Dernièrement, Tullio s'était rendu compte d'une chose qui avait mis du temps à intégrer sa cervelle, bien qu'elle soit pour le moins logique : les gens ont besoin de manger. Ce n'était pas parce que lui était parfaitement à l'aise avec l'idée de ne pas manger pendant un jour ou deux que c'était le cas de tout le monde.

Quand c'était lui qui sautait un repas, ça ne lui faisait ni chaud ni froid. Mais quand c'était Victoria… là, ça lui convenait nettement moins. Avec toutes les missions qu'elle faisait, c'était à peine si elle avait le temps de se reposer alors si en plus elle ne mangeait pas Tullio craignait qu'il finisse par lui arriver quelque chose.

Alors il s'était mis en tête de veiller à ce qu'il y aie toujours quelque chose au frigo ou dans les placards. La plupart du temps, Ambrose et Toria géraient tout à fait bien les courses. Mais il était déjà arrivé que les choses se goupillent mal et que l'ex-junkie se retrouve à devoir faire les courses. Et a chaque fois, ça avait été un véritable défi qui l'avait amené à retourner tout l'appartement à la recherche de la moindre piécette égarée. Et ça ne pouvait plus durer.

Tullio avait donc décidé de trouver un travail. Au départ, chercher dans les petites annonces lui avait paru être une bonne idée. Sauf qu'il y avait tellement peu de petites annonces qu'il s'était très vite dit que faire du porte à porte serait plus efficace.

La supérette n'avait rien donné, à son grand regret. Il avait songé que distribuer des journaux pourrait être une idée, mais s'était heurté à une réalité pour le moins déconcertante : il n'y avait pas de distribution de courrier à Old Fyre. Ou alors il n'avait pas assez bien cherché, ce qui était également une possibilité.

C'est donc ainsi que Tullio, vêtu de la plus belle chemise que Toria lui avait achetée, s'était retrouvé planté devant l'Aquarium au plein milieu de l'après-midi. A dire vrai, il ne savait pas trop pourquoi il était là. Est-ce qu'il y avait seulement des employés à cette heure-là? Fronçant les sourcils, il réalisa qu'il n'avait aucune idée de ce qu'on pouvait avoir à faire dans un bar en dehors des heures d'ouverture. Du nettoyage, probablement, et comme partout, mais en dehors de ça?

Un peu nerveux, pour ne pas dire complètement paniqué, le jeune homme passa une main dans ses cheveux dans une vaine tentative de les recoiffer. Le matin même, il avait échoué à en faire quelque chose de correct. Au moins, j'ai pensé à faire ma couleur. Songea-t-il, avec un soupir.

Après encore quelques instants d'hésitation, Tullio finit par se décider à avancer et se rapprocher de la porte. De toute façon, il ne serait probablement pas pris, alors à quoi bon hésiter? Au moins il en aurait le cœur net et il pourrait dire qu'il avait essayé. C'est donc en rassemblant tout son courage qu'il leva la main pour frapper à la porte et interpeller quiconque se trouverait à l'intérieur.

J'aime penser que je suis une personne plutôt zen. En vrai je m'énerve pas si facilement. L'autre jour y a un mec qui m'a bousculée quand je marchais vers mon deuxième appart et je lui ai même pas enfoncé le crâne. C'est bien, non? C'est pas toutes les provocations qui méritent la peine de mort... mais là... ça... j'ai beau être la réincarnation de Gandhi, mais ça, ça passe pas.


Quelle foutue tache en plus. Non seulement il pensait que j'allais pas m’en rendre compte, mais en plus les trucs qu'il a pris sont pas vendables. Y a des trucs de valeur dans le sous-sol, certes, mais définitivement pas les bidules qu'il a volés. Amateur.

Non mes en plus à quoi il pensait? Comme c'est lui qui tient l'inventaire cette semaine il pensait que j'allais pas remarquer la disparition de certains trucs? Je suis pas une pure débile j'ai pas besoin que l'inventaire m'avertisse pour me rendre compte que des trucs ont disparu.

Ça fait longtemps qu'il bosse là en plus... J'veux dire, je traite bien mes employés non?

NON?

Tu vois Emett, pour le coup? J'vais tout simplement prétendre que tu peux parler, et que tu as dit "Oui Lillian, bien sûr Lillian, tu es la meilleure. Personne ne traite mieux ses employés que toi, Lillian, boss de l'année voire du siècle.". C'est pas ce que t'as dit, vu que t'as rien dit, mais je suis tellement PUTAIN de ZEN que je vais faire comme si. Deal?

