respire enfin, encore un peu essoufflée comme elle le devient si facilement ces derniers temps, mais désormais beaucoup plus confortable, bien qu’aux prises d’un petit coup de chaleur. Ainsi, le hoodie rejoint le manteau, puis le T-shirt le suit aussi. S’il était rentré, Cy l’aurait retrouvée comme ça, la gorge à moitié nue et couverte de ces rougeurs qui heureusement s’estompent déjà tandis qu’elle s’évente... Sauf qu’il n’était pas revenu, contrairement à la curiosité de la jeune femme qui remet donc son vêtement pour ressortir à son tour.

Des éclats de voix chaleureuses lui parviennent et elle les rejoint sans rien dire au début. C’est que les quelques fragments de Danois qu'elle avait accumulés - quelque part entre Emanuel et Even - n’étaient, hélas, vraiment pas compatibles avec la situation actuelle. Victoria se contente donc d’observer avec encore quelques étincelles qui flottent à la surface de ses yeux tendres suite à la balade, ainsi que d’autres, nouvelles, intriguées, qui naissent maintenant tout au fond tandis qu’elle laisse la vieille dame la mesurer d’un regard fort inquisiteur.

— Enchantée, dit-elle finalement dans un anglais qu’Ekatarina ne connait peut-être pas, mais qui est assez facilement traduit par son sourire radieux et par la poignée de main qu’elle lui accorde volontiers.

Si une paume affectueuse avait trouvé sa place, tout près du flanc de Cy, elle n’y reste pas longtemps puisqu’Ekatarina se saisit également de celle-ci afin de serrer ses deux en même temps quand elle lui adresse ce qui, dans les inflexions, ressemblait à une série de questions.

Elle veut savoir quand est-ce que Victoria emménage, et quand est-ce que le bébé arrivera, et depuis quand est-ce qu’ils sont ensemble aussi. Victoria, évidemment, ne comprend rien de tout ça et se contente de lever vers Cy un grand regard souriant, mais complètement perdu.

Les questions se multiplient et ce n’est que parce qu’il est très bien éduqué que Cy ne lève pas les yeux au ciel en les entendant arriver au rythme allègre d’un coureur olympique. Et ci et ça, et le bébé, et l'emménagement, et rien de tout ça n’est prévu mais Ekatarina ne le sait pas, ne le comprendrait sans doute pas. C’est à la fois une bénédiction et la pire des choses qu’elle ne parle que danois, parce qu’à la fois Victoria ne comprend rien, et à la fois… Hé bien elle ne comprend rien. Et il faut faire la traduction, une fois de plus dans le seul but d’être poli.
Cy se fait méchamment avoir dans cette affaire, il s’en rend bien compte.

- Est-ce que je peux traduire pour Victoria ?

Quelque part, il espère fort un “non” mais se doute de ce qui va suivre : son adorable voisine aux cheveux blancs va offrir un sourire éclatant à celle qu’elle imagine portant l’enfant de monsieur Thorne, et répondre par un “oui”.

- Oh oui, oui ! Bien entendu !

Service de traduction Thorne à votre service, ironise-t-il tout seul dans sa tête, que puis-je pour vous ? Ca lui apprendra à ne pas couper court aux conversations.

- Ekatarina, commence-t-il en se tournant vers Victoria, demande quand est-ce que le bébé arrive. Et hm, depuis quand on est ensemble ?

Une question qui, rien qu’à voir son air un peu confus, vient de faire son petit chemin dans la tête de Cy. C’est vrai après tout, depuis quand ? Le sont-ils seulement ? Il n’y a pas eu de signature de contrat, ou de grande déclaration humide les yeux dans les yeux, est-ce que leur aventure dans la douche à New York compte comme un début ? Est-ce que le jury -quel jury ?!- accepterait ce moment comme celui où ils ont commencé à être ensemble ?
Tout ceci est vraiment trop compliqué. La date de naissance théorique de l’enfant semble plus facile à estimer au moins.
Même si ça ouvre une autre suite de questions confuses, sur l’autre parent par exemple, dont il n’a pas grand-chose à faire mais qui finissent par légèrement l’intriguer.
Histoire de chasser ça de son cerveau, il fait de son mieux pour expliquer qu’ils ne vont pas emménager ensemble, que Toria a un travail loin d’ici et qu’elle ne peut pas vraiment le relocaliser, et que lui ne compte pas déménager non plus, non, ne vous en faites pas. Ce qui rassure Ekatarina et l’étonne... Puis allume une étincelle maternelle dans son regard, qui ne passe pas alors même qu’elle tapote gentiment la main féminine qu’elle n’a toujours pas lâchée.

