Victoria est partie pour quelques heures. Elle a eu la gentillesse de le prévenir avant d’y aller, même s’il était encore à moitié endormi dans le lit, le drap au dessus de la tête, sa chienne allongée près de sa main qui pendait dans le vide.
Lorsqu’il finit par vraiment émerger, il n’est pas tant perturbé par son absence que par la présence de son animal de compagnie sur le lit. L’appartement semble vide sans sa propriétaire mais ce n’est pas trop grave : elle lui a montré où prendre ce dont il a besoin, comment fonctionne la salle de bain, où est le café. Il peut s’en sortir seul.
La première étape est de nourrir Nàtt qui a sauté du matelas au premier signe de réveil et qui est occupée à geindre sa détresse et son estomac vide devant son bol tout aussi vide. Il rit en y versant les croquettes alors qu’elle le bourre de coups de truffe dans les côtes pour qu’il aille plus vite, une technique totalement contre productive lorsqu’on est un canidé de plus de 60kg : tout ce qu’elle réussit à faire, c’est à le déséquilibrer. Et à l’amuser. Beaucoup. Il la récompense donc d’une caresse au poitrail puis s’éloigne pour la laisser tranquille.
Et se faire son propre petit déjeuner. Un mug est sur le bord de l’évier à sécher, il en déduit que c’est le préféré de sa collègue et se rabat sur un autre pour y verser son café. Le Consultant ajoute à la boisson deux tranches de pain avec le reste d’avocat qu’il pèche dans le frigo, et une pomme qui traîne là, puis il va se mettre dans le canapé pour se nourrir.

- Il fait quand même trop chaud, hein ?

Depuis sa place à côté de la gamelle de nouveau vide, sa chienne lui répond d’un “abwoo” approbateur. Même vêtu uniquement de son boxer, même avec la quasi-intégralité de sa personne exposée à l’air libre, les températures le dérangent. Ca s’ajoute à tous les défauts qu’il trouve au QG. Quelle idée de le mettre en Australie, vraiment… Les pays où les saisons sont inversées ne lui plaisent vraiment pas. Et dire qu’il pourrait être chez lui, dans son propre appartement agréable, à regarder la neige tomber, s’il n’avait pas été convoqué… Il soupire. Le fond vide de son mug ne lui répond pas.
Il n’a qu’à le remplir pour un second service. Peut-être que cette fois il y trouvera la motivation d’enfiler des vêtements.
Cy est donc appuyé sur le comptoir, coudes contre la surface tiède, les yeux fixés sur son téléphone lorsque la porte s’ouvre. Il n’y prend pas garde, trop occupé qu’il est à chantonner tout bas une chanson douce en tapant un message à sa mère, trop certain qu’il ne peut s’agir que de Victoria. Elle ne trouvera pas ça bizarre, elle, qu’il étale toute sa personne dans une position qui met ridiculement son arrière-train en valeur. Elle ne se demandera pas ce qu’il fait ici. Il n’a rien à craindre.

Ce n’est pas la voix de Victoria, ça, mais celle d’un inconnu. Cy en manque de lâcher son téléphone et à défaut de casser son écran, il sursaute en relevant rapidement les yeux pour vérifier à qui il a affaire. Cheveux bleus, l’air pas aimable qui met le déjà peu avenant Consultant dans une saute d’humeur hargneuse. Il l’a déjà vu à quelques regroupements de l’Ordre, Bleuet. Qu’est-ce qu’il fout chez Victoria ? Il a les clés ?

- On m’avait pas dit qu’il y avait des colocs’.

Et puis bordel, il n’a pas les parties à l’air ! Il y a rien à voir qui ne soit pas décent sauf si on a un balais dans le fondement, ce qui a l’air d’être le cas de Pervenche ici présent.

- J’ai pas de shorts. Faudra t’y faire.

Il n’a rien d’autre qu’un pantalon dans son sac de voyage et c’est hors de question qu’il le mette. Il a trop chaud, d’abord, et il n’a pas la moindre envie de faire quoi que ce soit pour l’agressif qui bat en retraite. S’il était juste un peu plus mesquin, monsieur Thorne aurait même été jusqu’à enlever son boxer histoire de bien montrer à quel point il est un petit rebelle.
Mais non. Et puis de toute façon l’autre grande gueule est reparti faire ses affaires, lui laissant la cuisine qu’il était prête à défendre comme étant son territoire. Il peut recommencer à discuter par messages avec sa mère du coup. Il va faire ça. Ce sera bien. Calme.
Et en fait non. Il est trop remonté, de l’énergie lui picote le bout des doigts, lui agite la jambe. Il tapote du pied par terre. Se redresse. Se remet à moitié sur le comptoir pour écrire. Se déconcentre de nouveau. Il faut qu’il fasse quelque chose qui lui occupe un peu les bras sinon il va juste avoir envie d’aller chercher des poux dans la tête du colocataire de Victoria -tiens, ça explique les portes nombreuses de l’appartement, les autres habitants- et ce serait idiot. Ses yeux tombent sur les plantes qu’il avait ignoré jusque là.

- Hey.

