Elle connaît les ruines de loin. Il lui est arrivé de s’en approcher, de se hisser au sommet d’un toit ou sur les épaules de quelqu’un pour mieux les apercevoir, même, mais elle n’a jamais pu y mettre les pieds. Les protections autour sont trop puissantes pour elle.. Parfois elle s’en plaint, dans sa tête, et elle te demande d’y faire quelque chose. De frapper le mur magique. De souffler dessus jusqu’à ce qu’il tombe.
Tu l’ignores.
Alors c’est ça : elle est curieuse et ça ne peut pas être assouvi et il n’y a rien de pire pour une enfant comme elle que d’être privée de son droit de fouiner partout.

Aujourd’hui elle est au Sanctuaire. Jamie rend des comptes aux autorités, personne n’a pensé à garder un oeil sur elle. Elle se promène dans les rues, ses bottes en caoutchouc rouges couvertes de poussière maintenant, le bord de son t-shirt bleu légèrement tâché de glace à la fraise. Et elle ne semble pas s’en rendre compte.
Première à droite.
Troisième à droite.
Les ruines sont visibles.
Quelque chose se passe. L’air vibre, le monde bouge juste un peu, la réalité se tord. Tu te redresses, les oreilles levées au ciel et Megan en fait de même sans les oreilles, curieuse. La barrière a été levée. Vous le savez tous les deux, ou tu le sais et tu lui dis, elle ne sait pas trop mais le résultat est le même : elle court. De toute la force de ses jambes, avec l’aide de sa nature. Les passants sont bousculés. Les murs sont utilisés comme rampes de lancement. Comme une comète multicolore, elle traverse le monde pour se jeter dans l’ouverture, laissant derrière elle un des pas-drôles du Sanctuaire rendu immobile par la surprise.

“WHEEEEEEE-aïeuh !”

Son coude vient de se prendre dans une des ronces sauvages. Il y a du sang qui macule la flore locale, il y a son ridicule couinement de surprise accompagné d’une tentative de lécher son coude vouée à l’échec.
Elle s’en rend compte. Elle arrête.
Elle se remet en marche avec plus de précautions, ce qui ne l'empêche pas de couvrir ses avant-bras et ses mollets de griffures. Elle ressemble à une enfant sauvage comme ça, émerveillée par les vieux bâtiments, empêchée de grimper dessus par une once de bon sens. Et régulièrement, elle s’exclame doucement de joie sur un arbre, un oiseau, une vieille brique ou encore un rayon de soleil.
Ou sur la présence de quelqu’un.
Là entre les feuilles, il y a une silhouette immobile dont l’odeur semble inconnue. Elle arrête ses pas pour lever le nez, inspirer en grand. Non, vous ne connaissez pas cette personne. Elle fait donc ce que toute adolescente sensée et bien élevée à ne pas suivre des inconnus dans des endroits bizarres ferait.

Elle sautille hors des fourrés.

“Saaaaa-lut !”

Comme ce doit être bizarre de la voir là, avec ses colliers à pompons, son short, ses éraflures et son sourire enfantin, rebondissant comme un lapin hyperactif dans la direction de l’inconnu.

“Tu fais quoiii ? Tu t’appelles comment ? Moi c’est Megan. Tu viens souvent ici ? Ooooh tu dessines ? C’EST TROP BEAU OHLALALA ! Je peux prendre en photo ? Je dirais pas que c’est de toi si on me demande et que tu es là en secret toi aussi, pro-mis.”

Un sourire lui mange toute la face, adorable, impossible à résister pour qui possède un coeur. Elle est polie, parce qu'elle n'a pas pris la photo sans autorisation, mais à voir son téléphone apparaître dans ses mains ça ne durera pas très longtemps.

Le qinquième. Certainement. Elle hoche la tête comme si elle voyait à quoi ça pouvait correspondre mais elle n’en a absolument aucune idée. Est-ce qu’il y a cinq Paris ? Jamie saura. Elle se retient de lui envoyer un message pour lui demander parce qu’elle est supposée rester immobile.
Elle est sage. Vraiment elle est très sage. Elle continue de s’agiter mais c’est si marginal, si léger comparé à son hyperactivité habituelle, que c’est exceptionnel. Elle obéit même à la demande de “chut” : deux doigts devant les lèvres et un mouvement de fermeture de zipper, pour assurer que ce sera motus et bouche cousue. La présence d’Emrys lui donne envie de faire des efforts pour lui, parce qu’il a l’air gentil et qu’il a quelque chose d’indéfinissable. Une aura de douceur un peu pétillante. Et toujours ce goût de terre autour de lui.

