Sous sa joue meurtrie, la table était froide. Il n’était pas encore midi et l’établissement était vide… Ainsi, isolée entre les banquettes du fond, Victoria consommait goulument le silence et le calme ; souvent, elle était victime de cette soif de tranquillité inaltérable, surtout après une mission difficile, quand sa pensée était tiraillée par un désordre d’échos en perpétuelles correspondances. Heureusement, son tarissement cacophonique était facile à tromper par les liqueurs fortes ; à défaut de parfums frais, de chairs douces et de paysages verts et or, les substances avaient l’expansion nécessaire pour transporter son esprit et ses sens.  

Un verre ambré fut déposé devant elle et elle leva les yeux vers le barman, déjà déçue de ne pas le reconnaitre… Elle savait déjà que Lillian n’était pas là, et c’était bien pour cette raison qu’elle était assise au fond de la taverne ; elle n’avait aucune raison d’être assise devant, au bar, et de monopoliser la meilleure banquette de l’établissement ne la gênait pas en considérant le peu d’achalandage… Pffff, en fait, ça ne la gênerait pas quand bien même l’Aquarium aurait la soirée la plus occupée de l’année. Les autres n’auraient qu’à aller se faire foutre, ou socialiser avec elle, pourquoi pas, d’autant plus s’ils sont agréables à regarder et disposés à flirter.  

Victoria sourit, presque coquinement, mais trop paresseusement, au creux de son coude.

Elle n’avait pas encore avisé Tullio de son retour.
Son sourire s’éteignit aussi rapidement qu’il était apparu.

Pas parce qu’elle n’avait pas envie de le revoir, mais plutôt par culpabilité. Celle d’être un mauvais exemple, une mauvaise influence ; parce qu’il était fragile tandis elle aurait dû être solide, parce qu’elle ne pouvait pas lui laisser voir la fébrilité trahie, parfois, par le bout de ses doigts, ou encore la dépendance, la convoitise qui flottait de temps à autre dans son regard. Elle avait juste besoin d’un verre – ou deux – pour taire la fatigue et l’anxiété, pour s’oublier et pour sourire de façon assurée malgré le mauve et le pourpre qui colorait la moitié de son visage – et de ses bras, de ses côtes et de ses hanches – et les lacérations qui coulaient dans son cou – jusqu’au milieu de son dos.            

Ses mains papillonnaient contre son verre avant qu’elle ne se redresse pour enfin le boire.  

Le verre toujours aux lèvres, elle se figea soudainement, sursautant intérieurement en apercevant momentanément Tullio dans l’établissement, et pas très loin d’elle de surcroit.

"MAIS PUTAINDEBORDELDEMERDE POURQUOI T'AS PAS SONNE SALOPERIE !!!"

Hurla Tullio, en direction du réveil qu'il était pourtant supposé avoir programmé la veille pour qu'il le tire du sommeil à une heure raisonnable. Celui-ci ne répondit pas et, de toute façon, il ne l'aurait pas écouté quand bien même un réveil parlant aurait dû attirer son attention. Il n'en avait tout simplement pas le temps.

Se doucher, décida-t-il sous l'eau où il ne resta pas plus de dix minutes, était une perte de temps. Puis, il se rappela des quelques touristes qui passaient parfois, en sueur pour la plupart, et décida que c'était d'autant plus énervant que c'était indispensable.

Il tenta de se coiffer pendant une, deux, cinq minutes, puis renonça. De toute façon il n'était jamais réellement parvenu à dompter ses cheveux et ça n'était pas le jour de s'acharner. Il n'avait pas le temps.

Tullio enfila un pantalon noir, une paire de baskets de la même couleur par-dessus des chaussettes blanches et une chemise tout aussi immaculée qu'il ne boutonna qu'à moitié. Il ajouta par-dessus sa veste de cuir noir toute neuve, vérifia qu'il avait bel et bien ses clefs et son portefeuille et fila, tournant le dos à l'appartement vide et claquant la porte derrière lui.

