. . .

Après avoir passé des bras de Cy à ceux d’Ollie, les éclats argentés des masques voyeurs lui brulent le coin des yeux. Éparpillés comme les fragments d’un miroir brisé reflétant sa progression dans la pièce, Victoria ignore ceux qui la suivent des yeux avec une indécence égale à leur indiscrétion.  

- Un martini et un scotch.

Sa voix est onctueuse et le barman rougit vaguement, sensible à cette volupté qui irradie de tout son être et qu’elle compte bien retourner verser sans mesure sur la partenaire qui l’attend de l’autre côté de la pièce.

Il lui sert son verre, on the rocks, mais, se découvrant à court d’olives, promet de revenir finir sa commande après un détour aux cuisines. Peu pressée, le mouvement indolent de sa main accompagne son départ tandis qu’elle s’accoude, dos au bar, pour mieux se retourner vers Ambrose dont elle avait remarqué la présence en arrivant.  

Un léger silence plane entre eux tandis que son regard se teinte d’une curiosité intéressée qu’elle déverse dans son arrangement de boucles sombres collant joliment sur son ensemble foncé – noir et prune – qui seyait d’ailleurs à merveille au bleu minuit de sa propre tenue.  Ça lui allait bien, tache de vin encore humide et tout, et Victoria sourit bruyamment en soufflant un rire en coin.

- Ambrose, salue-t-elle dans un léger ronronnement amusé qu’elle laisse infuser quelques secondes.

- J’ai entendu dire que tu avais eu une conversation très intéressante avec Tullio, glousse-t-elle doucement en portant le buvant de sa consommation contre ses lèvres peintes, c'est ressorti quand on parlait de ma mère...

La courbe de ses yeux ambrés suit la forme de son verre et les glaçons tintent harmonieusement pendant qu’elle boit une petite gorgée.  Son scotch est délicieusement âcre, avec une longueur puissante et vaguement sucrée qui lui brûle la langue comme les mots qu'elle s’apprêtait à dire.

- L’humour n’est pas toujours son point fort et je pense qu’il me raconte très mal votre soirée, rit-elle avec le pétillement sournois d’une continuité logique et moqueuse qu’elle enchaîne avec un sourcil levé … Du coup, j’aimerais bien que tu m’expliques la blague qui parle de coucher simultanément avec moi et avec ma mère. Rien ne laisse supposer qu’elle ait été offensée par ses élucubrations, au contraire, son expression est conversationnelle, plaisante, et surtout, curieuse.

- J’avoue que sa version m’a laissée confuse et intriguée…

Plus tard, elle lui mentionnerait peut-être que l’amante qui attendait son martini s’appelait justement Olivia. En contexte, elle est certaine que ça l’amuserait, et on ne sait jamais... Peut-être qu’Ollie serait ouverte à inviter une troisième personne avec elles dans les cabines sensées être verrouillées au public.

Ce serait une bonne distraction pour bien finir la soirée.
Ou un moyen efficace pour choquer un peu plus ceux qui viendraient la gâcher.

C'est au détour du départ de Danaé que le destin se targue de poursuivre Ambrose. On ronronne près de son oreille, dans un amoncellement d'intonations cruellement familières. Il l'entend avant de la voir, retourné vers le barman pour accepter son verre et, en un frisson onéreux, il la compare au destin. Le dessein d'une mort pour une vie, de la fin de Viviann pour le commencement de Victoria. Ce bébé tenu au creux de ses bras, alors qu'il se décomposait contre l'épaule d'Olivia.

Elle leur ressemble tellement.

Le vin a été remplacé par un whisky sour et Ambrose songe que ses consommations de la soirée ont toutes été à l'image des dames qu'il a croisé, des concoctions thématiques pour marquer le passage des masques argentés ayant défilé près de lui. Il mâchonne son inconfort, sa fébrilité, lorsqu'elle l'interpelle, songeant qu'il n'avait s'agit que d'une question de temps avant que le temps les réunissent. Il aimerait se soustraire au fatalisme qui les unit, à cette filialité qu'il espère que Victoria ne devinera jamais vraiment.

