Les yeux las de Victoria contemplent, sur les murs, ces récits racontés par les images, les photos et les trophées. Ce serait impressionnant, assurément, si ce n’était pas déjà la sixième fois qu’elle en faisait le tour en une heure. Elle avait aussi inspecté le bazar répandu un peu partout et même jeté un coup d’oeil dans les tiroirs sans pour autant chercher quoique ce soit de précis hormis de quoi se distraire et garder son esprit vif avant l’interaction qui allait suivre.

Enfin, la porte s’ouvre, tout comme son sourire. Derrière ce bureau qui ne lui appartient pas, le roues raclent le sol tandis que grince encore les gonds à l’autre bout de la pièce.

— Joli bureau, lance Victoria tandis que tourne donc la chaise couverte de cuir dans laquelle elle avait assis toutes ses aises, très confortable.

Un soupir, mélodieux, théâtral, vient poursuivre cette affirmation. En parallèle, sa posture souple s’affaisse un peu plus contre le dossier tandis que se relèvent simultanément ses jambes sur le bureau. Les mollets ainsi posés sur le coin du meuble et le menton soulevé, elle regarde de cette position Tamar qui se dessine devant elle, toujours dans l’embrasure de la porte.

— Le capitaine pense que nous formerons une bonne équipe, enchaine-t-elle d’une voix onctueuse; la vérité, c’est que le capitaine avait d’abord décidé de la réinstaurer avec son ancien lieutenant malgré sa demande formelle de ne plus jamais travailler sous ses ordres. Les insultes avaient été copieuses, colorées, et lui auraient assurément valu une sanction disciplinaire si ses compétences n’avaient pas été indispensables. Ces injures, elles avaient surtout été justes et efficaces, parce que l’autre parti avait lui aussi exigé que Victoria change d’orientation cardinale.

— Ce sera un plaisir d’être à nouveau sous ta, hum... Responsabilité, glousse-t-elle. Sur le plan de travail de Tamar, la main indolente de la chevalière désigne vaguement un dossier - le sien - sur lequel on avait épinglé le mémo qui indiquait son transfert à la faction Sud.

Cette mission s’était avérée plus difficile qu’elle ne le croyait. Tamar n’était pas spécialisée dans les missions nautiques, et voilà qu’elle avait passé quelques jours sur un bateau avec Jo, à surveiller des sirènes, puis à les ramener dans un sanctuaire pour qu’elles cessent de faire couler les hommes – même s’il fallait l’avouer, ce n’était pas une grande perte. Les sirènes, il fallait bien les protéger, mais les hommes… il y en avait bien assez.

La lieutenante pensait pouvoir rentrer directement chez elle après être passée à son bureau pour régler les dernières paperasses, mais voilà qu’on avait d’autres plans pour elle. En s’arrêtant devant la porte, l’instinct de Tamar lui signala que quelque chose n’allait pas. La poignée avait été forcée. De sa ceinture, la grande femme tira une petite dague acérée et la serra dans son poing, prête à servir.

La poignée se tourna délicatement, puis la porte s’ouvrit sur une Tamar qui n’avait visiblement pas lavé ses cheveux depuis quelques jours et qui sentait l’air marin. Sur son bureau, elle découvrit les jambes familières de Victoria, bien étendues. Sur sa chaise, le corps de celle-ci qui s’arquait gracieusement pour la fixer de son regard félin.

-Bouge de ma chaise, lâcha-t-elle, avant de détourner le regard.

La dague avait quitté sa main et s’était plantée dans le bois du bureau dans un geste brusque. Le meuble portait déjà quelques cicatrices de colères passées. Tamar alla parcourir sa bibliothèque pour trouver le dossier sur sa mission aquatique, écoutant la jeune femme à moitié.

-Mensonge. Ta dernière mission t’a attirée des ennuis.

Le lourd dossier des sirènes rejoignit les marques laissées par la dague et Tamar se laissa tomber sur la chaise habituellement laissée aux invités, puisque sa nouvelle chevalière ne semblait pas vouloir bouger. Avec quelques gribouillis, elle résuma les retombées de la mission, avant de lever son regard jaune vers Victoria, qui gloussait comme l’adolescente qu’elle était autrefois.

-J’accepte, mais je n’ai pas le temps pour tes petits jeux, soupira-t-elle.

