Ollie était seule dans une petite pièce qu’elle avait aménagée en cabinet médical. Elle avait ramené ce dont elle avait besoin de Londres et se disait que, si vraiment les Chevaliers de l’Ordre avaient pour mauvaise habitude d’avoir besoin de soins chirurgicaux, elle aviserait à ce moment-là. Pour l’instant, la pièce ressemblait à n’importe quelle officine d’un médecin de famille, exception faite des fioles soigneusement alignées sur les étagères remplies de poudres, herbes séchées, membres de créatures fantastiques et autres liquides qui feraient pâlir d’envie n’importe quel décorateur de cinéma en quête des accessoires parfaits pour une antre de sorcière. De la sauge séchée rassemblée en gros bouquet pendait contre un mur, un imposant mortier de pierre se tenait non loin. Dans des armoires plus stériles se trouvaient le nécessaire pour faire des points, injecter des antidouleurs et bander n’importe quelle plaie.

La jeune femme avait dégoté aux puces un imposant bureau de bois sculpté foncé, qui lui avait coûté une fortune à rapatrier ici, mais qu’elle adorait. S’y trouvait son grand grimoire, une pile de livres, et d’autres outils. C’était ici qu’elle passait le plus clair de son temps, quand elle ne faisait pas des recherches à la bibliothèque.

Ollie avait son diplôme, Ollie vivait désormais à Old Fyre, et Ollie s’ennuyait ferme.

Non pas que la vie sur l’île n’eut rien que paradisiaque ou d’excitant, simplement que les gens censés se blesser ne se blessaient jamais ici, et que la seule chose qu’elle pouvait éventuellement faire pour eux était des onguents pour adoucir l’aspect de leurs cicatrices ou combattre une raideur musculaire passagère. Elle aurait pu devenir bergère en haute mer qu’elle aurait eu plus de choses à faire…

Alors la jeune femme avait laissé une routine s’installer. Elle passait les deux premières heures de la journée à la bibliothèque pour consulter les ouvrages qui ne pouvaient en sortir, en emportait d’autres au cabinet et passait sa journée à les déchiffrer en attendant une consultation. Elle fermait soigneusement la porte à double tour en partant, et allait à l’Aquarium pour boire un coup, manger un truc et se baigner dans la vie sociale avant de rentrer chez elle, tout en se demandant si elle n’aurait pas mieux fait d’aller travailler dans un hôpital londonien. Des Chevaliers finiraient bien par y échouer en sachant qu’elle s’y trouvait, et la jeune femme traiterait des humains en attendant leurs visites. Elle ferait quelque chose, donc…

Mais après-tout, plus elle étudiait de grimoires et plus elle se rendait compte qu’elle possédait une infime partie des connaissances qui lui permettraient de soigner convenablement des blessures infligées par les créatures horribles qui y étaient décrites. Dans ces cas-là, l’attente et l’espoir se transformaient en une angoisse sourde, souvent accompagnée de la certitude que si quelqu’un se présentait en ayant réellement besoin de son aide, elle serait tout bonnement incapable d’y faire quoi que ce soit. Alors elle se replongeait dans sa lecture et sa prise de notes infinies.

Et c’est exactement à ce moment-là que quelqu’un frappa à la porte séparant son bureau de la minuscule salle d’attente mal éclairée. Sursautant, elle leva les yeux, puis alla ouvrir.

- Bonjour, dit-elle en souriant à la femme devant elle.

Sa patiente avait dépassé 30 ans, mais elle ne saurait dire son âge exactement. Elle avait la peau mate, des cheveux si noirs qu’on dirait la nuit, des yeux d’un brun doux, et, visiblement, tous ses membres. C’était déjà ça de pris.

- Entrez, je vous en prie.
Elle lui indiqua un des sièges faisant face à son bureau, en fit le tour, et s’assit confortablement dans le sien.

- Qu’est-ce qui vous amène ?