" Victoria. "

Il la contemple et ses pupilles se dilatent imperceptiblement. Son esprit fouille les contours embrumés du moment passé avec Tullio en bordure de Mulala, au rhum qui noie l'herbe et à ses mensonges débordant de vérité.  Ses appréhensions se concrétisent lorsqu'elle aborde le sujet d'Olivia et il sent le tintement grave d'un gong qu'on martèle quelque part dans son esprit. Il se fige, une seconde de trop, peut-être, dans un contraste à son exception calme. Un ange passe, ou peut-être une astride ayant le souvenir d'Olivia, et Ambrose retient, malgré lui, son souffle.

Mais les représailles et les accusations ne viennent pas. Victoria a cette expression qui se prête à un jeu, des airs de piège vivant qui ne demande qu'à se refermer sur une proie ingénue.  Il n'y a, entre eux, que les sens qu'il veut bien s'imaginer, que les contours grotesques d'une mise en scène sexuelle qui ne lui siérait point. Victoria, après tout, dans un univers différent, aurait pu être sa progéniture de cœur.

Or not. Olivia left long before Avery did, after all.

Il porte son verre à ses lèvres, et le goût du citron, du sucre, vient mordre ses papilles gustatives, un ancre à ses pensées affolées.

" Et bien. ", commence-t-il doucement. " Tullio m'a glissé deux mots au sujet d'une verge en rubis que je dois absolument avoir. ".

Il peut jouer, il n'est pas étranger aux prétentions. Le Ferry Queen est cet étendard de faux-semblants sur lequel il patine, chacun de ses mouvements calculés pour éviter une chute, une blessure. Il n'a pas l'intention, ce soir, de se laisser diffamer.

" Je voulais savoir quelle genre de manœuvre te rendrait susceptible de me donner accès à tes artefacts,  à ceux de ta mère, et... " déclare-t-il, lèvres mi-closes, revêtant les contours d'un sourire qui se veut intéressé.

" Je suppose que je me suis laissé prendre à froisser la ligne entre l'humour et le fantasme. "

Un mensonge odieux qui n'a de réalité que la manière dont il ne peut s'empêcher de superposer le profil de Victoria à celui de sa génitrice disparue. S'approchant de quelques centimètres, il laisse planer un toucher contre le relief du masque de Victoria, hésitant, une seconde à le retirer.

Pour mieux comparer.

Les cils battants, ses sourcils se haussent et ses lèvres souriantes – qu’elle aspire afin de mieux contenir son hilarité – étirent son visage pour laisser plus de place à l’étendue de son amusement.

- … Tu aurais été son type, commente-t-elle après un court moment de contemplation, sans savoir que l’emploi du conditionnel était erroné et qu’Ambrose avait, dans les faits, été son type tout court.  

Sous ses yeux qui feignent l’inattention, la coupe tourne et le liquide ambré ondule dans son verre tout comme le ronronnement moqueur dans sa gorge. De même, sur sa langue, la salive, lentement, s’accumule tandis les effluves empyreumatiques et floraux se mêlent dans sa bouche comme les moqueries et la séduction.

- Pour reformuler … Son regard indolent remonte enfin happer le sien, prunelles amusées, avant de descendre emphatiquement sur ses lèvres, you’ve heard about my big red dick and now you… Want me to give it to you.

Le pétillement amusé est audible dans son expiration incrédule ; à travers la transparence de son jugement critique, son intérêt s’infuse tout de même comme une goutte d’encre dans de l’eau, fleurissante, entrelacée en volutes voluptueuses avec les couleurs éclatantes de son humour et celles plus sobres de sa curiosité.

- Sens-toi libre de me révéler le fruit de tes réflexions, souffle-t-elle.

Menton relevé fièrement vers lui, l’or de ses prunelles obombrées sous ses cils guette sereinement les doigts qui viennent frôler son masque. Quand ses phalanges heurtent enfin la surface miroitante, malheureusement, c’est à cause de la collision précipitée qui survient en même temps qu’un long vrombissement qui ne dit rien de bon. Ambrose aura tout juste le temps d’apercevoir l’alarme qui lui coule entre les sourcils et les joues avant qu’ils ne soient tous plongés dans le noir le plus complet.  