Il toque à la porte une, deux fois, puis il y a des marmonnements indistincts suivis d’un silence. Un nouveau petit coup sur la porte, et il l’entrouvre sans pour autant passer la tête. Il ne tient pas plus que ça à risquer de voir les fesses du type aux cheveux teints.

- J’ai arrosé l’Achillée et le Calathea. Vous devriez le vaporiser plusieurs fois par semaine. Il- NÀTT.

Peut-être que Cy connaît les règles sociales élémentaires comme “ne pas entrer dans les chambres des inconnus”, mais ce n’est manifestement pas le cas de son animal de compagnie : en poussant de toutes ses forces contre la porte que son humain essaie de garder entrouverte, elle finit par glisser sa grosse tête à l’intérieur… Pour gratifier Tullio de son plus bel air d’abrutie qui-veut-une-caresse-allez-s’il-te-plaît. Au moins elle est mignonne, contrairement à son propriétaire. C’est déjà ça.

- Elle va pas se faire mal ! L’encourage pas !

Meugle donc en réponse un Cy qui n’arrive vraiment pas à maîtriser son animal presque aussi lourd que lui. De son côté de la porte, il voit des fesses se tortiller, un torse qui se faufile et… Plus rien. Elle est entrée.
Stupide créature. Ca ne serait pas arrivé avec son père, qui avait au moins la décence de lui obéir et qui n’était pas aussi massif. Pourquoi, mais pourquoi, a-t-il pris le gros veau sans cervelle de la portée déjà ? Il aurait dû choisir la soeur de Nàtt. Celle qui avait l’air plus fine. Qui a au moins un semblant de bon sens et qui obéit. Est-ce qu’il peut demander à sa mère d’échanger maintenant ? Non, il ne peut pas. Il l’aime, sa chienne, même si elle l’agace. Il ne la changerait pour rien au monde même s’il s’en plaint très souvent.
C’est d’ailleurs ce qu’il va pour faire lorsqu’il se retrouve avec un short poussé sur le torse par le grognon aux cheveux bleus, chose qui le fait taire immédiatement. Il regarde la main, puis le vêtement, hausse un sourcil l’air de demander si c’est une blague… Mais daigne quand même s’habiller. Le short est un tout petit peu trop grand pour lui et tient en équilibre précaire sur ses hanches, mais il ne tient pas à choquer une adolescente maintenant qu’il y pense -et qu’il s’est calmé.

- D’accord, d’accord… Sérieusement, la félicite pas pour être entrée dans ta chambre !

Ce n’est pas pour autant qu’il fait le moindre effort pour empêcher les effusions d’affection. Si l’autre type veut être couvert de poils noirs et de bave, c’est son problème, et puis il a l’air un peu plus détendu avec les mains plongées dans la fourrure de son binôme. Il y a des chances que les prochaines minutes ne dégénèrent pas en match de hurlements, comme ça.

- Jusqu’à demain. Je suis juste là parce que je suis convoqué et pour voir Victoria au passage.

Avec nonchalance, il s’appuie sur la chambranle. Il est encore trop tôt pour se tenir correctement.

- Elle ne m’avait pas dit qu’elle n’habite pas seule.

Ce qui ne semble pas le choquer : l’observation n’est pas une accusation. Mademoiselle Machiavel n’a pas à lui raconter toute sa vie, après tout, ce n’est pas comme s’ils étaient très proches non plus.

- Et j’ai pas eu le temps de lui demander hier non plus...

Parce qu’il était trop fatigué par le vol et la chaleur pour le faire. Pas pour d’autres raisons, bien sûr.

- Cy, au fait. Je suis… L’ami. De Victoria.

Peut-être que ce n’est pas plus mal de faire des présentations, oui. Il ne sait juste pas trop s’il faut se serrer la main ou s’il risque de recommencer à se faire crier dessus s’il met un pied dans la chambre, alors le Consultant reste sur place et ne bouge pas. Il se contente d’observer le colocataire avec une curiosité polie.

- Et toi, tu es… ?

- Oh. Oui, c’est vrai, elle m’a parlé de sa fille...

En passant, sans donner son nom, certainement pas en mentionnant qu’elle avait un colocataire et qu’il s’agissait du frère de ladite enfant. Est-ce que ça fait de Tullio le fils de sa collègue également, même s’il n’est pas adopté ? Voilà une question qui envoie le Consultant loin, très loin dans ses pensées. Son regard se fixe dans le vide, ses neurones s’agitent et le monde n’existe plus d’un coup : le problème de composition familiale l’occupe bien plus que n’importe quel exercice de mathématiques ne l’a jamais fait.
Suffisamment, même, pour qu’il sursaute visiblement en apercevant une main devant lui qui n’était pas là une seconde plus tôt. Ou peut-être plus. Il n’est plus certain de grand-chose mais comme il n’a pas été élevé par des chiens -pas totalement, en tout cas-, il répond en serrant poliment le membre posé là. Est-ce une proposition de paix ?
Oui.
Clairement oui, les lasagnes vont dans ce sens aussi. Il devrait faire un effort aussi. Il n’est pas un mauvais gars au point d’insulter une offre de carbohydrates et de sauce tomate.