Et elle se surpris à prier intérieurement, pour qu’elle ne souffre pas d’un claquage ou d’une arthrose précoce due à ses multiples chutes et blessures.

-You fucking bastard.

Sous ces injures, la lieutenante avait repoussé violemment la petite bête immonde, qui l’avait attaquée par surprise. Ce n’était qu’une mission de reconnaissance, elle ne s’attendait pas à rencontrer des gobelins. La bête, dans son attaque, avait réussi à mordre la grande femme dans le dos et tenait maintenant un bout de sa peau dans sa gueule monstrueuse.

« Il y en a d’autres, Sullivan, ils sont trop nombreux. »

-Dégageons !

Les chevaliers repoussaient les créatures qui ressemblaient à de petits vieux qui avaient oublié de mourir et regagnaient peu à peu leur terrain initial.

La mission avait été à moitié réussie : on savait maintenant qu’on devait condamner cette grotte pour éviter qu’un public vulnérable s’y rende. Ensemble, les chevaliers présents avaient construit une barricade, avant de repartir vers le QG.

« Sullivan, vous saignez abondamment. »

-Ce n’est qu’une morsure.

À contre cœur, elle avait laissé un collègue lui mettre un pansement. Mais chaque fois qu’il touchait sa plaie, elle devait se retenir de lui enfoncer son coude dans le visage.

« Allez voir un médecin, avant que cela s’infecte. »

Elle avait répondu par un rire presque moqueur, puis était rentrée dans son bureau pour faire son rapport de mission. Devant sa paperasse interminable, Tamar ne vit pas le temps passer et en oublia presque la blessure taillée dans son dos musclé. Mais lorsqu’elle termina enfin de remplir les papiers, elle se rendit compte à quel point son dos la brûlait. Elle avait l’impression d’avoir un couteau planté dans la chair. Malgré son orgueil, elle se résolut donc à trouver le bureau du médecin.

Enfin, on la laissa entrer. Le bureau dans lequel la lieutenante se trouvait avait tout d’un cabinet de curiosités, mais la plus belle curiosité était la docteure non conventionnelle. Elle s’attendait à voir un vieil homme, à la place, elle se retrouvait devant une belle femme tatouée. Eh merde, se dit la lieutenante, les dents serrées.

-Lieutenante Sullivan, je ne pense pas qu’on se connait, se présenta-t-elle.

Elle finit par s’assoir devant l’inconnue aux tatouages bleus, mais sa posture n’avait rien de naturel et indiquait toute la nervosité qu’elle ressentait devant une jolie inconnue.

-Une morsure de gobelin, je pense que vous allez devoir inspecter.

Tamar, sans regarder la docteure, retira son débardeur sali par la mission qu’elle venait d’accomplir. Sous ce vêtement, elle portait un soutien-gorge de sport noir qui écrasait ses formes généreuses. Son ventre était accueillant, mais bien taillé d’abdominaux. Son dos était musclé, presque masculin. Sur ce dos, on pouvait voir le pansement déjà imbibé de sang.

-Ce fils de pute m’a arraché une partie du dos, j’ai bien l’impression, dit-elle nerveusement.

Elle considéra un instant cette femme qui se présentait avec son titre militaire, et qui avait une manière particulière de présenter les choses. On n’inspecte pas une blessure, on la soigne. Mais elle savait parfaitement que les gens s’exprimaient avec des mots qui leurs étaient familiers dans ce genre de situation, et ne releva pas.

De même, on discute généralement un chouïa plus avec son médecin avant de se dénuder.

- Docteure Olivia Blue, répondit-elle en lui indiquant la table d’examen et en lui demandant de s’y allonger sur le ventre.

