Evidemment. Les choses avaient trop bien été jusque là, évidemment qu'il allait y avoir une couille dans le potage. Bon, cela dit, la mission n'avait pas été absolument toute rose pour autant. L'Antarctique n'avait rien de sympathique, avec sa neige qui faisait mal aux yeux et le froid invraisemblable qui y régnait. Ça n'avait pas facilité les choses mais, globalement, tout s'était aussi bien passé que possible.

Il n'y avait pas eu de blessés, pas de découverte de cadavre, pas de serpent géant pour essayer de les bouffer ni de nuée de mini bestioles qui donnaient l'impression d'être dans un film de zombies.
Tout s'était vraiment déroulé parfaitement.
Il ne leur restait plus qu'à rentrer, les valises étaient bouclées, tout était prêt.

Sauf que.

Le jour du départ, à peine Tullio avait-il jeté un coup d'œil par la fenêtre d'où ils logeaient qu'il avait compris qu'ils allaient devoir rester encore un peu. Dehors, d'énormes flocons passaient à toute vitesse et il était clair que le consultant n'avait jamais vu de vent aussi violent que celui-là, alors qu'il avait déjà subi quelques belles bourrasques qui l'avaient obligé à dévier sa route.

"Fait chier, putain."

Avait-il grommelé avec une grossièreté éloquente, parce qu'il n'avait qu'une envie, rentrer et voir autre chose que toute cette foutue neige.

"Si c'est comme ça, je retourne me coucher."

Avec un peu de chance, Toria viendrait le réveiller dans deux heures pour lui annoncer qu'il était temps d'attraper ses valises et de rentrer.

La neige tombe et la fenêtre-hublot prend des airs de téléviseurs brisés, grinchant de blanc, de gris et d’ennui. Un café à la main, Victoria contemple ainsi les flocons qui se jettent avec empressement pour enterrer toutes leurs chances de rentrer paisiblement à la maison.

Sa tasse est très chaude et sa gorgée résonne alors qu’elle sirote et souffle simultanément pour éviter de se bruler la langue.

- Tullio, bois ton café et habille-toi.

Rétorque-t-elle calmement en prenant une nouvelle gorgée tout aussi sonore. Son café à lui, qu’elle avait posé en même temps que la nouvelle de leur séjour prolongé, enfumait doucement l’air de son parfum corsé.    

Pour le moment, Victoria se vautrait sur sa propre banquette, une couverture sur les épaules, les jambes repliées sur sa poitrine, la tasse sur son genoux, stabilisée par ses doigts qu’elle réchauffait par la même occasion.

- Ce n’est pas comme si les lits étaient confortables, de toute façon.

Se moque-t-elle. C’est que leur logement, dans une base scientifique, elle-même au cœur de la banquise, n’était pas pensé avec le confort en tête. Remarque, se faire affecter ici serait beaucoup plus tentant avec un minimum d’effort pour améliorer cet aspect, se dit-elle, avec un peu plus de bois, un peu moins de métal, quelques coussins duveteux et une peau de bête par terre, ce serait presque sympathique. Pour le moment, bien sûr, ils devaient se contenter du métal galvanisé et des couvertures de laine beiges et grises, atroces, mais chaudes.

Pendant les deux jours qu’avait duré leur mission, Tullio avait eu congé de son entrainement habituel. Or, celui-ci aurait dû reprendre dès leur retour à Old Fyre, ce qui n’allait pas empêcher Victoria de reprendre ses activités maintenant, et si elle s’entrainait aujourd’hui, Tullio s’entrainerait avec elle.  

- Les longs couloirs vides du matin sont idéaux pour courir !

Dit-elle joyeusement, avant d'enchaîner, sournoisement, sur un faux dilemme ponctué d’une motivation aussi fictive qu’exagérée :  

- À moins que tu préfères qu’on sorte faire ça dehors. Les mentaux et les bottes compteraient assurément comme des poids ! Ça nous ferait un bon petit combo...

Après avoir stabilisé sa tasse de café à moitié pleine sur la bordure solide du lit militaire, elle attrape déjà des chaussettes de laine qu’elle entreprend d’enfiler.
 

Quand Toria lui intime de boire son café et de s'habiller, Tullio se contente de grogner dans un premier temps, fixant encore les flocons d'un air rageur. Il finit néanmoins par se saisir de sa tasse sur laquelle il souffle avant de boire. Le liquide est un peu trop chaud, mais même à l'intérieur la température n'est pas excessive alors il ne s'en plaint pas.

"C'est sec et c'est propre, c'est déjà pas si mal."

Rétorque-t-il, quand la chevalière se moque du confort des lits. Quoiqu'il soit revenu à la civilisation depuis plusieurs années maintenant, le souvenir de ses nuits dans la rue n'est pas si lointain. L'installation spartiate le gêne d'autant moins que même une fois à Old Fyre il lui est encore arrivé de dormir sur le sol, ou une chaise, ou… un peu n'importe où qui ne soit pas contre la machine à laver, en fait.

Tasse toujours en main, il grimpe sur son lit, en face de celui de Toria. Ainsi, il la voit d'encore plus haut que d'habitude mais, avec sa taille, il n'a pas osé prendre le lit du bas. Ça aurait été un coup à me cogner tout les matins.