“D’accord, je dis rien !”

La résolution dure deux secondes. Le temps qu’il sorte le caillou et qu’il l’agite au-dessus de ses éraflures. Sans le savoir, l’artiste vient de perdre toute capacité à travailler dans le calme.

“OHMONDIEUTUESUNPRINCECHARMANT.”

Comme elle a dit qu’elle chut-erait, son beuglement de joie se transforme en hurle-chuchotement suraigu qui n’arrive même pas à cacher sa réaction surdimensionnée par rapport au tour de magie. Qui aurait cru qu’une adolescente capable de se transformer en Loup immense depuis sa rencontre avec un artefact magique serait aussi choquée par une démonstration de pouvoir ?
N’importe qui la connaissant, voilà qui.
Alors voilà, elle sautille, elle se penche vers lui avec une admiration sans bornes, parce qu’Emrys est beau et magique. Il doit être un prince des fées. Un prince en tout cas ! Est-ce qu’il a un château ? Une calèche ? Elle veut faire un tour en calèche !

“C’est trooop cool ! Comment tu as fait ça ? Tu peux le faire avec n’importe quelle pierre ? HAN C’EST POUR CA LES GENS SUR FACEBOOK QUI VENDENT DES CAILLOUX MAGIQUES.”

Si c’est la véritable raison du business de Quartz florissant des quartiers hipster de Munich, elle comprend beaucoup mieux maintenant. Elle hoche donc la tête doctement.

“Je comprends. C’est moiiiii ?”

Encore une fois son attention saute du coq à l’âne à une vitesse supersonique. Oubliés, les cailloux. Oubliée, la calèche. Tout son être s’enroule autour du dessin pour le protéger, le garder juste pour elle, et elle ne semble pas capable de le quitter des yeux.

“C’est trop joli…”

A-t-elle des larmes dans les yeux ? Non, disent ses gestes du poignet pour les chasser. Il mérite une récompense pour ce dessin magnifique. Elle le décide. Alors elle tend la main pour la poser sur celle de l’artiste, gentiment.

“Je peux trouver un bon chemin pour aller plus haut dans les ruines, et je peux te garder s’il y a des méchants sur le chemin. Est-ce que tu veux ça ?”

Voilà une promesse de protection qui n’est toujours pas crédible, mais celle de pouvoir montrer la voie semble un brin moins fumeuse.

Qu’une sorcière, qu’il dit. Comme si ce n’était pas exceptionnel, comme si ça n’allait pas la faire vibrer des tresses aux orteils d’une énergie maniaque et infrangible. Voilà qui expliquait tout ! Son aura bizarre, son odeur indéfinissable, la raison pour laquelle les gens au Sanctuaire l’avaient laissé passer pour aller dans les ruines auxquelles Megan n’avait jamais pu avoir accès alors qu’elle avait été très sage ces dernières années. C’est presque mieux qu’un prince, une sorcière, mais pas tout à fait parce que les princes ont des châteaux et les sorcières, des cabanes dans les marais.

“C’est quand même cool !, le rassure-t-elle au cas où il en ait besoin. Les sorcières c’est cool aussi. Et j’achèterais pas de cailloux sur Facebook.”

Ou sur n’importe quelle autre plateforme, elle le promet à elle-même d’un hochement de tête vigoureux. Peu importe à quel point leurs couleurs sont jolies, à quel point les photos mettent en valeur leurs qualités coruscantes, elle résistera.
Et puis dans le fond, que ferait-elle de cailloux magiques ? Sa dernière -non, avant-dernière, avant le soin de ses genoux- rencontre avec ce genre d’objets l’avait plutôt desservie en vous liant. Elle n’a vraiment pas besoin de découvrir de nouvelles surprises du même genre.