Il marcha au pas de course jusqu'à l'Aquarium sans oser regarder l'heure, de peur de ralentir et d'arriver en retard. Même une minute, c'était l'assurance de se faire étriper par la patronne. Et comme sa présence n'était pas prévisible…

Son premier réflexe, en entrant dans le bar, fut de regarder combien de temps il lui restait avant le début de son service. Même en comptant cinq minutes de marge, juste au cas où, il avait encore du temps devant lui. Bordel, c'était bien la peine que je me dépêche autant.

Il en profita donc pour jeter un coup d'œil circulaire à la salle, et il ne manqua pas de remarquer Victoria. Et son visage qui disparaissait à moitié sous des hématomes. Son cœur rata un battement tandis qu'il restait figé pendant un instant.

"Toria?"

Appela-t-il doucement, les pupilles dilatées par l'inquiétude, avant d'enfin se remettre à bouger et de se diriger vers la jeune femme.

"Qu'est-ce qu'il t'est arrivé?"

Continua-t-il, une fois parvenu à sa hauteur, tendant la main vers sa joue avant de replier ses doigts et de se raviser. Il avait trop peur de lui faire mal que pour essayer de voir l'étendue des dégâts.

"Merde, ça doit faire mal."

Ses yeux ambrés s’agrandirent et ses pupilles se resserrèrent, mais elle ne réagit pas outre mesure. Tullio s’avançait vers elle tandis qu’elle agitait doucement son verre, ses doigts serrés comme des griffes paresseuses autour du buvant.  

Lorsqu’il murmura son nom, elle posa finalement ses lèvres sur le bord du verre, laissant couler dans sa gorge le feu liquide pour alimenter son énergie et sa façade. Un sourire en coin alluma son visage à mesure où il approchait ses doigts de son visage, et s’agrandit davantage encore lorsqu’il les rétracta. Elle le toisa avec des prunelles brulantes, vaguement ennuyées, vaguement contemplatives avant que son faux sourire ne se presse en une grimace pensive.

- Ça vaaaa. J’ai connu pire. Sa voix était complaisante et imitait le ton amusé d’une personne humblement surprise qu’on puisse supposer une telle chose et s’en inquiéter.

Et c’était vrai à un certain degré : physiquement, elle s’en tirait pas mal. Pour l’instant, son corps était endolori et pas forcément plaisant à regarder, mais elle savait que c’était temporaire et elle n’en ressentait pas plus de peine ou de honte. Ce qu’elle cachait sous son air candide, c’était plutôt le sentiment de nécessité qui l’habitait et la culpabilité qui venait avec.

- Je viens tout juste de revenir ; j’espérais croiser Lillian. Prétexta-t-elle, avant qu’il ne l’interroge, et avec un naturel solidement implanté au-dessus de son demi-mensonge par omission. Sans attendre une réaction de sa part, ou sans elle-même en ajouter plus, elle secoua vaguement sa tête pour chasser un petit poisson magique qui venait de se faufiler dans ses cheveux, puis elle but une nouvelle gorgée de son verre tout en glissant un regard sur sa forme, surprise, mais heureuse de trouver de quoi porter l’attention sur lui.  

- Hum. Et qu’est-ce que tu fais ici ? Demanda-t-elle avec un ton vaguement suspicieux en glissant emphatiquement ses yeux de haut en bas pour désigner ses cheveux peignés, fraichement lavés, aussi bien que sa chemise propre. « …On dirait presque… Que tu as un rencard ! » Se moqua-t-elle joyeusement avec un éclat qui insinuait que cette idée était ridicule. En continuant de le regarder, toutefois, son expression sa changea en authentique curiosité, puis en choc en réalisant que, finalement, sa supposition était peut-être vraie.    

Elle avait connu pire. Putain Toria, t'as vu ta tronche? Tullio se sentit pâlir, ses yeux parcourant une nouvelle fois la silhouette de la chevalière. Qu'est-ce qui pouvait être pire que ça? Son visage était tuméfié au-delà du raisonnable, et il ne doutait pas qu'elle soit blessée ailleurs. Avait-elle seulement vu un médecin? Si elle vient d'arriver, j'pense pas qu'elle ait pris la peine de se faire soigner.

"Peut-être qu'elle viendra plus tard dans la soirée?"

