"Le pire dans l'histoire, c'est sans doute que je m'y collerais très bien tout seul."

Rétorque Tullio, avec un sourire en coin, quand Nour évoque la possibilité qu'il se retrouve à récurer les divers objets à la brosse à dents s'il leur arrive quelque chose. Ça fait un moment maintenant, que la chevalière n'a plus eu besoin de lui dire quoi faire et quand, même avant qu'elle ne s'absente pour sa mission au long cours. Oh, bien sûr, il y a toujours les quelques instructions qui vont de pair avec la vie domestique "n'oublie pas d'étendre la machine", "j'ai mis un repas à décongeler", "sors les poubelles quand tu pars" mais celles-là sont à double sens et il en laisse autant qu'il en reçoit.

Il hoche la tête quand son collègue évoque ses difficultés à différencier les deux langues, il n'a même pas essayé de progresser sur ce point, et écoute sa proposition. Ça ne sera probablement pas le cas au moment de l'appliquer, mais ça a au moins le mérite d'avoir l'air simple.

"Deal! Je vais probablement m'arracher les cheveux d'ici vingt minutes, peut-être même moins, mais ça sonne pas trop compliqué."

Ricane le barman, un peu moqueur envers lui-même, mais il fallait dire qu'il avait de bonnes raisons pour ça.

"Tiens, je suppose que la feuille d'épinette des fées dans tes clopes c'est pour voir les créatures magiques? J'ai l'impression que tout le monde utilise un truc différent, c'est marrant. Genre, Toria a un baume à lèvres, je connais quelqu'un qui a des espèces de bonbons, et je crois que j'ai entendu parler de tisanes, aussi. En plus du lait, hein, bien sûr."

Nour ricane et secoue la tête en tirant longuement sur sa cigarette, le dos contre la rambarde jetée en travers du vide.

- On finir chauve de concert, alors. Allez, sois pas si défaitiste, je suis sûr que tu finira par te débrouiller.

A peu près aussi certain qu'il sera capable de tenir un discours à la fin de leur séance, mais enfin, on ne perd rien à partir avec un peu plus d'optimisme. Lorsque Tullio reprend, il hoche la tête avec un sourire et articule un rond de fumée qui roule quelques arceaux avant de se diluer dans le courant d'air frisquet que le matin fait couler dans la lumière toute pâle du jour neuf.

- C'est ça, acquiesce-il. C'est une plante coriace et toute sèche qui pousse dans la poussière et la caillasse dans le Zagros et en Turquie. Un un peu comme moi, quoi.

La main vague un geste qui ponctue les paroles, un sourire embusqué sous la barbe, parce qu'il voit bien que le public n'est pas en reste pour la plaisanterie.

- Je crois que de façon générale, tout ce qui s'absorbe, d'une façon ou d'une autre, peut marcher. A Living Mirage, beaucoup utilisent des plantes magiques pour en mettre dans leur thé, par ici j'ai l'impression que c'est plutôt le lait de l'alpaca qui a la cote. Moi, j'ai pris cette habitude d'un mien camarade, il y a longtemps de cela.

Et il sourit encore, disant cela, avec la douceur rentrée au fond des yeux qui en dit long sur les étendues de passé que ça recouvre pour lui, ce "longtemps".

- Et toi, c'est quoi ton petit truc ? Glisse-il avec une curiosité non feinte et tout à fait sincère.

Les yeux noirs épient le jeune homme, détaillent, glisse et s'attardent ça et là, sans être vraiment inquisiteurs, juste intéressés. Il est curieux, et il est curieux de tout et tout le monde, avec cette sorte de calme qui cherche à tout capter, à son rythme, avec une patience lente et réfléchie. La compagnie lui fait du bien, pour penser à autre et s'arracher les souvenirs de la tête et du cœur, comme s'il fallait parfois l'éclat de la jeunesse pour raviver le sien qui s'étiole avec le temps.