Elle était musclée, à la manière nerveuse de ceux qui utilisent réellement leurs muscles plutôt que de se contenter de les faire gonfler à grand renfort de protéines. Elle pouvait voir ses articulations se mouvoir parfaitement sous sa peau et retint de justesse un rictus en apercevant le large pansement qui recouvrait une partie de son dos. Elle souleva précautionneusement le bandage en essayant de ne pas lui faire de mal, et se retrouva nez-à-nez avec une plaie effectivement conséquence. Fort heureusement pour sa patiente, la créature n’avait pas arraché de nerfs ou de muscle. Par contre, elle lui avait laissé une belle infection en cadeau.

- Quand est-ce arrivé ?

Elle lui aurait répondu deux jours que ça ne l’aurait pas étonnée, au vu de l’état de cette saloperie. La chair avait l’air de nécroser à certains endroits, ailleurs elle avait une teinte allant du rouge au vert, et était définitivement gonflée. Elle se désinfecta les mains puis laissa ses doigts parcourir délicatement les contours du carnage. La peau de la lieutenante irradiait une chaleur étonnante, agréable mais tout à fait anormale, preuve supplémentaire que le corps de la Chevalière combattait lui-même quelque chose. Doucement, ses gestes concentriques s’éloignèrent du centre du problème afin de voir jusqu’où il s’étendait. Elle sentait les muscles rouler sous la peau et se tendre sous son passage.

Une fois l’examen clinique fini, elle se désinfecta à nouveau les main, histoire de ne pas récupérer toutes les bactéries issues de la plaie, et se tourna à nouveau vers sa patiente.

- Vous n’allez pas aimer ce que je m’apprête à vous dire mais je vais devoir débrider une partie de la plaie. Ces bestioles bouffent tellement de cochonneries que je n’ai pas le choix. Vous êtes allergique à certains médicaments ? Il y a quelqu’un pour venir vous chercher après notre entrevue ?

Elle attrapa une seringue de morphine dans un tiroir et entreprit de la déballer précautionneusement, sans pour autant regarder Sullivan. Elle savait d’expérience que les Chevaliers se laissent soigner de bien mauvaise grâce, et la suite ne risquait pas de ravir celle qu’elle avait devant elle. Il était évident qu’avec une telle inflammation combinée à la plaie, elle ne pouvait pas la laisser reprendre le travail avant plusieurs semaines. Et autant elle n’avait pas de pouvoir pour empêcher Toria de travailler avec ses sutures, autant ici elle allait devoir faire un rapport d’arrêt pour l’Ordre et la lieutenante ne pourrait probablement pas retourner sur le terrain sans son autorisation. Ollie n’avait aucune envie de mettre cette femme en colère. Dans un autre cadre elle aurait pu jouer des mêmes tactiques qu’avec l’italienne, mais ç’aurait été un manquement complet à l’éthique. La jeune femme, habituée à jouer de ses charmes pour se sortir de situations compliquées, était ici totalement démunie en cas d’accès de colère, et ça la terrorisait. Ajoutons à cela l’éventualité de devoir la ramener jusqu’à chez elle si personne ne pouvait venir la chercher après les soins et les calmants, et la médecin se retrouvait face au cocktail explosif de tout ce qu’elle redoutait. Elle prit une grande inspiration, assimila les réponses et passa à l’action.

Peut-être que Tamar manquait de délicatesse, mais elle ne faisait jamais dans la dentelle. Elle voulait que tout ça soit vite fini, car elle n’aimait pas particulièrement se faire soigner.

La jolie docteure, en retour, lui donna aussi son nom : Blue, comme c’était bien assorti à son apparence !

-Enchantée, j’aurais voulu vous rencontrer dans de meilleures circonstances.

Sagement, Tamar s’allongea à plat ventre et se tortilla un peu avant de trouver une position suffisamment confortable pour l’examen. En sentant la jeune femme retirer le pansement avec délicatesse, la lieutenante serra quand même les dents. C’était comme si elle décollait une partie de sa peau avec.

-Croyez-le ou non, ce matin. Ça allait, jusqu’à ce que je sente une brûlure aiguë.