Supposa le jeune homme avec une légère moue, en haussant légèrement une épaule. Il n'avait aucun moyen de savoir si Lillian viendrait effectivement ou non. La présence de la patronne pouvait être relativement aléatoire, mais il n'allait pas se plaindre de ses absences. Elle lui faisait trop peur pour ça.

"Oh, euhm…"

Tullio eut un moment d'hésitation, surpris par l'air suspicieux que lui adressait Toria. Il comprit cependant pourquoi lorsqu'elle poursuivit, ayant presque l'air choquée.

"Non! Non, c'est pas un rencard, si…"

Si je devais avoir un rencard, ce serait avec toi. Aurait-il voulu avoir le courage de dire, mais il ne l'avait pas.

"Si j'ai sorti la chemise c'est parce que je bosse ici."

Expliqua-t-il en se sentant rougir, parce que ça faisait un moment maintenant. Mais il n'avait jamais vraiment trouvé l'occasion de lui dire et, jusqu'ici, elle n'avait jamais posé la question non plus.

"J'ai encore un peu de temps avant mon service."

Rajouta Tullio avant de réaliser que, peut-être, elle n'avait pas envie de se trouver en sa compagnie. Après tout, elle était venue ici pour Lillian et, si elle avait voulu lui parler, elle serait probablement rentrée.

"Enfin, si tu veux de ma compagnie évidemment. Un mot et je te laisse tranquille."

Il ne savait pas exactement si elle préférait rester seule ou si, au contraire, elle apprécierait qu'ils passent un petit moment ensemble.

- Nah. Elle n’est pas sur l’ile. Dit-elle vaguement. Bien entendu, Victoria avait été au courant de cela même avant d’entrer à l’Aquarium, toutefois elle tut ce détail.  

Tullio … Travaille… Ici.

La stupeur qui frappa son visage déforma celui-ci avec autant de violence que tous les coups qu’elle avait pu recevoir dans les derniers jours. Son attention, fuyante et volatile jusqu’ici, tombait désormais sur lui avec une lourde intensité et ses yeux inquisiteurs l’étudiaient comme s’ils étaient capables de voir son nouveau travail telle une chose palpable ; honnêtement, Tullio aurait tout aussi bien pu lui dévoiler qu’il possédait un troisième bras.

Elle le dévisageait comme si elle ne le connaissait pas.  

Victoria bégaya comme un poisson et finit par ne rien dire avant de porter sa main sur son front pour se masser les tempes. En fait, c’est qu’elle ne savait pas quoi dire : le féliciter ? Lui souhaiter bonne chance ? Ou plutôt… Bon courage ? Et devrait-elle être heureuse, ou plutôt frustrée ? La frustration était la première émotion qui remontait au creux de sa gorge, mais elle ne savait pas pourquoi, alors elle ne l’exprimerait pas. Un Tullio qui travaille, c’est un Tullio qui grandit, qui s’épanouit et qui va mieux, non ? C’est ce qu’elle lui avait souhaité depuis leur toute première rencontre. Victoria était suffisamment sage pour savoir que ce qui pinçait son cœur lui appartenait à elle et à elle seule.

- Oh. C’est… D’accord. Commença-t-elle, hébétée, cherchant quelque chose de positif à dire, mais en sentant les traits froncés et désagréables qui contractaient son visage, elle força un sourire avant d’enchainer sur une note plus humoristique, quoique qu’hésitante : « Essaye de ne pas te faire passer à travers une fenêtre ! »

Le silence, tangible et creux, s’étirait entre eux de même que les longues secondes.  Elle prit une dernière grande gorgée de son verre, faisant cul sec avant de le déposer sans délicatesse devant lui.

- Bha. Je serais rentrée te rejoindre après ce verre, mais si tu passes la soirée ici… Commença-t-elle, approchant sur la pointe des pieds une excuse valable pour rester et prendre un autre verre… Je suppose que je vais rester un peu plus longtemps. Conclut-elle en tapotant le bord de son whiskey vide pour insinuer une nouvelle commande. La chaleur  alcoolisée qui s'infiltrait rapidement dans sa poitrine l'empêchait de se considérer comme une terrible personne.  

"Cache ta joie, surtout."