Tullio rit, un peu, quand Nour se compare à une plante coriace et toute sèche. C'est vrai que devant sa silhouette on pourrait y voir quelques ressemblances, mais à voir la façon dont il se comporte il se doute bien que ce n'est que l'enveloppe.

"Ouais, on a une alpaca géante sur l'île et comme il faut la traire tout les jours, le moyen le plus facile c'est souvent d'aller chercher une bouteille de lait."

Explique Tullio, même si l'homme face à lui doit probablement déjà le savoir. Encore qu'il n'a aucune idée d'à quel point l'information est supposée circuler ou non, lui-même n'étant au courant que par le biais de Danaé qui avait dû partir à la recherche de la créature un jour où elle s'était échappée de son enclos.

La question qui lui est retournée lui fait hausser un sourcil, et il s'apprête à répondre qu'il le sait très bien quand il réalise que c'est un détail dont il ne s'est pas embarrassé lors de leur discussion à l'Aquarium.

"Tu te souviens, quand je t'ai dit que j'étais touché par les fées? Ben voilà. C'est ça mon truc. Du coup je vois les créatures tout le temps. Maintenant que j'suis consultant pour l'ordre c'est pratique, mais ça m'a valu pas mal d'emmerdes quand j'étais plus jeune."

Le barman grimace un peu et étouffe l'amertume qui accompagne toujours son passé sous une bouffée de nicotine.

"Du coup j'suis comme les scouts : toujours prêt."

Plaisante-t-il avec un sourire en coin, parce que c'est toujours plus facile de rire que de repenser à son enfance, à sa mère et à tout le reste.

"J'crois que ça m'aide à voir certains autres trucs, aussi. Genre… t'étais au rassemblement sur le bateau? A un moment personne n'y voyait rien, genre comme si l'air était opaque alors que pour moi ben… il faisait noir parce qu'on avait plus de lumière mais c'est tout. Faudrait sans doute que je me renseigne sur tout ce que ça implique d'être touché par les fées, un de ces jours!"

- Bien sûr ! S'exclame Nour en claquant des doigts. Les fées, oui, oui, je remets.

Il hoche vivement la tête alors que tout se réenclenche dans le bon ordre, au fond de sa tête, et qu'une ligne de plus s'ajoute à sa petite encyclopédie interne des gens qui pourraient lui être utiles un jour. Après tout, des humains comme ça, on en croise pas tous les jours et Nour n'aime rien moins que d'enrichir exponentiellement son carnet d'adresse, parce qu'on ne sait jamais. A sa manière, il collectionne les gens de la même manière que certains gardent tout, jusqu'au plus petit bout de fil de fer, parce que ça pourrait être utile un jour : à ceci près qu'il s'y intéresse toujours, même un peu, comme si la multiplicité sans cesse renouvelée de ces rencontres pouvait arriver un jour à combler tous les vides en formes de tombes qui se sont creusés dans sa vie.

Le discours de Tullio sur sa nature le fait rire à demi et il oscille du chef, avec ses yeux qui brillent d'une intelligence rentrée, presque rusée.

- Oui, oui, je vois assez bien ce que tu évoques. Ça m'étonnerait pas que tu aies quelques dons dans le même paquet, si j'ose dire.

Il glousse légèrement en tétant son mégot entre le pouce et l'index.

- Mazette, mon garçon, si j'avais été à ta place j'aurais remué ciel et terre pour tout savoir et tout essayer. Non pas que je t'envie, hein, je sais à quel point ça peut être compliqué de recevoir un don de vision si on ne naît pas dans une famille disons... Renseignée. Dans tous les cas, il est jamais trop tard pour se découvrir. Si tu as besoin d'aide, tu peux toujours me sonner, je suis sûr que j'ai des choses qui peuvent t'intéresser chez moi, ou au moins que je connais des gens qui ont des choses qui pourraient t'intéresser.