Ses yeux retombèrent sur le dossier de Victoria, qu’elle caressa vaguement du bout des doigts.

-Tu me raconteras ce qui s’est passé réellement... Devant un verre et après une douche.

Comme pour prouver son besoin de prendre une douche, elle tira sur sa chemise pour la sentir et faillit en rejeter son dernier repas.

Bouge de ma chaise, lance Tamar comme si elle s’était adressé à un chat qui ne fait que la toiser avec ennui, qui a compris la consigne, mais qui ne bronche pas pour autant. En effet, il n’y a bien que son sourire qui s'anime et qui grandit jusqu’à s’ouvrir et laisser entrevoir ses dents blanches.

— Woh, s’amuse-t-elle avec toute la connotation d’un éclat de rire, tu es dans un état terrible.

D’une terrible humeur, surtout, mais Victoria ne s’en formalise pas outre mesure. Le geste de Tamar est brusque et ne manque pas d’attirer son attention, par contre. Elle en sursaute presque, reculant et s’enfonçant un peu plus profondément dans la chaise avant de se détendre à nouveau et de mieux s’y laisser fondre à mesure que sa surprise se transforme en une pétillante curiosité.

— Des ennuis, répète Victoria en exagérant le ton de Tamar qu’elle imite par ailleurs assez bien, ce n’est pas une façon très gentille de parler de ma fille, ça. En parallèle, elle s’était saisie du couteau pour l’observer d’un peu plus près, le regardant sous plusieurs angles et la soupesant d’une manière expérimentale: il y a d’abord le métal, la confection et l’éclat de la lame, mais aussi cette impression instinctive qu’elle ressent sans pour autant la comprendre, mais qu’elle avait été entraînée à reconnaitre.

— Tu pues, en effet, pointe-t-elle avec autant de légèreté que la dague enchantée - impossiblement bien affutée - qu’elle agite maintenant comme une baguette magique dans sa direction.

Petits jeux, avait naïvement dit Tamar; joueuse, Victoria l’était assurément, mais son intention ne relevait pas plus du jeu que la chasse d’une souris par d’un chat aux griffes déjà sorties, mais qui sait prendre son temps.

— Remarque, relance-t-elle, toujours souriante et tout infusée de moquerie, on peut en parler après un verre et dans une douche, ça fonctionne aussi.

Elle, dans un état terrible ? Bien sûr qu’elle l’était, elle avait passé quelques jours à socialiser avec les poissons et avec… une si belle personne, ce qui la rendait toujours dans tout ses états. La lieutenante ne broncha pas et ignora simplement les taquineries de sa nouvelle subalterne.

-Ne me dis pas que tu ne voyais pas ta grossesse comme un ennui. Sinon, tu ne serais pas restée cachée… Mais je veux bien voir ta fille, elle n’est pas un ennui pour moi.

Le ton de Tamar s’était adouci lorsque Victoria mentionna l’enfant. Derrière les airs de brute de la femme, elle aimait beaucoup les gamins. Elle en aurait déjà probablement, si elle pouvait supporter les hommes… ou si elle se trouvait une belle femme. Bon, il y avait aussi l’aspect de ne pas vouloir faire de ses enfants hypothétiques des orphelins si elle mourait en mission.

Comme à un enfant à qui on retirait une sucette ou un jouet, la lieutenante reprit la dague des mains de la belle aux cheveux bouclés, puisqu’elle s’amusait à la pointer en sa direction sans trop y faire attention.

-J’ai fait du corps à corps avec des sirènes, figure-toi. Normal que je sente le poisson, lâcha-t-elle avec une pointe d’humour.

Tamar se cala un peu plus dans sa chaise moins confortable que la sienne, puis ses yeux s’agrandirent lorsque Victoria parla de douche commune. Sur son teint basané, on pouvait voir le rouge peindre ses pommettes bien taillées.

-Je ne couche pas avec mes subalternes, c’est immoral, dit-elle en détournant le regard, Si tu avais voulu une telle chose, tu aurais dû choisir un autre lieutenant.

Avec une frustration difficilement cachée, Tamar se releva brusquement.

-Je vais à mon appart’, tu viens ?