Sous les touchés de la docteure, le corps de Tamar se contractait légèrement. Elle avait si mal, qu’elle avait envie de mordre dans quelque chose. Par contre, elle ne se plaignit pas. Elle n’était pas du genre à étaler ses douleurs à la vue de tous.

Effectivement, Tamar n’aima pas les paroles qui suivirent, mais elle resta respectueuse de l’autorité médicale que représentait Ollie. Machinalement, elle répondit :

-Pas d’allergies, non. Je n’ai personne. Juste mon chien.

Une pointe d’amusement se manifesta dans son regard lorsqu’elle imagina Bullet – ou Boulette – le corgi tenter de la ramener à la maison, mais elle comprit rapidement que la situation était grave et qu’elle serait en arrêt pour quelques semaines. L’amusement fut donc remplacé par une frustration passagère, qui éclaira son regard mielleux.

Cependant, l’Irlandaise accepta la piqûre sans trop broncher, avant d’ajouter :


-Vous devrez m’en donner une grande dose si vous voulez que ça me fasse quoi que ce soit.

En effet, de sa grande carrure, Tamar était assez difficile à droguer.

Ollie haussa un sourcil en entendant sa remarque, et esquissa même un sourire discret. Elle se doutait bien qu’une seule dose ne suffirait pas à totalement endormir sa patiente, mais elle savait aussi pertinemment qu’elle allait devoir la raccompagner jusqu’à chez elle. La lieutenante allait donc devoir se contenter d’une anesthésie locale et serrer les dents si nécessaire, en évitant bien sûr de la faire hurler à la mort. On était dans un cabinet de médecin ici, pas chez un boucher.

- On va commencer avec une dose et si jamais c’est trop douloureux je vous en injecterai une autre.

Elle piqua soigneusement et pressa le piston. Quand le réservoir fût vide, elle retira délicatement l’instrument et installa sa table de suture, le temps que le narcotique fasse effet. C’était une de ces petites tables métalliques à roulettes, faciles à nettoyer, recouverte elle aussi d’une feuille en papier, sur laquelle elle disposa méticuleusement une série d’ustensiles stériles : scalpels, pinces, éponges hémostatiques, ciseaux, curettes et autres produits destinés à ramollir les chairs nécrosées et mortes pour faciliter leur enlèvement. En bref, le manuel parfait du soin des plaies.

- Et ne jouez pas aux gros bras avec moi ! Si vous avez un peu mal, ça va, mais pas la peine de faire semblant de ne rien ressentir. Vous allez avoir besoin d’énergie pour guérir cette saloperie, n’en gaspillez pas en étant trop fière pour dire que vous souffrez le martyre. Compris ?

Elle avait dit ça avec un ton autoritaire dont elle n’avait absolument pas l’habitude, un ton qui lui donnait l’impression de jouer à la maîtresse d’école. Si elle avait imaginé cette scène dans un de ses scénarios mentaux, elle aurait probablement ri aux éclats tant la situation semblait absurde, mais c’était pourtant bien réel.

Elle se ressaisit et entreprit d’inspecter l’effet induit par le narcotique :

- Vous sentez ça ? demanda-t-elle en appuyant près de la plaie.