Plaisanta Tullio, avec un sourire en coin qu'il avait du mal à maintenir. Il aurait cru qu'elle serait un peu plus heureuse que ça qu'il arrive, enfin, a se prendre en main. Mais hé, il ne pouvait pas lui en vouloir de ne pas y croire, pas vrai? Ca n'était pas comme s'il avait déjà réussi à faire quelque chose de sa vie jusque là.

"Ouais, ou par une porte comme le type que je remplace."

Rajouta-t-il, quand Toria lui conseilla d'essayer de ne pas passer au travers d'une fenêtre. Presque malgré lui, il haussa un sourcil en la voyant terminer son verre cul sec mais ne dit rien. Après tout ça n'était pas son job tant qu'elle n'était pas manifestement saoule, et quand bien même il n'était pas encore en service. Et, par-dessus tout ça, il était tout à fait conscient d'avoir déjà fait bien pire dont une fois en la compagnie de la demoiselle.

"Dans ce cas je vais t'en chercher un autre. Je vais pas te laisser mourir de soif, quand même."

Fit l'ancien junkie, en désignant le verre vide qu'il lui subtilisa pour aller jusqu'au comptoir et le faire remplir par son collègue. Il en profita pour jeter un coup d'œil à l'horloge et estimer le temps qu'il lui restait : suffisamment pour s'asseoir et boire quelque chose.

Il retourna à la table de Toria, posant son verre devant elle et s'installant à ses côtés un soda à la main.

"A ton retour de mission, abimée mais vivante?"

Proposa Tullio avec un sourire en coin, tendant légèrement sa boisson vers elle pour l'inciter à trinquer.

"Alors, raconte, comment tu t'es fait ça?"

Demanda-t-il, en désignant les ecchymoses qu'elle portait de sa main libre.

- Pardon, je suis juste… Surprise et fatiguée. Mon cerveau assimile encore l’information. S’excusa-t-elle. Et Lillian … Enchaina-t-elle, en cherchant précautionneusement ses mots malgré l’absence de toute personne pouvant s’offusquer de ses paroles …  Disons que même si j’aime Lillian, je ne voudrais jamais bosser pour elle. Continua-t-elle avant de conclure : « Mais j’ai entendu dire que plusieurs ex-employés avaient démontré le potentiel de devenir dompteur de dragon après avoir bossé ici… Alors profite bien de l’expérience ! Ça pourrait te sauver la vie un jour ! ». Son ton était devenu exponentiellement enjoué et son sourire plus sincère, quoique toujours moqueur.  

Elle murmura un merci quand il lui donna son verre, mais jeta un coup d’œil incrédule au sien qui était rempli de soda. Savait-il qu’il avait le droit de boire au boulot ? C’était bien le meilleur aspect d’être barman… Ça et le pourboire, bien entendu. Il avait encore une longue soirée devant lui, certes, et c’était peut-être mieux d’attendre un peu avant de commencer, supposa-t-elle.  
 
Leurs verres frappés ensemble cliquetèrent avant qu’elle ne prenne une petite gorgée du sien. Il était on the rock, frais, mais pas encore dilué par la glace fondante. Il était perfection et son expression faciale était appréciative tandis qu’elle savourait le gout fort et légèrement sucré du whiskey.  

- Bha écoute, j’étais à Stony Vale et l’environnement n'y est déjà pas facile, commença-t-elle, et j’ai été pourchassée pour un troupeau de péritios – On n’en a pas par ici… Ce sont des cerfs ailés venimeux. Majestueux, mais quand même de sales bêtes – et j’ai eu le choix entre me faire encorner et sauter en bas d’une falaise.

Entre ses doigts, son verre tournait doucement avant qu’elle n’en prenne une seconde gorgée.

- Bon, elle n’était pas très haute et il y avait de l’eau en bas, mais le courant était fort et il y avait beaucoup de rochers à travers les rapides. Mon sac était lourd, alors je me suis cogné pas mal en retrouvant la berge. Marcher plusieurs kilomètres dans les ronces et les petites branches, dormir à même le sol et ne pas beaucoup manger n’avait certainement pas aidé non plus, mais elle lui avait raconté l’essentiel.

