...

Je venais de quitter Tullio après une grosse maladresse. Mais quel boulet je faisais ! Il fallait vraiment que je travaille sur ma technique d’approche. Je pensais bien faire en l’abordant de manière si peu officielle, sans connaître ses antécédents, mais c’était visiblement une très mauvaise idée. J’avançais d’un pas décidé vers le bar, à la recherche d’un verre de Whisky pour noyer ma frustration et ma déception. Je le descendis assez rapidement, regardant autour de moi pour voir ce qui se passait dans la grande salle.

Je cherchais du regard un visage familier, peut-être celui de Xander… ? Non, il ne semblait pas là. Je continuai mon tour d’horizon et repérais la jeune femme qui discutait avec Tullio avant moi. Elle discutait avec une jolie brune qui, pour le coup, me disait vaguement quelque chose, cependant, avec la distance et son masque, je ne pouvais dire si je la connaissais ou non. De nombreuses personnes étaient présentes ce soir, certaines en train de danser, d’autres en pleines discussions.

Je venais de finir mon verre et en pris un nouveau. Au moment de me retourner, je me cognais contre quelqu’un. J’aurai pourtant parié qu’il n’y avais personne, quelques instants plus tôt ! Mon verre se renversa presque en intégralité sur lui.

« Oh mon dieu ! Mais quelle maladroite je fais ! J’en manque pas une ce soir ! Je suis tellement désolée ! »

J’étais concentrée sur la tache de liquide, essayant tant bien que mal de l’éponger avec les minuscules serviettes qui se trouvaient au bar. Ce n’était pas très utile d’ailleurs. Une grosse trace était désormais visible tout le long de son avant-bras. Je sentis mon visage se décomposer et une forte chaleur irradier mes joues. J’avais malgré tout cette chance d’avoir un teint de peau très sombre qui camouflait plutôt bien mes moments de gêne. J’étais vraiment très mal à l’aise, mais ce n’était rien jusqu’au moment où je levais la tête. Je venais de vider mon verre sur un homme grand et très sombre qui ne m’inspirait pas beaucoup confiance. Il me mettait d’ailleurs très mal à l’aise, mais sur le moment, je pris cette gêne pour le résultat de ma maladresse.

« Je suis sincèrement désolée Monsieur ! Comment puis-je me rattraper et me faire pardonner ? »

Toute cette mascarade est une blague de mauvais goût. Ambrose, debout au coin du bar près duquel Sandro l'a abandonné, contemple l'opulence véreuse du bateau. Masque argenté posé sur le relief de son nez, chemise noire et veston prune serrés contre ses épaules, il est cette statue affairée à apposer son jugement sur le décor.

Mentalement, il se repasse le discours du capitaine en boucle avec la sensation que l'absence des quelques vétérans qu'il connaissait de son enfance - donc pas en tant qu'Ambrose - n'est pas une simple coïncidence. Il n'a, rien appris de nouveau au sujet des évolutions au sein de l'Ordre de l'Aube et de l'Étoile du Soir, mais le toc du discours dissone. Mascarade indeed.

Doigts enlacés autour d'une coupe de vin sombre, il chasse les participants du cirque qu'est cette croisière de ses yeux clairs. Ses prunelles, malgré lui, s'accrochent au profil familier de Sandro. Le consultant, au détour d'un baiser soufflé contre son menton, s'est éloigné, il y a un petit moment déjà, pour aller socialiser parmi les convives et, ainsi, solidifier sa réputation auprès de l'Ordre. Ambrose a pour mission, à son grand dam, de reprendre le rôle qu'il a délaissé il y a un an déjà - celui du jeune gradué ayant étudié les langues mortes - et, surtout, de garder l'œil ouvert.

Son regard est acéré, mais, jusqu'à maintenant, il patauge dans un dépit nauséeux, regrettant de s'être laissé tenter de se joindre à la croisière.  

Les quelques âmes venues errées près de lui, des questions pendues à leurs lèvres concernant son départ hâtif de l'année précédente se sont vus heurtées à des réponses mornes, sèches. Couldn't bear it, a-t-il marmonné, too difficult. Il ne les a pas vraiment regardé et les a laissé filer, un mélange de pitié et d'empathie contre leurs langues.