Il y a cette moue boudeuse, exagérée, qui se dessine sur le visage de Victoria quand Tamar récupère sa dague, mais celle-ci est contredite par l’angle qui courbe ses yeux d’une expression plus amusée qu’autre chose.

— Ah, Aahah ah ah, non : je suis restée cachée pour éviter les ennuis futurs. C’est une nuance importante.

Une nuance importante qui avait porté fruit jusqu’à présent. Assez, justement, pour qu’elle reprenne enfin du service.

Au sujet de la douche, Victoria n’avait pas été sérieuse... Pas vraiment : elle avait avant tout cherché à faire un jeu de mots et à déstabiliser Tamar. Son ton aurait difficilement pu être plus ironique, mais, après tout, la chevalière aurait dû savoir que celui-ci passerait six pieds au-dessus de la tête de la déjà-très-grande lieutenante. En contrepartie, Victoria, elle, soulève plusieurs subtilités : son rougissement, sa façon de détourner le regard et, surtout, les mots qu’elle avait utilisés non pas pour signaler son manque d’intérêt, mais juste leur rapport de force.

— Immoral, parodie-t-elle cette fois, oh Tamar, reprend-elle, presque attendrie, pour que ce soit immoral... Il faudrait que tu aies de l’autorité sur moi.

Or, ce n’est pas le cas. Tout son corps en témoigne, revêtu d’insolence, le menton relevé, étendue ainsi dans sa chaise avec les pieds toujours perché sur son bureau.

— Et je ne t’ai pas choisie, vient-elle corriger sans broncher, même après son invitation, je ne viens que t’annoncer la décision du capitaine et t’expliquer comment ça va fonctionner.

Si elle ne bouge pas, ce n’est pas forcément parce que l'idée d'aller chez elle n’est pas tentante, bien au contraire : c’est par principe. C'est que Victoria est ici pour une raison bien précise et que celle-ci n’est assurément pas de se plier à sa volonté et de suivre gentiment comme une bonne petite chevalière bien dressée.

— Alors, cheffe, voici comment ce sera. Ce n'est pas compliqué, tu vas voir : je serai la meilleure agente que tu n’auras jamais sous la main et je réussirai toutes les missions que j’accepterai d’effectuer. Missions que je vais d’ailleurs adresser comme bon me semblera.  

Victoria ne feint même pas de lui demander si ça lui convient, parce que ce ne sont juste pas des points qui sont discutables.

-Évidemment, approuva-t-elle lorsqu’elle amena cette délicate nuance.

Les paroles agaçantes ne faisaient qu’irriter encore plus la lieutenante et ne faisaient qu’accentuer le rouge sur ses joues basanées. Se mettant dos à sa nouvelle chevalière l’espace d’un instant, Tamar prit le temps de se calmer, puis se tourna vers elle une fois la réplique parfaite trouvée.

-J’ai eu de l’autorité sur toi, quand on était que des adolescentes et que tu ne savais pas quoi faire de tes mains, lâcha-t-elle avec un sourire ironique aux lèvres.

Puisque Victoria ne voulait pas bouger, la lieutenante vint poser ses coudes sur la surface de bois de son bureau, son regard mielleux observant chaque réaction de la part de sa flamme du passé. Son long corps était penché vers elle et ses fesses plates étaient légèrement dans les airs, dans une position quelque peu ridicule et beaucoup moins gracieuse que celle de Victoria.

-Tant que tu fais ton foutu travail. Je m’arrangerai pour te donner des missions qui te plairont. Le reste, je les couvrirai avec des chevaliers moins doués. Deal ?

Peut-être que sa nouvelle chevalière était difficile à vivre, mais elle s’était effectivement suffisamment prouvée utile dans le passé. Alors, bien que Victoria enchaînât déjà les impolitesses, Tamar ne broncha pas. À la place, elle s’approcha de la jeune femme pour la retirer de son perchoir. Ses bras forts et tatoués d’encre rouge se refermèrent sur le corps de la belle au teint foncé, avant de jeter celui-ci par-dessus son épaule, comme un vulgaire cadavre. La tête en bas, la bouclée se débattait légèrement. Mais Tamar ne démordit pas et passa la porte de son bureau, sous les regards curieux de quelques chevaliers. Le regard sombre qu’ils reçurent en retour suffit à les faire vaquer à leurs occupations.