- Je m’en sors plutôt bien, tout compte fait ! Dit-elle en tendant son verre à moitié vide pour trinquer à nouveau, avant d’enchainer : « Et toi, comment t’es-tu retrouvé à bosser ici du coup ? »  

Tullio vit le regard de Toria sur son verre, il commençait à devenir doué pour ça, et ne put s'empêcher de sourire devant son air surpris.

"Si je commence à boire maintenant, je serais bourré avant la fin de mon service. Il est encore tôt. Enfin, encore tôt quand tu sais que quoiqu'il arrive tu vas faire la fermeture et même un peu plus tard que ça."

Expliqua-t-il, alors qu'ils trinquaient. Puis il se tut, parce qu'elle lui racontait comment elle s'était blessée tandis qu'il sirotait son soda. Elle lui parla de Stony Vale, c'était pas un sanctuaire en Europe, ça?, et de ses cerfs venimeux. Ce fut son tour de lui jeter un coup d'œil incrédule quand il déduisit, avant même qu'elle ne le lui confirme, qu'elle s'était jetée du haut d'une falaise. Une petite falaise, mais ça devait déjà être sacrément haut pour mériter l'appellation, avec des rapides en contre-bas. Et elle s'était jetée sans hésiter.

"Bordel, mais on vous laisse vraiment faire des missions en solo? Genre… c'est pas comme ça à chaque fois quand même?"

Fit Tullio, avant de lever son soda presque terminé pour trinquer une nouvelle fois avec elle. Sa question le fit sourire et, après avoir pris une gorgée, il posa son verre et se laissa aller dans son siège.

"J'avais décidé qu'il me fallait un job, alors j'ai commencé à faire du porte à porte. Je me suis fait refouler à la supérette et je pouvais pas distribuer les journaux parce que bah… ya pas de journal ici. Et je venais d'arriver devant le bar quand la porte s'est ouverte sous le poids d'un gars qui est allé s'écraser plus loin au sol. Il avait dû s'en manger une parce qu'il avait le nez en sang et je crois que j'ai rarement entendu quelqu'un balancer autant d'injures en si peu de temps. Et puis Lillian m'a dit de repasser plus tard si j'étais pas là pour aider à ranger et faire l'inventaire alors j'ai sauté sur l'occasion."

Raconta le jeune homme, en jouant machinalement avec son verre.

"Et voilà comment je me suis retrouvé à bosser pour la meuf la plus effrayante de l'île."

Plaisanta-t-il, tout en sachant que c'était au moins en partie la vérité.

"Donc ouais, si un jour c'est mon tour de passer par une porte ou une fenêtre, je me souviendrais que je peux tenter de devenir dompteur de dragons."

- Ah mais nous étions trois ! Sauf qu’un troupeau volant de cerfs venimeux, c’est un peu la définition de sauve-qui-peut ! On est tous partis dans n’importe quelle direction et j’ai été assez chanceuse avec ma falaise descendante… Le mec qui s’est retrouvé sans issues est encore à l’hôpital. Ah, et l’autre s’est presque noyé dans un marais, mais il a été secouru à temps.  Évidemment, Victoria ne mentionna pas les parasites et la quarantaine ; Tullio en savait déjà assez.  

Elle l’écouta raconter son histoire à son tour, souriant toujours un peu plus en visualisant la scène. Lorsqu’elle ne sirotait pas son verre, elle se distrayait en glissant un doigt autour du buvant jusqu’à provoquer de petites vagues circulaires ; descendant parfois même son index jusqu’aux glaçons qui craquaient et s’entrechoquaient doucement dans la marée alcoolisée descendante.
 
- … Voilà qui sonne bien comme Lillian. Ronronna-t-elle en posant des lèvres appréciatives au rebord du verre froid avant de le descendre d’une dernière traite.

- D’ici là, ça va te faire du bien de sortir et de…relever des défis. De gros en l’occurrence, ne serait-ce qu’au plan social, et pas seulement vis-à-vis la draconienne patronne. « Être barman… Tu sais que tu es payé pour boire, flirter et donner envie de boire encore plus avant tout ? » Enchaina-t-elle avec un clin d’œil tout en se saisissant d’un cube de glace qu’elle roula sur sa langue, derrière ses dents, puis au creux de sa joue avant de continuer : « J’ai hâte de voir ça quand même ! J’ai toujours su que tu avais le potentiel de devenir un vrai tombeur. Les filles – et les mecs aussi – doivent t’adorer en uniforme ; je t’ai toujours dit que tu étais à croquer en chemise.» Susurra-t-elle avant de justement mordre et fracasser le morceau de glace entre ses dents.