- Non, j’aime ça. Est-ce que je peux t’aider à les faire ?

Cy se détache de son cadre de porte, toujours nonchalant. S’éloigne d’un mouvement qui ne peut être que qualifié de mou, juste de deux pas suffisants pour que sa chienne revienne se mettre contre lui au lieu d’ennuyer le type aux cheveux bleus. La main du ronchon en short disparaît instantanément dans le poil de son animal pour la gratter entre les omoplates, un réflexe qu’elle apprécie si on se fie au rythme régulier du battement de sa queue sur la cuisse de son humain.

- Je sais cuisiner.

Qu’il se sent obligé de préciser, ne sachant pas vraiment si sa dégaine ne suggère pas plutôt qu’il est adepte de la livraison de repas.

- Sans me couper les doigts.

Nouvelle précision, qui n’est pas si superflue que ça. Il a passé assez d’années en tant qu’adolescent très maladroit pour ne pas mentionner régulièrement que maintenant il ne réduit plus la pulpe de ses doigts en steak haché -menu, le haché.
Et maintenant qu’il n’a plus rien à ajouter, il se sent un peu idiot à être là dans le salon, debout comme un poteau électrique, inutile. Il n’y a plus de plantes à arroser. Dommage.

- Non, ça ira. J’ai pris juste ce qu’il me fallait. Tu veux… Hum. Tu veux un café ? Je peux le faire couler pendant que tu fais ta vie.

Non, il ne va pas lui proposer de lui frotter le dos, mais ça il peut le faire. Ce sera une offrande de paix tout à fait convenable en plus : il est assez tôt pour qu’une boisson chaude soit utile, il fait assez chaud pour que… Ah. Il y a un défaut à son plan.

- Ou n’importe quoi d’autre. Victoria m’a montré où sont les verres et le jus de fruit.

C’est noté pour toute la cafetière, semble dire Cy en hochant la tête avant de se diriger vers la cuisine. Ce n’est pas quelque chose de très difficile à faire, ce café. Ca ne demande pas de réfléchir. Ca ne demande même pas vraiment deux mains alors il s’y colle sans trop forcer, en se laissant à moitié distraire par son téléphone et les réponses de sa mère à ses messages -elle lui dit de passer à la maison, elle lui demande s’il se nourrit bien, elle lui parle de sa nouvelle assistante à la boutique et du fait que son père commence à avoir de plus en plus de cheveux blancs et que les crocus commencent à sortir, avec une photo comme preuve. La boisson chaude commence à glouglouter près de lui, l’eau bouillante passant dans le filtre. Il répond que les crocus sont déjà beaux et qu’il en voudra un pied pour son appartement. Johanna lui dit qu’il n’a qu’à venir le chercher. Un soupir lui vient, vite transformé en rire bas alors qu’il tape un “oui, maman” des plus obéissants.
La porte de la salle de bain s’ouvre. Le Consultant lève la tête, cache sa joie et sa bonne humeur comme s’il s’agissait de secrets honteux et agite la main en direction de la cafetière remplie, chaude, assez tentante. Heureusement qu’il lui reste encore un mug presque plein, sinon il aurait été caféiné au point d’être désagréable en en reprenant.

- J’ai ma convocation.

Les yeux bruns du musicien revêche montent au ciel, sa tête se secoue d’agacement. Comme s’il était un gamin qu’on pouvait faire venir dans le bureau du proviseur ou un parfait petit soldat aux ordres de l’Ordre, franchement…

- Cet après-midi, précise-t-il à peu près utilement. Et je repars ce soir. Tu pourras retrouver ton salon au calme.

Et lui pourra retrouver son propre appartement loin de tout le monde, et peut-être même un semblant de bonne humeur. Ou pas. Tout dépendra du pourquoi de la convocation, finalement, et rien qu’à y penser il se renfrogne encore plus. S’il pouvait juste l’ignorer… Ou mieux tiens, s’il pouvait tordre le cou au Capitaine, ce serait le pied.
Tout ceci étant malheureusement impossible, il devra se contenter d’être sage.

- A part ça… Passer du temps avec Victoria j’imagine. Ca lui fera plaisir.

A lui aussi mais ce n’est pas comme s’il voulait admettre à haute voix que l’affection de sa collègue envers lui est réciproque. Il a une réputation à tenir.

- C’est pas comme si on se voyait souvent, qu’il finit sur le sujet avec un haussement d’épaules.

C’est le moment que choisit sa mère pour lui envoyer un nouveau message qui le distrait quelques secondes, le temps de répondre “il va étouffer” à la photo de son père proprement enseveli sous les couches de vêtements. L’idée même d’un peu de neige et de températures extrêmes façon arctique lui donnent l’impression de crever encore un peu plus de chaud. Dommage que le short soit obligatoire et qu’il ne porte déjà pas de t-shirt qu’il aurait pu enlever.

- Sérieusement nique l‘Australie. Quels jeux ? Je suis pas contre attendre un peu avant de cuisiner avec un four… Franchement, il fait -1° et il neige en ce moment chez moi, c’est pas un temps de rêve ?