La noirceur est opaque, presque palpable et, mue par la surprise, Victoria attrape au hasard son biceps gauche, puis s’échoue et s’appuie contre son épaule alors que l’obscurité chaotique la bouscule contre lui.

- What the hell ! Grince-t-elle en cherchant un repère visuel - l'éclat d'une fenêtre, n'importe quoi - sans succès.

Tu aurais été son type est cette déclaration qui embrume son esprit d'un éclat de rire. Son cerveau feule, farfouillant dans les décombres obtus de sa mémoire, à la recherche de fragments d'Olivia, à la recherche d'instants bouillant d'une intensité fugace.

Il ne se rappelle plus assez bien pour pouvoir goûter ses lèvres, il ne se souvient plus assez bien pour ressentir son touché, mais il sait que les propos de Victoria sont comme un poignard dans l'alvéole de son cœur réservée au passé. Les réponses se bousculent contre sa langue, des si tu savais mélancoliques brodés dans les lettres d'effectivement goguenards s'exposant à la manière de paons. Il les laisse converger contre ses gencives, danser, puis fusionner, pour mieux lâcher, en un soupir souriant, conciliant:

" Elle m'aurait probablement plu aussi. "

Mais, est ce mot en suspension qu'Ambrose ne prononce pas à défaut de savoir comment l'assumer. C'est une réponse facile, soulignant le compliment sans appuyer trop lourdement sur des plaies qui n'ont pas terminées de se refermer. Si la disparition d'Olivia creuse un gouffre dans son âme, il n'ose pas imaginer ce que peut ressentir Victoria.

Il préfère la laisser poursuivre, se complaire dans les apparences et les prétentions, dans cette réalité où s'insinuer des fantasmes représente un jeu acceptable, une activité morale. Il suit le regard de Victoria, fauve, et se fait un miroir de son langage corporel. Sa dent trouve un appui contre sa lèvre et il élève un sourcil, désireux de signaler à son homologue, qu'il est conscient de la volupté qui grimpe doucement.

" Et bien. It's true that I really do enjoy dicks. ", rétorque-t-il d'un ton entendu, laissant danser la lumière de l'amusement sur ses lèvres, ainsi que dans ses yeux. " Qu'ils soient accrochés à de la chair ou à un harnais en plastique. "

Ces peintures joueuses, colorées d'une naïveté mensongère, lui évoquent Olivia -encore, toujours- et ses doigts flottent sur ce masque qu'il veut retirer, qu'il va retirer, avec la ferme intention de basculer vers un non-retour. Il ronronne et ses paroles se perdent dans des peut-être qu'il laisse s'étioler dans le creux de ses prunelles. Dans cette position précise, avec les années derrière eux pour étoffer leurs expériences et leur compréhension des relations humaines, il se demande comment se comporterait la scintillante Olivia de Clairbois.

" Je suis terriblement curieux du genre d'utilisations qui pourraient accompagner un tel artefact et– ".

Il entend son rire, un fantôme incrédule, ratoureux, et le monde tourne au noir sans qu'il ait la possibilité d'intelliger l'expressivité alarmée de sa fille. Le moment est rompu et ses doigts heurtent un masque qu'il ne retire pas. Alors qu'elle s'affaisse contre son épaule, il la saisit par le flanc désireux d'imposer une sécurité qui ne prend pas .

La voilà, la catastrophe tant attendue.

C'est un voile opaque de magie qui s'est enroulé autour d'eux. La magie a ce goût ocre contre sa langue et il a envie de cracher. En amoncellement contre ses dents, contre ses yeux, se détachent aussi les traces magique des possessions des uns.

Il croit reconnaître Danaé dans le brouhaha d'encre, mais - et c'est la seule panique dont il s'offre le luxe - il n'arrive pas à trouver Sandro.  

" Cette noirceur n'est pas naturelle. ", murmure-t-il contre ce qu'il croit être la tempe de Victoria à en juger par les cheveux qui croisent son épiderme. Il pousse doucement contre son flanc, cherchant à la diriger vers un recoin moins pollué par la magie dans l'espoir d'y trouver un filament de félicité.

" Pour la briser, il faut en trouver la source. "

Ses canines défoncent sa lèvre inférieure.

You better fucking be safe, Sandro.