À nouveau, elle glissa sur lui ses yeux ambrés. Le choc initial passé, elle le regardait maintenant sans la moindre trace de désorientation, bien au contraire ; avec un petit quelque chose d’aventurier : « Est-ce qu’on a besoin d’avoir une conversation sur les fleurs, les abeilles et le latex ? » Chantonna-t-elle avec un petit arrière ton moqueur dans la voix, mais aussi avec toute la pesanteur qu’il pourrait lire dans son regard soutenu et sérieux.      

Non, vraiment, le métier de chevalier c'était beaucoup trop dangereux. Finir coincé sous une bête venimeuse volante capable, aussi, de vous encorner très peu pour lui. Et c'était la même en ce qui concernant le bas de la falaise et le marais. Pourquoi il était devenu consultant, déjà? Ah, oui. Il en avait la raison sous les yeux. Et cette raison, en l'occurrence, venait de lui faire un clin d'œil en lui décrivant son job. Tullio était à peu près certain de sentir ses joues chauffer légèrement.

"J'ai pas la moindre idée de comment on flirte, Toria. Je me contente d'être poli et de sourire, ça a l'air de pas trop mal marcher."

Expliqua-t-il, un peu mal à l'aise de laisser entrevoir l'amplitude de son ignorance de ce genre de choses. Et ça ne s'arrangea absolument pas quand elle parla de son potentiel de tombeur, du fait que les filles et les mecs, bordel, j'ai pas besoin de ça devaient l'adorer en uniforme. Mais le coup de grâce, ce fut quand elle lui rappela qu'elle le trouvait à croquer quand il mettait une chemise. Il était officiellement aussi rouge que les cerises qu'ils mettaient dans certains cocktails et il plongea courageusement son nez dans son verre de soda en espérant que, peut-être, par un quelconque miracle, elle n'allait pas le remarquer.

Et c'est ainsi qu'il avala de travers et manqua de s'étouffer, sentant les bulles lui piquer la gorge et le nez quand elle demanda s'il était nécessaire d'avoir une conversation à propos du sexe.

"Non. Non non non, merci mais non merci, je suis assez grand pour pouvoir me passer de ce genre de conversation."

Voilà que Tullio bafouillait maintenant, à moitié à cause de la gêne, à moitié parce qu'il ne tenait pas à discuter de ce genre de choses avec qui que ce soit. Il ne voulait pas avouer que tout ça avait l'air plus effrayant qu'attrayant, pas risquer d'évoquer le fait qu'il n'était plus complètement vierge mais n'avait rien voulu pour autant.

"Je sais mettre une capote."

C'était vrai, probablement. Ca ne pouvait pas être si compliqué n'est-ce pas? La vérité c'était qu'il n'en savait rien, mais il connaissait le principe, et ça ne pouvait pas être pire à enfiler qu'une chaussette un peu petite ou un jeans qui colle à la peau. Il n'avait jamais eut l'occasion d'essayer.

"Est-ce que tu veux un autre verre?"

Clairement, Tullio essayait de fuir la conversation, ne serais-ce que pour quelques secondes.

- Être poli et souriant est un bon début, sinon… Tout est dans le regard. Dit-elle en exagérant une caresse visuelle en guise de démonstration ; ses yeux voyagèrent sur lui, s’attardant aux escales du cou et des lèvres avant d’arriver à destination avec un clin d’œil qui se voulait plus complice que coquin.

Le malaise évident de Tullio ne lui était pas étranger et l’amusait presque.