C’est pourtant ce qu’elle risque avec ses bêtises. La promesse de guider et de protéger Emrys est un nid à problèmes en attente mais rien ne l’arrêtera maintenant. Elle se lève sur ses pieds, vive comme un ruisseau, prend un air bravache digne des plus grands aventuriers, hume l’air à la manière des animaux aux nez sensibles. Dans le vent, entre les plantes, elle sent un courant d’air qui s’élève.

“Par là !”

Ses manières de guide n’ont rien d’obséquieux. Elle ne dégage pas du chemin les ronces, elle ne fait pas passer par de meilleurs chemins la sorcière qui suit sa trace. Tel le cabri, elle sautille plutôt de caillou en caillou, enjambe d’un bond les buissons épineux, déploie une agilité d'adolescente pour se faufiler partout où elle ne devrait pas.
Et si le pantalon d’Emrys souffre, ce sont les mollets de la jeune fille qui en prennent plein la peau. Il faudra en faire un inventaire exhaustif une fois redescendue au Sanctuaire et y mettre du désinfectant et un pantalon pendant quelques jours, sinon Jamie se doutera de quelque chose. Oui, elle fera ça. Mais pas avec la Bétadine sinon elle aura les mollets orange. Peut-être qu’elle pourra juste attendre ? D’habitude tout se soigne avec juste un peu de-

“Hein ?”

Toute concentrée qu’elle était sur ses histoires de  dissimulation de désobéissance, elle en a oublié de faire attention au chemin devant. La geste de son compagnon de marche l’arrête à mi-pas, un pied dans les airs, l’air perdu.
Et c’est toujours une jambe en équilibre qu’elle regarde devant eux, essayant de comprendre. Il y a des buissons, un arbre, une chose qui se tient debout devant… Une chose… Un parfum capiteux de sève les entoure, un craquement lumineux, une odeur qui éveille. Alors Megan sourit. Et repose son pied.

“C’est une dryade !”

Elle chuchote-parle à Emrys en agitant les mains, heureuse d’étaler ses connaissances.

“Elles sont pas méchantes mais parfois elles font des blagues, est-ce que tu veux aller lui parler ? Je suis sûre qu’elle est gentille ! Elle doit savoir plein de choses sur les ruines. Si tu veux je peux aller lui demander pour toi !”

Ce qu’elle fait. Sans attendre la réponse, pétillante de curiosité adorable, elle sautille de nouveau le long du chemin en contournant le jeune homme qu’elle est supposée protéger.

“Bonjour madame ! On vient du Sanctuaire, on peut vous poser des questions ? Ca prendra que deux minutes !”

A la question de la Dryade, elle plonge ses mains dans ses poches et commence à fouiller dans le fond. Il y a là des dizaines de trésors comme son téléphone, une petite pierre ronde, des crayons de couleur et des barrettes multicolores et de petits papiers metalliques enrobant de délicieux bonbons qu’elle sort, hésitante. Les créatures de la nature aiment-elles les surcreries ? La question se pose. Elle n’a jamais essayé de nourrir quelqu’un qui ne soit pas humain de chocolats et de confiseries, mais si chaque adulte dans sa vie se laisse sagement faire lorsqu’elle tend un petit bout de sucre aromatisé, alors est-ce bien dangereux ?
Non, décide-t-elle.
Trop tard, malheureusement. Le prince charmant avait déjà commencé à négocier avec la belle de bois pas dormant et au rire que la Dryade laissa tinter en disparaissant, il avait réussi quelque chose.
Ce n’était peut-être pas ce qu’il voulait faire, et il n’avait pas l’air préparé pour les conséquences, mais elle était certaine qu’il avait fait glousser la femme végétale. Comme le faisaient les jeunes filles que Megan dragouillait éhontément au collège.

“Pourquoi l’arrêter ?”

Sage d’années qu’elle n’a pas, elle tapote lentement l’avant-bras de l’homme qui l’accompagne.

“Elle veut que tu la suive pour lui prouver ta fougue.”