Satisfaite par la réponse, elle tira un tabouret, prit une grande inspiration et commença les opérations. Ses mains ne tremblaient pas, et elle savait ce qu’elle faisait. Elle avait pratiqué longuement ce type de médecine, fait ses stages dans des services d’urgences dans l’unique but de réagir calmement dans une telle occasion. Ses mains étaient agiles, précises. Elles soulevaient les lambeaux qui ne pouvaient être sauvés, les détachant de la chair avec dextérité et souplesse, elle savait exactement quand les ramollir, les découper, où s’arrêter. Elle maîtrisait la situation, du moins en apparence. Intérieurement tout n’était que vociférations et tempête. Apeurée par l’idée de commettre la moindre erreur qui coûterait sa place sur le terrain à la lieutenante, elle se répétait qu’elle n’était qu’une bleue inexpérimentée et qu’elle ne devrait pas avoir le droit de pratiquer ça seule. Elle luttait contre elle-même en s’obligeant à se rappeler qu’elle n’avait pas obtenu son diplôme dans une pochette surprise, et que le quartier général ne lui aurait pas confié ce poste s’ils ne l’en sentaient pas capable. Elle faisait le décompte de toutes les heures passées à s’entraîner sur des fruits, des mannequins et des êtres humains composés de chair, de muscles et d’os bien réels. Et elle se rappelait le dos de Victoria. Si elle était parvenue à soigner correctement l’italienne sur une table de cuisine avec moins de préparation et de matériel, il n’y avait aucune raison pour qu’elle n’y arrive pas ici et maintenant.

Quand elle eut suffisamment repris ses esprits pour s’assurer que sa voix ne tremblait pas, elle osa enfin parler à nouveau :

- Sur une échelle de 1 à 10, vous estimeriez la douleur à combien ?

Elle sentait les muscles se tendre, les membres se contracter, percevait presque des rictus sur le visage de la patiente, et elle espérait sincèrement ne pas avoir à l’endormir complètement. Autant pour Sullivan que pour elle, d’ailleurs.

-Bien.

La lieutenante ne broncha pas et se laissa piquer, en prenant soin de ne pas regarder l’aiguille qui transperçait son corps. Les aiguilles ne la dérangeaient pas, mais elle n’aimait tout simplement pas regarder.

La voix autoritaire qu’utilisa la docteure lui tira un sourire en coin. Elle ne savait pas que cette petite femme était capable d’employer un ton si draconien.

-Compris, mais faites attention, vous ne savez pas à qui vous parlez, dit-elle d’une voix taquine.

À sa question, elle secoua la tête. La médication avait ramolli son corps, elle se sentait comme si elle nageait dans une piscine de jell-o et la douleur était presque imperceptible. Présentant son dos musclé à la docteure, la femme au teint basané la laissa faire son travail. Ses yeux se fermaient légèrement pour tenter de se concentrer sur autre chose que la plaie dans laquelle elle était en train de jouer. Dans sa tête, elle s’imaginait exploser la tronche du gobelin qui avait osé lui faire ça. Ce ne serait que partie remise.

-3, peut-être 4? C’est supportable, juste inconfortable.

Tamar espérait bien qu'elle n'ait pas à l'endormir. Sinon, elle ne savait pas trop comment elle rentrerait chez elle.

- Parfait ! Et sinon, à quoi occupez-vous vos journées, quand vous n’êtes pas en mission ?

La question était destinée tant à la distraire de ce qu’il se passait dans son dos qu’à réellement s’intéresser à sa nouvelle patiente. Son mode de vie sur Old Fyre n’était pas si différent de celui qu’elle avait à Londres : sport, recherches, boulot, courses, repas, pub. Elle ne prenait certes plus le Tube pour aller quelque part et bénéficiait d’un climat autrement plus agréable, mais cela restait sensiblement la même chose. Mais les Chevaliers, qui partaient en mission à l’autre bout de monde, eux ils faisaient quoi de leurs jours de repos ? Des mots croisés ? Du crossfit ? Des siestes ? Elle était curieuse de savoir ce qu’aimait faire la lieutenante.