Là en fait je vais faire comme si t'avais dit Deal aussi. Je vais pas rerentrer dans le détail parce qu’il faut que je reste fâchée et ça commence à me bouffer du temps. J'espère que tu comprends.

L'abruti me répond quelque chose. Je sais pas s’il nie ou s’il s'excuse ou quoi que ce soit. Tout ce que j'entends c'est un bourdonnement de rage qui écho dans ma tête. Mon bras commence à se tétaniser tandis que j'approche de cette enflure. Le muscle se tend... se détend... Commence à...

Merde. On va éviter de l'assassiner...

Il est devant la porte...


Calme.... Calme.... Calme....

On respire.... on expire...

On sourit.


J'ai ptete un peu trop monté le ton. Heureusement qu’y a personne.


Même Ghandi il aurait pété un câble là, non? Parce que moi je pète un câble.


Je pense pas qu'il a vu le poing venir. No one ever does. Mais en tout cas il l'aura senti. Et la porte elle l'aura senti lui, en volant ouverte sous le poids de son corps qui s'écrase dehors tête première et glisse sur le sol sur quelques mètres.

Ta gueule Emett. Il m'a fâchée. Fallait pas me fâcher.

Il se relève, boitillant, la bouche et le nez ensanglanté en vociférant des insultes. Je me demande s’il va porter plainte. J'espère que non, je peux pas blairer la patronne. En plus c'est chiant de faire semblant d'être désolée et tout.

... En vrai j'espère que je me suis pas plantée. J'ai pas vérifié dans la deuxième armoire. Si ça se trouve, j'ai juste mal replacé les ingrédients et il ne les a pas vus...

On vérifiera plus tard. Pour l'instant je suis fâchée un point c'est tout.


..........

Oh....

Quelqu'un.

Je le reconnais même pas celui-là en plus. Bien joué pour la première impression.

Je frotte ma main vite fait, et réajuste un peu mon haut en enlevant la poussière, qu'il y en ait ou pas.

Ahem...

Tullio avait immédiatement suspendu son geste lorsqu'il lui sembla avoir entendu quelque chose. Un peu perplexe, il tendit l'oreille et fronça les sourcils en reculant d'un pas. C'étaient bel et bien une dispute. Pas moyen de comprendre ce que les gens disaient, de toute manière ça ne l'intéressait pas vraiment, mais du coup le moment était très certainement mal choisi pour essayer de postuler.

Il débattait intérieurement pour savoir s'il attendait que la situation se calme pour tenter le coup quand même ou s'il faisait demi-tour tout de suite quand la porte s'ouvrit brutalement… sous le poids d'un gars qui d'après l'état de son nez avait du prendre une sacrée beigne.

Ok. On va faire comme si c'était normal, hein?

Les yeux de Tullio firent plusieurs fois l'aller-retour entre le gars qui s'éloignait et la jeune femme, un peu surpris qu'elle aie la force de faire voler au minimum soixante-cinq kilos de viande.

"Justement!"

Lança-t-il aussitôt, sautant sur l'occasion. Il lui fallut d'ailleurs un instant pour remettre un peu d'ordre dans ses idées, tant il n'avait pas réfléchi avant de parler.

"Je cherche un job, alors je serais ravi d'aider. Que ça soit pour ranger ou quoi que ce soit."

Tullio se rendit compte qu'il ne savait pas s'il espérait qu'elle accepte ou qu'elle l'envoie bouler. Après tout, ses quelques petits boulots remontaient à presque dix ans maintenant. Et même à l'époque, il n'avait jamais été très brillant. D'abord à cause des effets persistants des médicaments, puis parce qu'il était tombé dans la drogue à cause du manque. Depuis, les choses n'avaient fait qu'empirer.

En plus, il s'était déjà pris quelques belles cuites à l'Aquarium. Avec Toria, dès leur arrivée, puis à de trop nombreuses reprises pour sérieusement espérer qu'on l'engage.

"J'ai pas beaucoup d'expérience, mais je veux apprendre."

Autant être clair dès le début sur ce point. Après tout, ça finirait forcément par se voir à un moment où à un autre. Autant être honnête, surtout si ça pouvait lui éviter de finir comme le gars qui était passé à travers la porte.

Pour une fois dans sa vie, il était déterminé à avancer dans la bonne direction.