Ambrose se sent las, exaspéré par le filigrane hypocrite qu'il tresse en marge de presque toutes ses interactions. Mentir, un art qu'il apprécie pourtant, n'a jamais été aussi éprouvant, aussi nécessaire, et il se demande combien de temps devra-t-il laisser couler avant de pouvoir se départir du rôle de l'étudiant ingénu pour de bon.

Il se réconforte à moitié, en se répétant qu'il fait tout cela pour assurer sa sécurité, pour ne pas être identifier. Pour que personne autre que Sandro ne puisse reconnaître Avery, fils de Viviann Wynters, chevalière auréolée.

Sa présence ici, parmi les convives du Ferry Queen, demeure toutefois une ironie qu'il ne parvient à avaler.

On le percute, trop doucement, trop vivement, si bien qu'il sent l'humidité qui s'étend sur son bras avant de constater la présence d'une jeune femme dans sa proximité. Il cligne des yeux, hébété en constatant qu'il s'est laissé distraire par le fil de ses pensées. Et qu'on vient de ruiner son joli veston.

Il se recule de quelques centimètres toisant l'inconnue qui se répand en excuses. Elle le touche, dans une tentative absurde de réparer son erreur et il lui saisit doucement l'avant-bras pour l'écarter et interrompre le contact. Inconnue au bataillon, ne figurant pas dans les banques de données de Sandro, il suppose qu'il s'agit d'une recrue récente.

Et bien, voilà l'occasion d'en apprendre plus sur quelque chose qu'il ne connait pas, de tâter le terrain un brin en attendant que quelque chose de plus ... rocambolesque ne s'annonce.

" Pas de faute, les accidents arrivent... ", lâche-t-il platement, malaxant son agacement pour le transformer en complaisance. Une gorgée de vin l'aide à niveler son expression faciale et il incline légèrement la tête en guise de salutations.

" Ambrose Meriwether. J'accompagne le consultant Sandro Valencia qui est... ", il gesticule vers le monticule de gens qui dansent et qui discutent, grotesques, absurdes, agencés à la croisière. " Quelque part dans ce bric-à-brac humain. "

Il ose un sourire, pour pointiller son sarcasme, pour habiller le ton faussement amusé de sa voix.
" Et vous êtes ? Je ne crois pas vous avoir croisé lorsque je résidais à Old Fyre... "

De sa main libre, il fait signe au tenancier du bar de s'approcher et adresse la maladroite.

" Que buvez-vous pour remplacer ce que vous m'avez renversé dessus ?  "

Face à cet inconnu, je ne pus m’empêcher de me sentir très mal à l’aise et vulnérable. Quelques choses de très puissant se dégageait de cet homme. Cependant, mon contact semblait le déranger. Il me repoussa dans ma tentative de réparer mes dégâts. Sa voix paraissait agacée. Je reculai alors d’un pas, comme pour mettre de la distance entre lui et moi. Comme je ne souhaitais pas être impolie après l’avoir aspergé de whisky, je lui souriais malgré tout. Je venais de faire une boulette avec un consultant, je ne voulais pas recommencer une nouvelle fois et me mettre tout l’Ordre à dos pour mon premier rassemblement.

« Je suis Moira Fitzgibbons, nouvellement apprentie pour les Chevaliers. Je finis mes études de psychologie et suis à Old Fyre pour ma dernière année. À vrai dire, je suis arrivée, il y a seulement quelques jours. » Répondis-je sur un ton plutôt sec.

C’est alors qu’il me demanda ce que je buvais en remplacement du verre que je lui avais renversé dessus quelques instant plus tôt. Je n’apprécie pas vraiment le ton qu’il employait avec moi : il me paraissait légèrement condescendant et paternaliste. Oui, j’avais été maladroite, je l’avais taché avec mon verre de Scotch, mais je m’étais excusé ! La soirée allait définitivement être longue… Deux rencontres, deux catastrophes ! Il faudrait que je trouve Xan ou quelqu’un avec qui avoir un échange sympathique et rafraîchissant. M’enfin, j’espérais me tromper quand même, peut-être que ma première impression sur mon interlocuteur n’était pas la bonne…

« Je reprendrais la même chose, merci » Dis-je directement au barman.

Je décidai alors de faire face à Ambrose. Il fallait que j’essaie de discuter avec lui. Après tout, il semblait passer une soirée aussi pathétique que la mienne. Il avait l’air complètement fermé, son cavalier l’avait abandonné pour aller je ne sais où j’avais sûrement bousillé sa veste et en plus de ça, il devait se coltiner ma mauvaise humeur. Cela expliquait certainement son agacement et son sarcasme. Je ne devais pas me sentir visée et lui laisser une chance. Il ne pouvait pas être si méchant ! Il s’était quand même intéressé à moi, à qui j’étais et était accompagné. Les mufles sont toujours seuls, non ?