Elle irrigua la plaie soigneusement, et observa son travail, satisfaite. Les bords étaient roses d’une inflammation qui ne tarderait pas à disparaître, propres, prêts à cicatriser de la plus belle des manières. Elle se leva, non sans intimer à sa patiente de ne surtout pas bouger, et se planta devant ses étagères. Elle attrapa son mortier et regarda longuement les différents composants à sa disposition. Elle en sélectionna une dizaine, des fleurs de calendula et de camomille, des poudres de consoude et de baies de genévrier, du miel, des huiles essentielles de lavande et de tea tree, qu’elle plaça dans son mortier et entreprit d’écraser pour les mélanger. Elle était debout derrière son bureau, appuyant de tout son poids pour faciliter l’entreprise, une mèche échappée de son chignon devant les yeux. La mixture commençait à avoir la texture requise, assemblage d’antifongique, anti-inflammatoires, accélérateur de cicatrisation et anti bactériens qui aideraient Sullivan à guérir mieux et plus vite. Elle avait beaucoup lu là-dessus, fait ses propres expériences, et commençait à avoir un catalogue de concoctions efficaces. Celle-ci devrait parfaitement fonctionner.

Ollie posa la question qu’elle ne devait pas poser. Tamar avait-elle des temps libres ? Et si elle en avait, faisait-elle réellement autre chose que travailler? La lieutenante prit un long moment pour réfléchir. Il y avait l’entrainement, assurément, mais tout faisait partie de près ou de loin du boulot…Puis elle partit sur une longue tirade.

-Chaque mission vient avec une tonne de paperasse, que je n’aime pas particulièrement faire. C’est la priorité. Ça peut me prendre parfois quelques heures, parfois des journées entières, où je suis juste enfermée dans mon bureau… remplir des papiers jusqu’à ce que je ne sente plus mes doigts. C’est pire quand il y a des accidents.

Sagement, Tamar resta assise sous les ordres de la docteure, mais elle gigotait maintenant à force de parler de choses qui l’enflammaient. La lieutenante était cette bombe à retardements impulsive et colérique qui ne mâchait pas ses mots. Celle-ci regardait d’ailleurs la petite docteure appuyer de toutes ses forces sur le pilon afin d’écraser la mixture.

-Sinon… à part la paperasse, j’aime bien m’occuper de mon chien, Bullet. C’est un corgi très animé et assez protecteur. C’est la seule créature que je peux endurer, même s’il arrive que je me sente seule. J’aime bien m’entraîner aussi, pour garder ma forme physique. Excusez-moi, je dois vous ennuyer… finit-elle.

N’était-ce qu’une impression ou était-ce plutôt Tamar elle-même qui commençait à bâiller et à se ramollir ? Pendant que la docteure lui étalait la drôle de mixture aux odeurs florales, Tamar devait se retenir pour ne pas tomber de fatigue. Une main vint s’appuyer sur la petite épaule d'Ollie, ses paupières se fermant légèrement.

La jeune docteure esquissa un sourire en l’entendant. Cette femme vivait définitivement pour son chien et son travail, pas pour sociabiliser visiblement. Elle la voyait s’agiter aussi, mais elle savait que les médicaments ne tarderaient pas à l’assommer suffisamment pour qu’elle se calme. L’adrénaline devait s’être totalement retirée de son organisme, laissant la place aux morphiniques.

- Eh bien je suppose que celle-ci aura de quoi vous occuper pendant votre arrêt maladie. Et vous ne m’ennuyez pas du tout, je vous assure !

Elle étalait la pâte cicatrisante et appliqua une bande de gaze pour recouvrir le tout, et sentait le corps de la lieutenante se détendre doucement, jusqu’à ce qu’elle lui touche l’épaule.

- Il semblerait que ce soit moi qui doive vous ramener chez vous, je vois mal Bullet vous traîner sur le sol avec un dos dans cet état.

Ollie faisait une pointe d’humour tant pour détendre la lieutenante que pour ne pas s’angoisser elle-même. Ramener un patient, quel qu’il soit, allait à l’encontre de toutes les règles de l’éthique qu’on lui avait martelées au cours de ses études. Et la jeune femme n’aimait pas, mais alors pas du tout, enfreindre les règles professionnelles. Les écarts de sa vie personnelle généraient suffisamment d’emmerdes comme ça pour qu’elle s’en ajoute au boulot.