Un de perdu, un perdu de retrouvé. Ou un truc comme ça. J'ai jamais été très proverbiale en vrai. Par contre la chance de ouf. À peine je... défenestre mais par la porte l'autre con que quelqu'un vient se proposer pour le remplacer. Si c'est pas le cercle de la vie en action ça, c'est... Autre chose. Mais en tout cas c'est bien, parce que ça me saoule de devoir ranger toute seule.


La providence je te dis, la providence. Bon alors on va amener le gosse dans le sous-sol il va pouvoir nous aider à faire un peu d'ordre. Oui c'est moi qui ait foutu le bordel, et oui, je t'emmerde. Si j'ai pas quelqu'un pour nettoyer derrière moi, à quoi ça sert de casser des trucs et faire un foutoir? À rien dans tous les cas tu dis?

...Vu comme ça...


Bon aller pas de temps à perdre, je suis sûr qu'il va suivre, j'explique en marchant.


Sourire faussement rassurant, tape sur l'épaule un peu plus brusque que nécessaire... aller on continue.


...que je viens d'arracher d'un livre que je lirais pas de toute façon.


Feuille avec des picots, foncée mais pas trop, c'est clair non?


Voilà voilà, pas besoin de réplique, je claque la porte, et je vais m'asseoir sur le canapé dans mon bureau... Erf, va falloir remplir de la paperasse maintenant que j'ai viré l'autre. J'aime pas la paperasse... ça me donne des frissons. Va falloir expliquer ça à la patronne maintenant...

Bonne chance le nouveau, on va voir si tu t'en sors. En 2, 3 heures, c'est bouclé, maximum.

Si il est expert botanique. Il avait un peu une tête d'expert botanique non? Si on plisse les yeux...

Cette bonne femme est complètement cinglée. Pourquoi avait-il postulé, déjà? Ah, oui, parce que l'occasion s'était présentée et qu'il s'était jeté dessus sans réfléchir. Peut-être que vu la façon dont elle s'était débarassée du précédent il aurait dû y penser à deux fois avant de se proposer et, pire, de la suivre.

Mais c'était un peu tard maintenant. Elle venait de claquer la porte et Tullio n'avait aucune intention d'aller la déranger à moins d'y être réellement obligé. D'autant que si perdre son poste signifiait passer à travers une fenêtre du deuxième étage… tant qu'il ne la contrariait pas ça allait bien se passer, non?

La première étape fut de trouver un bic et de dégager un coin de table pour pouvoir écrire sur sa page de livre arrachée et, peut-être, consulter le guide personnel de la patrone. Peut-être. S'il n'avait vraiment pas le choix. Du bout des doigts, bien à plat sur la table.
Il n'avait aucune envie de découvrir ce qui lui ferait regretter la fenêtre du deuxième.

Tullio se mit donc au travail, méthodiquement, rangeant directement ce qui était étiqueté et ce qu'il reconnaissait, mettant le reste de côté et essayant de les trier au fur et à mesure pour au moins ne pas avoir à y revenir trois fois.
Se servir du guide fut un peu… Ouais, non, carrément compliqué.

Les descriptions n'étaient pas toujours très précises, et il fallait avouer que ça rallongeait pas mal le processus.

"Eh, si j'peux reconnaître une trentaine de variétés de beuh, c'pas ses étagères qui vont m'faire peur."

… faut plus que je parle tout seul.

Trois heures et quarante-cinq minutes après que sa patronne ait claqué la porte derrière elle, Tullio estimait avoir fini. Bon, il restait quelques trucs qu'il n'avait vraiment pas pu identifier mais il n'osait pas noter quelque chose du genre "trois boulettes à épines chelou" sur sa liste.
Sauf que.
Il n'osait pas non plus frapper à la porte.
Après tout, elle lui avait dit d'improviser… Mais aussi qu'elle était disponible si il avait des questions. Mais pas trop disponible non plus. S'il ne la dérangeait qu'une fois ça devrait bien se passer, non?
Non?
Merde quoi, j'vais quand même pas avoir peur d'une putain de porte?!

Il prit donc son courage à deux mains, inspira, et frappa… avant de regretter aussitôt de l'avoir fait quand elle répondit en criant. Bon, allez, c'est plus le moment de te dégonfler.

"J'ai, euh… fini? 'fin presque? Il reste trois ou quatre trucs mais j'ai pas trouvé ce que c'est dans le journal alors plutôt que de les ranger en vrac et que personne les retrouve je les ais laissés de côté."

Signa la Tullio, qui avait passé la tête et une épaule par la porte, n'osant pas entrer complètement.