« Veuillez m’excuser pour ma mauvaise humeur. Mon début de soirée ne s’est pas très bien passé. C’est mon premier événement parmi les Chevaliers et j’enchaîne bourde sur bourde. Ça doit être dû au stress ! Et vous, j’espère que cela se présente mieux pour vous, malgré ce petit accident dont je suis responsable ? »

" Ravi. ", répond-t-il, neutre, sans inflexion particulière. Elle ne lui inspire pas grand chose d'autre qu'une curiosité usuelle, qu'une possibilité de troquer l'inertie contre un brin d'information - pertinente ou non - en échange de faux-semblants sociaux. L'annonce de sa présence à Old Fyre en tant que psychologue s'agrippe à ses synapses et il se fait une note mentale de demander à Sandro d'hacker son ordinateur pour accéder à ses éventuelles notes concernant les chevaliers et les consultants.

Il remarque aussi, alors que le barman prend sa commande en note avant de filer à l'autre bout du comptoir, qu'elle se montre plus sèche que lors du moment de ses excuses. Ambrose se demande quel détail de son attitude, probablement le sarcasme, a hérissé ses plumes. Il sourit, amusé à l'idée qu'on puisse s'offusquer de si peu, alors qu'elle enchaîne, se répandant de nouveau en excuses. Il remarque ses efforts, imagine son stress, son désir d'être acceptée et de faire bonne impression.

Il porte son verre à ses lèvres, sent le goût de la tequila et de la grenadine danser sur sa langue.

I'll humor you, young thing.

" Quelques jours et vous subissez déjà l'absurdité d'un rassemblement historique. Mais quelle chance, vraiment. "

Il profite de son amusement mal placé pour étoffer son ironie et rabrouer l'Ordre sans grande discrétion. Il pourrait craindre que ses propos amène l'Ordre à porter préjudice à Sandro, mais préfère se dire que le charisme solaire du consultant parviendra à effacer n'importe quelle bavure onéreuse qu'il aura le culot de laisser derrière.

À l'interrogation de la future psychologue, Moira, concernant l'état de sa soirée, il laisse ses lèvres s'étirer un peu plus et répond:

" Ce rassemblement est un heurt à mes sens. Après, je suppose que de m'enfiler des verres en contemplant l'erreur humaine qu'est le capitaine et que sont certains de ses hommes n'est pas plus mal. "

La possibilité de pouvoir verser un peu de vitriol sur ses circonstances lui fait grand bien. Bien sûr Sandro est généralement d'accord et partage une part de son concernant  la gestion de l'Ordre de l'Aube, mais ce n'est pas la même chose que de ternir les perceptions d'une jeune fleur. Il y a quelque chose de satisfaisant dans le fait de pouvoir miner la perception d'autrui, de flétrir la réputation d'un endroit qui lui aura, au final, causé trop de mal.

En somme, même s'il ne parvient pas à obtenir des informations pertinentes de la part de Moira dès maintenant, le simple fait d'avoir pu persiffler contre les chevaliers et leur capitaine rend leur échange agréable, appréciable.

" Très honnêtement, j'attend la catastrophe. La dernière fois que l'Ordre a porté des masques, le Sphinx a ouvert Zzyzx. J'attend de voir un démon ou un membre de l'Étoile du Soir débarquer pour nous faucher, sincèrement. "

Malgré l'humour onéreux qui se dégage de l'idée, il espère ne pas être le seul à s'être préparé à des éventualités moins reluisantes. Sa dague est un poids rassurant, familier, dans sa botte et il espère, ne serait-ce que pour la sécurité de Sandro, que rien de trop grave ne surviendra. L'assassinat potentiel du capitaine est, assurément, la perspective qui l'enchante le plus. Pour mieux mettre à mort, de manière définitive, les vieilles traditions et ne plus jamais - jamais, jamais, jamais - laisser l'Ordre se parer de masques.

( Quelque part, dans un creux de sa tête, une voix lui dit qu'il ne sert à rien de blâmer le cancer de Viviann sur une communauté qui n'y avait rien avoir. )

Il boit à nouveau, son verre est à moitié vide. Son regard pointille, un tantinet plus pétillant que lorsque Moira lui avait renversé son verre dessus. Il inspire, rattrape, encore une fois, la silhouette de son monsieur Valencia dans la foule.