De ça, elle est très certaine : ça se sent dans l’air, ces choses-là. C’est un nuage floral, c’est un déferlement de phéromones, c’est… L’amour !
Et ce n’est pas aujourd’hui qu’elle sera surprise à ne pas aider un ami en détresse -comme par miracle, Emrys est devenu un ami et sa situation d’intérêt probablement unilatérale avec la Dryade, un cas de force majeure.

“Je vais t’aider !”

Ni une ni deux, et en agrippant le bras de la sorcière, elle se remet à cavaler comme un lapin à la suite de la dame des bois. Son gloussement amoureux-amusé est parfaitement facile à suivre pour qui a une bonne ouïe, ce n’est même pas très difficile. Le plus compliqué pour elle est de ne pas tracer comme une flèche, bien plus rapidement que ne semble pouvoir le faire celui qu’elle embarque à la remorque.

“Tu sais, fait-elle en sautant par-dessus une branche morte sans forcer, les Dryades sont très puissantes ! Elle pourrait nous changer en petits bouts de bois en claquant des doigts c’est pas trop cool ?”

Le danger ne semble même pas l’effleurer alors qu’elle continue de suivre la trace de la créature sautant d’arbres en arbre, toujours plus haut vers le sommet des ruines.

“J’avais peur qu’elle m’aime pas parce que je sais jamais ce qui peut sentir les Loups ou pas mais en fait ça va ! Toi elle t’aime bien alors je risque rien ! Tu crois que…”

Soudainement, elle pile. Ses deux petits pieds s'arrêtent avant de s’enfoncer dans l’herbe épaisse de ce qui semble être une clairière couverte de fleurs multicolores entourant un arbre immense, dont l’air est plein de tintements étranges et de lumières irréelles. Le regard de Megan se perd dans les lueurs, toute son attention capturée par les manifestations magiques de quelque chose de bien plus grand qu’elle.

“Woaaaaaaw… Trop. Cool.”

Un pas en avant. Elle s’immobilise, comme frappée par une pensée vagabonde qui lui ferait froncer les sourcils.

Ses sourcils froncent encore sous sa frange bicolore, assombrissent ses yeux clairs. Elle danse d’un pied à l’autre, le poids de son corps balancé à droite puis à gauche. Ses mains montent à son torse pour se mêler contre son sternum, pressé sous le poids de ses réflexions. Elle regarde en arrière. Puis en avant, vers l’arbre, vers l’homme qu’elle a accompagné qui continue à marcher.
Elle lève le pied.
Hésite.
Le pose devant elle.
Un pas et elle inspire si grand que tout son corps se redresse. Pourtant ses doigts ne cessent de s’entortiller, ses sourcils ne défroncent pas.
Un autre pas.
Elle prend de la vitesse, marche, court. Les fleurs s'envolent dans son sillage, les lueurs dansent dans ses pas comme des dizaines de lampions attirés par un courant d’air. Et elle danse, elle danse, volte et saute, tournoie sur elle-même, l’air émerveillée, le visage levé vers le ciel derrière les branches de l’arbre. Elle ne dit pas un mot mais elle rayonne d’une énergie nouvelle, pure, plus radieuse. Elle rit comme si un poids s’était levé. Elle ignore le reste du monde.
Emrys.
La dryade qui l’étreint depuis le tronc de l’arbre immense.
Elle court elle court, vive comme une enfant, laissant sa joie s’étendre comme une nappe tout autour d’elle.

Couverte des lumières surnaturelles elle s’arrête aux pieds du grand arbre, près de son compagnon de marche et de leur guide paranormale, et elle pose sa main sur l’écorce.
Une larme tombe sur sa joue, glisse sur son sourire, vient s'écraser au sol.
Une autre.
Elle jette un regard en arrière, vers le bord de la clairière.

“Est-ce que tu le sens ?”

A qui s’adressent ses mots ?

“Est-ce que ce sera toujours comme ça, si je reviens ?”

A la dryade, qui ne répond pas.
Peut-être qu’il n’y a pas de réponse.
Encore un regard en arrière.
Une autre larme, sur sa grimace de douleur. Elle tombe au sol et ses pleurs silencieux avec, étouffés dans le tronc contre lequel elle se blottit, minuscule boule au visage caché. Les lueurs lui font une couronne de peine et de joie, aussi nombreuses que ses émotions, aussi vibrantes que sa douleur.