-Je n’aurai plus besoin d’aller au gym, si tu es toujours aussi capricieuse.

C'était une vision peu professionnelle, mais bien cocasse.

Ses sourcils se haussent au-dessus d’une expression amusée et incrédule. D’un souffle hilare, elle renâcle et pouffe ainsi tout à la fois en réaction au commentaire quant à leurs aventures d’adolescence.

— Chérie, nous n’avions pas d’autorité sur quoi que ce soit à l’époque, ni l’une ni l’autre.

Il faut dire qu’à 14 et 17 ans et avec très peu d’exemples saphiques dans les médias de l’époque, on n’aurait pas pu s’attendre à ce qu’elles aient beaucoup de savoir-faire. Leurs touchés, certes maladroits, avaient néanmoins été animés par un appétit impétueux, inquisiteur, et par l’émerveillement propre aux nouvelles découvertes. Hypothétiquement, à 30 et 33 ans, l’expérience renouvelée serait toute autre.

Probablement.
Assurément.

De toutes les curiosités qui l’habitent, Victoria ne montre pour le moment que celle en lien avec leur entente professionnelle. C’est que c’était un peu trop facile, non?

— Deal, conclut-elle malgré le scepticisme et la prudence qui barbouillent toujours ses traits.

— Tamar, ce ne sera pas nécéss-

Le reste du mot s’extirpe de sa gorge à moitié comme un cri, à moitié comme un rire étouffé, son souffle momentanément coupé par ce dos fort contre lequel se plie trop vite son diaphragme.

Une fois ses sens faits à sa nouvelle posture, aux regards indiscrets qu’elle happe malgré sa position improbable, Victoria répond bien vite par des supplications espiègles.

— À l’aide preux chevaliers, lance-t-elle, théâtrale, en faisant tout juste l’effort de gesticuler pour mimer qu’elle se débat contre la poigne de l’autre femme, voyez tous comme on me rudoie!

Entre la mine peu approchable de Tamar et son manque de sérieux à elle, évidemment, personne ne réagit outre mesure.

— Ah! Que vois-je? Je suis abandonnée à mon sort! Que deviendrais-je donc? dramatise-t-elle encore en ajustant sa position, avec le buste maintenant un peu plus haut sur l’épaule de sa tortionnaire et les mollets joyeusement relevés de l’autre coté pour l’aider à garder ce nouvel équilibre, ô plaignez-moi! Et souvenez-vous de ces vils traitements...

Cette façon de l’appeler « chérie » ironiquement était aussi gênante qu’attirante pour Tamar, qui se sentait toujours aussi molle devant une belle femme, même si son esprit tentait de garder un mur professionnel entre elles.

-Chérie, tu ne peux pas dire que je n’étais pas meilleure que toi.

Le surnom était ponctué d’un ton ironique, légèrement arrogant.

Puis, d’une façon toute nouvelle et plus appropriée, elles se retrouvaient encore une fois corps à corps. Une petite Victoria lancée sur l’épaule de la femme géante. Petite Victoria, qui, d’ailleurs, se débattait de façon joueuse tandis que la lieutenance continuait d’avancer d’un pas décidé vers la sortie.

-Personne ne va t’aider. Je suis la reine ici, répondit-elle d’un ton amusé, face à toute cette dramatisation.

La petite Victoria ne fut déposée que lorsque les deux femmes atteignirent la porte de l’appartement de la lieutenante. En un mouvement habile de clé dans la serrure, la porte s’ouvrit sur une demeure très sobre pour une femme qui se proclamait « reine ». Les tons des pièces étaient chaleureux et accueillants. Les meubles, confortables pour accueillir des corps endoloris par les missions.

Des petits pas enthousiastes et rapides se firent entendre lorsque le duo pénétra dans la pièce principale : le salon.

-Bullet, tu m’as manqué!

Bullet était un minuscule corgi, un petit chien à grandes oreilles et à corps trop gros pour ses petites pattes. La lieutenante prit son animal de compagnie dans ses bras pour le serrer, montrant bien l’ironie d’une femme si effrayante qui tenait une bestiole ridicule. La bête tourna la tête pour regarder Victoria et se mit aussitôt à grogner. Les corgis étaient des chiens bien jaloux et protecteurs.