" Mais trêve de pessimisme, expliquez-moi comment on en vient à choisir l'Ordre de l'Aube pour terminer son cursus de psychologie. Je suis curieux.  "

L’homme que j’avais en face de moi m’interpella sur cet événement, cette grande mascarade. Ce n’était pas le seul à trouver cela grotesque, Tullio m’avait fait la remarque plus tôt dans la soirée. Une personne de plus qui critiquait le capitaine, il faudrait vraiment que je me renseigne plus en détail sur cette organisation. Je n’avais pas peur, non, mais je commençais à me demander si j’avais pris la bonne décision. Est-ce que les problèmes internes de l’Ordre ne viendraient pas compromettre ma dernière année ?

« Il est vrai que l’atmosphère est assez particulière… Beaucoup de chevaliers semblent sur leurs gardes. Mon ami Xander m’a d’ailleurs conseillé de me méfier de ce qui pourrait se passer ce soir. Je le connais depuis des années et j’ai une grande confiance en lui. »

Je venais de tremper mes lèvres dans mon verre de whisky lorsqu’il m’interrogea sur la raison de ma présence au sein de l’ordre. Je ne pus m’empêcher de noter qu’Ambrose ne portait vraiment pas les Chevaliers dans son cœur… Je ne pus m’empêcher de ressentir une part de rancœur dans son discours, comme-ci tout ceci était personnel, il faudrait que j’aborde la question avec lui tiens…

« Je n’ai découvert l’univers des créatures magiques que très récemment. Je vivais dans l’ignorance la plus totale jusqu’à cet été. En réalité, je ne pensais pas du tout finir ici, mais j’ai toujours été passionné par le fabuleux donc me voici propulsée au rang de consultante pour l’ordre et psychologue de l’Ordre. Je cherchais un stage, j’avais déjà quelques offres, mais rien de vraiment passionnant. Du coup, ce fut une belle opportunité pour moi, terminer mon année en découvrant un univers qui me passionne. Mais revenons en à vous, cous avez un lourd passif avec l’Ordre, n’est-ce pas ? »

Je lui lançai alors un regard complice, tentant de lui faire comprendre que je serai une tombe et qu’il pouvait m’en dire plus s’il voulait. Après tout, c’était mon métier ! Il semblait porter un lourd fardeau sur ses épaules, un secret peut-être trop dur à porter pour une seule personne. Je ne pensais pas qu’il accepterait, mais je me devais de le proposer :

« D’ailleurs, si vous en ressentez le besoin, mon bureau est ouvert à toute personne de passage à Old Fyre, consultant, chevaliers ou simple visiteur. Nos échanges seraient bien entendu parfaitement confidentiels. N’hésitez pas ! »

... Pour lire la suite !

Il a l’intention saugrenue de lui répondre une histoire, un bobard, immense et amusant, qui à défaut d’être réel, pourra les amuser un moment. Il a l’intention de scruter les capacités de déduction de la jeune femme au détour d’une simulation, d’un test, d’un mensonge, mais l’occasion, comme le temps, lui file entre les doigts.

It is, as they say, not meant to happen.

Elle est abordée par l’échafaud féminin d’une énième dame masquée, fanfaronne de cette absurdité qu’est le rassemblement à bord du Ferry Queen, et elle le quitte sans autre chose qu’un au revoir pantois qui sied très bien aux quasi-inconnus qu’ils resteront.
Il ne retiendra que son nom et sa fonction, denrées informatives qu’il transférera à Sandro lorsqu’ils seront de retour à Albuquerque, loin de ce bateau de malheur.

Il ferme les yeux, s’accordant un moment de pause, s’imaginant les contours soyeux du lit qui trône dans la chambre de Sandro, dans leur appartement. L’homme en question, en drôle de lézard dépendant, s’est rameuté près de son dos, et Ambrose se laisse bercer par les intonations joueuses d’un être qui importe bien trop.

Avec Sandro logé aussi près, qui papote avec une chevalière dont Ambrose se rappelle à moitié l’identité, il a l’impression d’un peu mieux respirer.
Il porte son verre à ses lèvres.

Quelqu’un, dans la foule, s’esclaffe.

Le temps passe.

ALL THAT MATTERS
remains close


fin.