- Qu’est-ce que votre amie aime manger depuis qu’elle est enceinte, qu’est-ce que vous avez été chercher à trois heures du matin, mon petit Cy ? Vous savez, pour lui faire plaisir ?
- Eeeeuh. Eeeeuh ? Victoria ?

Au secours, fait sa voix sans le dire explicitement.

- Est-ce qu’il y a quelque chose que tu voudrais manger ? Je pense qu’elle veut t’en faire.

Et ses sourcils de se froncer, à mesure que Cy comprend le plan de son adorable, et machiavélique, voisine.

- Vous voulez l’encourager à habiter ici, murmure-t-il avec pour seule réponse un sourire malicieux sur des lèvres usées par le temps

Les mots qui fusent sont cet imbroglio de consonances qui lui sont à la fois familières et complètement aliennes. Ekatarina semble bien gentille et Victoria est naturellement une personne sociable... Ce qui n’empêche pas la chevalière d’éprouver très rapidement une certaine lassitude face à leur discussion. C’est peut-être parce qu’elle connait bien Cy et que l’ennui qui le gagne, de sous ses airs polis, est perceptible et contagieux. Par ailleurs, ça aurait assurément été différent si elle avait pu comprendre et parler par elle-même plutôt qu’en se retrouvant au cœur d’un capharnaüm conversationnel exponentiellement malaisant. En effet, les deux questions qui lui sont traduites ne font pas plaisir. Enfin... La première est facile: le bébé naitra en juin, ce qu’elle révèle sans faire de détours, mais en choisissant d’ignorer sciemment le quiproquo que la vieille dame entretient entre cette interrogation-là et la suivante.

C’est une bonne question à poser, assurément, et qui est au cœur du vaudeville burlesque qu’a toujours été leur relation. L’ironie étant qu’ils auraient pu y répondre sans problème, avant, avec des sourires pleins de mensonges et un certain amusement. Et maintenant? C’est un peu plus compliqué quand toutes les réponses possibles semblent lourdes de trop d’importance... Et c’est un point duquel ils devraient sans doute discuter - avec une ou deux crises existentielles au passage - mais pas exactement quelque chose qui se décide, comme ça, au tournant d’un couloir afin de satisfaire la curiosité d’une vieille voisine.

— Je viens d’arriver au pays aujourd’hui, expose-t-elle finalement en se disant qu’il s’agit d’une interprétation alternative valide à l’interrogation de la dame trop fouineuse.

Pour le reste, Victoria n’a pas besoin de comprendre ce que Cy murmure en danois pour conclure la même chose que lui. Désolée mamie, mais ça n’arrivera pas - pas de façon officielle ou définitive, du moins - tout simplement parce que leurs modes de vie ne le permettraient pas.

Allez, c’est l’heure de trouver une échappatoire, répond-elle avec un petit de clin d’œil de chat, tout aussi discrètement que le fût l’appel à l’aide de Cy.

— C’est gentil, adresse-t-elle donc avec un grand sourire chaleureux, presque ému, mais c’est surtout de la crème glacée et il y en a déjà des tonnes dans le congélateur!

Oui, parce que Cy est un bon quelque chose - ami? Amoureux? Amireux? - qui a bien prévu le coup. Ô qu’elle est chanceuse - et reconnaissante, et ça se voit à la façon dont elle embrasse maintenant sa joue avec beaucoup d’affection.

— Que j’irais bien manger, là, d’ailleurs, hume-t-elle en lui tirant la manche avec cette énergie enfantine qu’elle n’a besoin de simuler qu’à moitié.