-C’est une amie. Doux, gronda-t-elle, avant de le laisser aller au sol.

Le ton de Tamar est riche de cette arrogance triomphante; celui de Victoria, d’un amusement mutin un brin condescendant.  

— Tu aurais été meilleure sans ce côté compétitif que tu n’as manifestement pas encore perdu , moque-t-elle tout en se résignant, comme un chat docile, à être transportée ainsi pour la durée restante du trajet. Elle s’étonne presque que Tamar ne se fatigue pas à moitié chemin : c’est qu’il y a un bon kilomètre entre les bureaux du quartier général et les appartements. Déjà forte, jadis, elle l’était manifestement encore plus aujourd’hui.

De retour sur ses pieds, le monde semble vaciller un instant. Ainsi, elle entre chez Tamar, titubante, et se fige devant la petite créature qui trépigne dans leur direction.

— Mon chien me manque aussi, commente-t-elle, attendrie, quoique peut-être un soupçon boudeuse, face aux retrouvailles du corgi et de sa maitresse.

Bullet – ou Boulette, comme elle le prononcerait avec son accent français bien qu’elle aurait très bien pu l’angliciser – avait très peu de points de ressemblance avec les grands chiens noirs de la famille Thorne. Et pourtant, la petite boule agit comme un gros molosse imposant, plein de grognements, ce qui n’impressionne pas pour autant la chevalière habituée aux chiens-loups de son ami.

Comme elle commence à bien s’y connaitre en étiquette canine, malgré tout, elle présente poliment sa main, à une distance respectueuse, afin que le corgi puisse la sentir et s’habituer à son odeur.

L’odeur de Tamar, elle, cependant, on ne s’y habitue pas. C’est peut-être pour ça que le chien ne reste pas trop longtemps dans l’étreinte de la grande femme qui pue. C’est pour ça, aussi, que Victoria enlève et jette au coin d’une chaise le veston de cuir qui avait été en contact étroit avec elle pendant plusieurs minutes.

— Va te laver, ordonne-t-elle tout en replaçant un brin les bretelles de sa camisole blanche, ainsi que les lacets noirs, croisés sur sa gorge.

Sur ce coup-ci, Tamar ne se fait pas prier. Victoria, pendant ce temps, fait un petit tour de l’appartement sous le regard sévère du corgi à l'affut.  

— Rien à faire, lance-t-elle en ouvrant soudainement la porte de la salle de bain, je sens aussi maintenant, pas-merci.

La douche embuée et la forme nue de Tamar, Victoria les regarde à peine. Elle se concentre surtout sur l’évier dans lequel elle vient humidifier une débarbouillette.

— Tu me passes du savon? Demande-t-elle en se tournant, la lingette tendue, tout comme l’angle de son sourire en coin.

-Je n’ai pas beaucoup changé, avoua-t-elle.

15 ans passés, elle était toujours la jeune femme compétitive et impulsive d’aujourd’hui. Elle avait juste grandi et prit un peu de maturité.

-Oh, tu as un chien maintenant ?

« En plus du bébé ? », se retint-elle d’ajouter. Elle ne se sentait pas encore suffisamment à l’aise de commenter cette situation. Après les dizaines d’années passées, il était évident que Tamar ne connaissait plus grand-chose de la vie de Victoria adulte. Elle n’avait connu que l’adolescente, qui la visitait parfois pour de petites aventures nocturnes.

-Tu ne me donneras pas d’ordres, mais je suis en accord avec cette demande, dit-elle en suivant momentanément les gestes de la chevalière.

Sans se faire prier, la lieutenante disparut dans la salle de bain, en prenant soin de fermer la porte derrière elle, pour éviter que Toria n’y voie une invitation quelconque. Tamar se débarrassa de ses vêtements puants, qui allèrent alourdir la pile de vêtements sales dans le panier, avant de se glisser sous une douche brûlante. Elle n’avait pas pu se laver depuis des jours, et l’eau chaude était la bienvenue.

Malgré la porte fermée, Victoria vint briser son intimité sous le prétexte de l’ennui.

-What the fuck, Victoria.

Heureusement que la douche devenue brumeuse par la chaleur dissimulait un peu son corps basané. À la demande de sa flamme d’adolescence, Tamar sortit simplement la tête du rideau, montrant des boucles noires devenues plates sous l’effet de l’eau et des joues légèrement rosées.