- Et puis, au pire, tu n’as même pas besoin de prendre les devants… Avec un verre dans le sang et ton look, on va te faire des avances, peu importe ce que tu ferras. Mais si tu veux de meilleurs pourboires… Ou finir la soirée avec quelqu’un… N’oublie pas le regard ! Un petit coup d’œil de haut en bas pour commencer, un petit clin d’œil après un bon rire dans la conversation.. Ah ! Et passe des lèvres aux yeux quand on te parle aussi. Victoria parle rapidement, pressée de continuer la conversation, débordante d’informations et mue d’un soudain besoin de lui transmettre son expertise. Elle réalise d’ailleurs, entre deux gloussements de plaisir, qu’elle s’ennuyait beaucoup de tels échanges légers. Il fallait dire qu’en déménageant à Old Fyre, elle avait laissé derrière elle les personnes avec lesquels elle pouvait parler librement de sex ; elle avait également laissé derrière elle les six partenaires d’intimité occasionnelle informés qui comblait ses besoins. Sans pouvoir qualifier son nouveau mode de vie de chaste, la réalité n’en était pas loin. Par manque de temps, surtout, et un peu par manque de bons partenaires potentiels également. Il faut aussi dire qu’elle s’était refroidie en essayant d’aller trop vite avec le dernier rencontré, seulement pour découvrir avec horreur qu’il cachait des griffes et des crocs ; aussi suave et ténébreux puisse-t-il être, la lycanthropie transmise sexuellement… Très peu pour elle.

Elle pensa, pendant une fraction de seconde au fait que, en considérant son passé, Tullio devrait éventuellement passer un test de dépistage, mais cette idée fut vite surplombée par le sujet connexe des condoms et de l’application qu’il savait prétendument en faire.

- Ah oui ? S’égaya-t-elle, ses sourcils remontant sur son front, comme poussés par l’amusement démesuré et incontrôlable qui grimpait haut sur ses joues. Ses yeux pétillants et son expression enthousiaste l’invitaient à lui en dire plus.

Tout cela lui manquait terriblement, réalisa-t-elle en essayant de prendre, en vain, une nouvelle gorgée de son verre vide. Tullio lui en proposa un autre et le sourire qui flottait sur ses lèvres s’atténua vaguement. Dans son esprit, un souffle de modération lui susurrait de ne pas accepter, néanmoins, elle acquiesça avec un s’il te plait doucement murmuré.

Tullio ne se souvenait pas d'avoir déjà été aussi rouge, ni aussi gêné. Aussi, quand Toria lui murmura son accord il se leva précipitamment pour tâcher d'échapper à la conversation, tant et si bien qu'il trébucha contre les pieds de sa chaise et manqua de tomber alors qu'il trottait jusqu'au bar où il traîna un peu plus que nécessaire malgré les sourires goguenards que ne cessait de lui lancer son collègue. Merci gars, tu m'aide pas du tout.

Quand il revint, enfin, à leur table avec un nouveau verre pour la chevalière et une bière pour lui, il sut qu'il n'aurait pas d'autre choix que de se mettre à parler. Elle avait l'air beaucoup, beaucoup trop intéressée pour se laisser distraire.

"Tout le monde sait le faire, non? Ca peut pas être beaucoup plus difficile que d'enfiler une chaussette passée au sèche-linge."

Finit par grommeler Tullio, presque à contre cœur et juste avant de plonger le nez dans son verre. Il songea qu'il faudrait qu'il se passe de l'eau froide sur le visage, avant de débuter son service. Il ne pouvait clairement pas rester aussi rouge. Est-ce qu'il avait encore du temps? Un coup d'œil à l'horloge lui confirma que oui. Plus tant que ça, mais il lui en restait.

"Bref, je suis pas sûr d'avoir envie de balayer les gens du regard."

Il essayait de réorienter le sujet sur quelque chose de moins gênant, même si c'était à peine. Et, surtout, il essayait de ne pas repenser au regard de Toria sur lui. Ca ne veut rien dire, ça ne veut rien dire, ça ne veut rien dire. Et il avait beau le savoir et se le répéter, ça n'empêchait pas le fait qu'il avait eut terriblement chaud pendant les quelques instants où elle l'avait détaillé.
Et il était supposé faire subir ça aux gens?
Grands dieux non, il aurait trop peur que quelqu'un se décide à lui faire des avances.

"Et toi, alors? Tu fais ça souvent, essayer de séduire les gens?"

Oublie-moi et parle un peu de toi, tu veux?