Elle retourna à son bureau avec son mortier et entreprit de transférer le reste de pâte dans une boîte qu’elle referma et sur laquelle elle colla une étiquette avec les instructions, la posologie et la liste des ingrédients. Elle sortit une boîte de gaze neuve d’un tiroir et assembla les deux éléments avec un gros élastique.

- Bon, Lieutenante, vous vous sentez capable de vous lever ou on attends quelques minutes encore ?

La dernière chose qu’Ollie souhaitait était de lui recoudre l’arcade à cause d’un stupide évanouissement, il valait mieux laisser le corps de Tamar gérer un problème à la fois.

-C’est gentil… J’aurais pu me débrouiller autrement, mentit-elle.

Mais les paupières de Sullivan étaient lourdes. Dans cet état, elle aurait à peine le temps de contacter qui que ce soit. Puis… qui contacterait-elle ? La vérité était qu’elle n’avait personne, que des gens sous elle. Mais pas spécialement d’amis proches. Peut-être Angelica… mais celle-ci était tellement occupée.

D’un œil plus ou moins attentif, l’Irlandaise regarda la jolie docteure s’activer pour lui préparer une concoction.

-Ça va, répondit-elle à sa question.

Puis, la femme se leva, soutenue par la petite docteure. C’était étrange, de les voir ainsi : une grande femme forte au teint basané s’appuyant sur une petite au teint pâle.

[…]

Enfin, elles se trouvaient devant la porte du logement de la lieutenante. Malgré sa fatigue et son état de mollesse généralisé, Tamar parvint à sortir la clé de sa poche et déverrouilla la porte du logement. Aussitôt, les femmes furent accueillies par un petit chien aux grandes oreilles et aux pattes courtes. Ce dernier, voyant sa maîtresse dans un état anormal, ne lui sauta pas dessus, et se mit plutôt à sentir les pieds de l’inconnue.

Elle pénétra dans l’appartement : un logement simple, bien éclairé, aux couleurs chaudes et aux divans douillets et accueillants. Aussitôt entrée, elle se laissa tomber mollement sur le divan.

-Je vais juste mourir ici, dit-elle, avant d’éclater de rire.

Puis, elle leva les yeux vers la docteure.

-Vous pouvez faire comme chez vous... Ou si vous avez mieux à faire, je comprendrais.

Ollie soutînt la lieutenante tout au long du trajet, pas si long d'ailleurs, entre le cabinet et son appartement. Ceux qui les voyaient devaient trouver étranger de voir un tel duo traverser les rues d'Old Fyre, et nombreux étaient ceux qui semblaient reconnaître leur supérieure sans pour autant savoir qui l'accompagnait. Olivia était sur l'île depuis un moment déjà, mais elle n'avait pas encore réellement noué de lien fort avec quelque résident, à l'exception de Toria, bien sûr.

La jeune médecin ne comprenait pas toujours le monde dans lequel elle avait atterri, ne se sentait souvent pas à sa place au quartier général, et repensait souvent à rentrer à Londres et à y exercer tant pour les gens ordinaires que pour soigner les Chevaliers de passage. Elle le ferait probablement un jour, quand elle aurait amassé toutes les connaissances que la bibliothèque de l’île pouvait lui apporter. Londres, cette ville lui manquait. La buée aux fenêtres en hiver, sa froideur restait supportable et ornait la ville d’une certaine féerie, un peu inquiétante parfois quand le brouillard se déposait doucement dans les rues, embrassant les murs et atténuant les lumières qui finissait toujours par laisser la place au redoux annonciateur de l’été et au ciel bleu parsemé de cirrus… Ici, il ne semblait jamais faire moins de quinze degrés, et contrairement à la capitale anglaise, de hautes montagnes, vestige d’une activité volcanique intense, façonnaient un relief majestueux qui ferait baver d’envie et d’intérêt n’importe quel passionné de randonnée ou d’escalade, chose que la jeune femme n’appréciait guère. Ceci étant dit, Ollie devait bien avouer qu’elle se réjouissait que le QG ait été placé à Old Fyre et non pas à Four Pines, ainsi elle ne devait pas s’acclimater en plus à une météo hivernale capricieuse, à base de gel, de neige ou de congères profondes et dangereuses. Ici, la seule difficulté, c’était les gens, arborant souvent un air peu amical ou avenant, qu’elle n’osait pas réellement approcher.