Et voilà que la douceur infléchit l'amusement de sa voix et que sa figure tirée se fait bienveillante, mais avec suffisamment de discrétion, une sorte de pudeur qui dit "je comprends" sans pour autant imposer sa compassion à celui qui ne l'a pas réclamée. C'est à un pouce de là, il suffirait de peu pour qu'il l'exprime pleinement, mais comme Tullio n'a laissé deviner qu'à demi les difficultés du passé, il ne laisse deviner qu'à demi ce qu'il en pense.

Il rumine un instant les paroles de Tullio et oscille de la tête comme une chouette pensive.

- Tu as sans doute un don de vision plus développé que celui qui vient aux humains, un peu comme les sorciers ou les créatures. Ça mérite investigation, pour sûr !

Tullio ricane, un peu gêné peut-être, quand l'homme face à lui explique qu'il aurait remué ciel et terre pour tout savoir et tout essayer. Nour a au moins la décence de ne pas l'envier et c'est une bonne chose, parce que dans ces moments-là il y toujours une partie de lui qui a envie de hurler la vérité dans tout ce qu'elle a d'atroce. Et puis il y a la proposition. Celle d'appeler s'il a besoin d'aide, parce qu'il y a des choses intéressantes chez lui ou des gens à contacter.
C'est toujours aussi étrange de se voir proposer de l'aide, mais ça n'est pas désagréable.

"Noté, merci."

Il penche la tête quand Nour reprend et parle de sa vision, essayant de réfléchir. Il avait un peu discuté avec Danaé après ce qui était arrivé sur le bateau et, pourtant, elle n'avait rien vu comme la plupart des chevaliers.

"Je sais pas... Ça dépend des créatures alors, je suppose. Je connais une lamia, et elle était tout aussi aveugle que n'importe qui donc... M'enfin, c'est pas le sujet d'aujourd'hui, on avait dit qu'on étudiait les langues. Cela dit ouais, ça sera à creuser."

Une fois leurs cigarettes respectives terminées et les mégots éteints dans le cendrier dédié, il invite son collègue à le suivre à l'intérieur. Là il sort tout ce dont ils pourraient avoir besoin en vaisselle avec des tasses, des cuillères et des assiettes, ainsi qu'un paquet de serviettes en tissus pour s'essuyer rapidement les doigts si le besoin s'en faisait sentir.

"Du coup dis-moi, par où on commence? Je veux dire… tu avais proposé qu'on discute et ça a l'air pas mal comme approche. Tu veux essayer de parler d'un sujet précis ou on balance juste des banalités pour débuter?"

La leçon lui paraissait un peu intimidante, mais aussi étrangement presque un peu excitante. Nour avait l'air de savoir ce qu'il faisait et il ne doutait pas que les débuts seraient un peu moins chaotiques qu'avec Cheryl où ils étaient deux à tâtonner.

Nour oscille du chef comme un serpent, l'air curieux, et puis sourit et claque des doigts en écrasant son mégot sous sa semelle.

- Bien vu, petit. Tu remarquera assez vite que j'ai une fâcheuse tendance à m'éparpiller, il en faut au moins un pour garder le cap.

Et le voici assis, avec son café qui fumaille et son crayon glissé au-dessus de l'oreille, à tirer quelques pages de ses carnets de nouveau recouverts par cette cartographie familière que forment ses écritures serrées, bribes par bribes, dans bien trop de langues pour pouvoir vraiment les compter.

- J'ai jamais mieux appris à causer qu'en pratiquant, répond-il. Des banalités ça n'en est jamais quand on débute, crois moi ! Allez, dis ce qui te passe par la tête, j'arriverai bien à me débrouiller pour te comprendre et pour te répondre, si Dieu le veut.

Une pause, le savant fait crépiter ses doigts grêles sur le coin de son carnet et fixe Tullio d'un regard amusé, un rien curieux, aussi.

- Tiens, parle-moi de toi, pour commencer. Et je trouverai bien le moyen de te dire quelques miennes histoires intéressantes, il faut dire que j'en ai sous le coude, après trente ans de vadrouilles en chevalerie.