-Attends ton tour.

Avec grâce, elle cracha dans la lingette qu’on lui tendait.

-Tu ne peux pas faire exprès de voir ta nouvelle patronne nue, tu sais.

— C’est encore un chiot, soupire-t-elle avec adoration, qui deviendra un énorme chien-loup... C’est un cadeau des Thorne.

Dans l’Ordre, ils sont un peu mythiques, les Thorne et leurs chiens entrainés à faire le métier de chevalier. Ils tirent un peu de la légende, aussi, surtout qu’il n’y a maintenant plus qu’un héritier en âge et que celui-ci ne se mêle aux affaires de l’Ordre qu’à contrecœur.

Et puis c’est le silence, la buée chaude et enfin le chaos de l’intrusion : Tamar crache et Victoria grimace.

— Très hygiénique, énonce-t-elle sans daigner répondre au commentaire suivant avec plus qu’un roulement d’yeux.

La débarbouillette souillée jetée au bord du bain, la chevalière ne se gêne pas pour en sortir une autre. De l’eau ce sera, se résigne-t-elle en passant la lingette propre dans son cou et sur sa gorge. Ça aide, déjà, mais il faudra probablement qu’elle se change une fois de retour dans son logement.

En attendant, Victoria ne fait rien de la nudité de Tamar, ne cherche pas à la regarder comme cette dernière l’avait supposé. Elle reste cependant accoudée devant l’évier jusqu'à ce que l’eau arrête de couler, d’une telle façon que Tamar n’aurait guère le choix que de s’exposer si elle voulait sortir et se sécher.

— Donc, qu’est-ce que tu veux savoir? lance-t-elle avant même que l’autre femme puisse mettre le nez hors de la douche tout juste éteinte.

Parce que c’est pour cette raison que Tamar l’avait ainsi trainée chez elle, non? Pour parler des sujets trop sensibles pour être discutés au quartier général, là où les murs ont des yeux et des oreilles, et ce de manière parfois littérale. Ainsi, Victoria lui demande ce qu’elle veut, mais ne promet pas de tout lui révéler pour autant; non, ce serait se mettre à nue au moins autant que Tamar l’était pour sa part au sens propre de l’autre côté du rideau... Et cette idée ne lui plaisait pas du tout.

C’est que la vulnérabilité ne lui seyait pas et, manifestement, la chevalière préférait que ce soit les autres autour d’elle qui la porte.

-Tu me montreras une photo, dit-elle en parlant du chiot.

Tamar préférait nettement les chiens aux chats et elle ne manquerait jamais une occasion de caresser le plus fidèle ami de l’homme. De plus, ce dernier était de la lignée des légendaires chiens des Thorne, ces bêtes mythiques et impressionnantes.

-N’est-ce pas ? rétorqua-t-elle avec un rire légèrement arrogant.

Sous l’eau chaude, la lieutenante se débarrassait peu à peu de l’odeur de poisson qui s’était imprégnée dans ses pores. Ses mains basanées savonnèrent également ses boucles noires avec un shampoing spécial pour ses cheveux sensibles.

Dans l’humidité de la salle de bain, la voix de Victoria résonnait, signe qu’elle n’avait toujours pas quitté la pièce.

-Tout, commença-t-elle par dire.

Mais la lieutenante se doutait bien qu’il serait difficile pour Victoria de lui révéler quoi que ce soit. Elle ne portait pas ses sentiments sur sa peau, tel un tatouage, et Tamar avait tendance à manquer de tact.

La femme sortit de la douche et s’enveloppa aussitôt d’une serviette épaisse afin de camoufler son corps généreux de déesse sculpté dans la force du combat.

- Premièrement… qui est le père ?

Elle lui jeta un regard dans le reflet de la glace. La curiosité l’emportait sur le professionnalisme, mais voir Victoria avec un bébé… Ça ne concordait aucunement avec la vision qu’elle avait d’elle. Il y avait un bris dans la machine, un bogue dans la matrice…

-Ne me dis pas… que ça a un rapport avec ta mission.

Son regard mielleux tentait de trouver la vérité dans les yeux de Victoria, mais elle risquait de se frapper simplement à un mur.