En pénétrant chez la lieutenante, Olivia remarqua une décoration accueillante et chaleureuse, de même qu’elle fit la rencontre de Bullet, une petite boule de poil très curieuse qui renifla longuement ses chaussures avant d’estimer qu’elle était une amie potentielle. La jeune femme sourit doucement en entendant sa remarque et ne put réprimer un éclat de rire, un de ceux qui franchissent les lèvres sans pouvoir être retenus, sincères.

- Si vous pouviez éviter de mourir, ça m’arrangerait pas mal. Ce serait mauvais pour les affaires, vous comprenez ?

Elle balaya rapidement la pièce du regard et remarqua qu’à part quelques photos du corgi, il ne semblait pas avoir le moindre signe d’une quelconque présence amicale. Autant dire que si elle laissait la lieutenante Sullivan seule, elle avait plutôt intérêt à s’assurer que tout soit le plus confortable pour elle.

- Allongez-vous sur le côté, sans appuyer votre dos. Si vous vomissez à cause de la morphine, ça réduit considérablement les risques d’étouffement. Et à part les rockstar, je connais peu de monde qui apprécierait de partir comme ça.

Elle fouilla dans l’appartement et sorti un seau qu’elle plaça près du divan avant de disparaître dans la cuisine pour remplir un grand verre d’eau froide.

- Ça va vous sembler particulier, mais vous avez déjà pris de la drogue ? Même un joint ?

Elle espérait sincèrement que oui, ça l’aiderait clairement à faire face à d’éventuels effets secondaires tels que les nausées, une faim importante ou un état vaseux généralisé parfois accompagné d’une perte de lucidité.

L’appartement était dépourvu de quelconque signe amical, c’était bien triste, mais vrai. Quelques photos de fantômes passés, sa famille de chevaliers décédés. Quelques photos d’humains, de son équipe… mais tout était strictement professionnel. Une relation avec des bornes bien délimitées. Sinon, quelques photos de son chien court sur pattes, Bullet. Sa seule famille, le seul qui attendait son retour. Parfois, elle craignait de mourir seule, mais c’était bel et bien un risque du métier.

Le rire sincère de la docteure la fit sourire légèrement à travers la douleur et le nuage perpétuel qui semblait embrumer son esprit. Cette morphine… ça faisait vraiment un sale effet.

-Je comprends. Je vais donc me retenir de mourir, le plus possible.

Sullivan écouta ses conseils et s’étendit difficilement sur le côté, soutenue par son bras musclé. La blessure l’élançait, même si la médication réduisait considérablement la douleur et les risques d’infection.

-Je suis trop sage pour être une rockstar, avoua-t-elle.

L’Irlandaise était une femme droite : travaillante, qui se couchait tôt, qui ne buvait pas trop… Elle était la définition même de l’ennui, selon certains. Mais son travail était la chose la plus importante dans sa vie.

À la question de la docteure colorée, Tamar écarquilla les yeux. Tentait-elle de la saboter ? De lui faire perdre son travail ?

-Bien sûr que non ! Pour qui me prenez-vous ? Je viens d’une famille droite et importante je…

C’était beaucoup trop d’émotions et d’énervement pour elle. D’un seul coup, elle se tut et posa dramatiquement le dos de sa main contre son crâne. Elle devait arrêter de s’énerver autant.