"Ouais, non, plutôt crever que mettre un orteil dehors par ce temps là. Les couloirs ça ira très bien."

Tullio, évidemment, ne s'est pas rendu compte qu'au lieu de mordre à l'hameçon il s'est directement jeté dans l'épuisette. Cela dit, le fait de capituler ne l'empêche pas d'y mettre une certaine mauvaise volonté puisqu'il ne commence pas à s'habiller avant d'avoir terminé son café.

"J'imagine que ça ne va pas s'arrêter à la course à pieds?"

Soupire le consultant quand, enfin, il descend de son lit pour aller poser sa tasse sur un endroit où il ne risque pas de la faire tomber. Après quoi, s'habiller ne lui prend pas longtemps. Il faut dire que depuis que Toria l'a mis au sport, il a pris l'habitude de préparer ses vêtements la veille. Au moins, comme ça, le fait qu'il soit au radar n'est plus gênant et il peut dormir jusqu'à la dernière minute.

"J'sais pas toi mais j'me sens un peu raide."

En deux jours sans sport, les courbatures avaient eu le temps de s'installer au lieu d'être combattues par plus d'activité physique. De plus, même s'il ne lui avait jamais dit, Tullio était actif même les jours où il n'accompagnait pas Toria et Elana à cause de ses horaires de travail. Rien d'extravagant ni de très long, mais quelques exercices pour faire chauffer ses muscles et s'assurer que ses courbatures ne le feraient pas se déplacer comme un vieillard toute la journée.

"On peut commencer un peu plus doucement?"

Finit-il par demander, et tant pis pour sa fierté. De toute façon, la chevalière l'avait vu à ses débuts pour le moins apocalyptiques alors ce n'était pas comme s'il avait encore quoique ce soit à protéger en essayant de serrer les dents et de faire comme si de rien était.

En enfilant ses chaussettes, Victoria l’observe depuis sa couchette basse. Son regard est aiguisé, pointu pour tenir à bout portant toutes les contre-attaques qu’il pourrait bien lui lancer. À sa surprise, il grogne… Mais il bouge ! Ainsi, sous ses cils, ses yeux se courbent doucement et ses iris dorées commencent à briller de curiosité alors qu’elle considère avec fascination ce Tullio qui s’active plus vite qu’il ne rouspète.  Il n’avait certainement pas cet engouement exagéré qu’elle-même s’obligeait à rendre contagieux auprès des recrues, mais c’était déjà au-delà de ses attentes.

C’est qu’il avait bien grandi depuis qu’elle l’avait trouvé ; pas vraiment en termes de hauteur – fort heureusement – mais certainement dans son attitude et dans son hygiène de vie. Toria n’avait pas vraiment pensé à son passé avant de lui parler de ce confort qui lui avait été si longtemps étranger, et elle en aurait peut-être même un peu rougit si elle n’avait pas su à quel point il était devenu douillet avec le temps. Tullio aurait beau dire ce qu’il voulait ; il y avait longtemps qu’il ne s’était pas retrouvé à dormir dans la baignoire, et, assurément, il aurait de terribles courbatures s’il s’y risquait aujourd’hui.

Tullio n’avait pas saisi l’ironie dans sa proposition d’aller courir dehors, ou du moins, ne le montre pas dans sa réaction. En réponse, Victoria roule des yeux en mimant de dédaigner sa fainéantise, alors qu’elle se moquait vraiment de sa naïveté. Elle ne lui dirait pas toute suite, mais elle était dans les faits fort satisfaite de ses progrès sportifs. Son profil s’affinait alors que sa posture se solidifiait avec cette force qu’il n’avait jamais détenu auparavant ; même si elle n’était pas toujours présente pour superviser ses entrainements, les progrès qu’elle pouvait observer entre leurs séances témoignaient amplement de la dévotion avec laquelle il tenait ses engagements. Décidément, cette discipline récemment acquise, couplée aux responsabilités qui venaient avec la venue d’Elana et avec le courage de travailler pour Lillian lui amenait une présence nouvelle qui lui allait bien.

Son ami finit debout alors qu’elle était encore assise au lit, ses bas enfilés, la volupté du café à nouveau près des lèvres. Elle se lève lentement alors qu’il dit se sentir un peu raide, et, après avoir terminé son café d’une traite, s’étire longuement.    

- Si ma mémoire est bonne, commence-t-elle dans sa contorsion, il faut faire 14 allers-retours pour faire 5 kilomètres… On peut bien marcher le premier aller pour s’échauffer ! Accorde-t-elle, souriante, avec ce pétillement hilare au fond de la voix.  

Ensuite, c’est avec une énergie nouvelle qu’elle enfile ses espadrilles de course, noue ses cheveux et se dirige vers le couloir. Elle marche, comme elle le lui avait proposé, mais son pas est exponentiellement plus rapide, le pressant à activer ses grandes jambes qui lui donnaient quand même un avantage face à sur son énergie.  

Le bout du couloir approchait et son pas accélérait encore. Victoria aimait courir pour se dépasser ; avec concupiscence, elle accueillerait bientôt le tiraillement de ses muscles et l’air froid de la vitesse sur sa peau en contraste avec le feu dans ses poumons.

- Vas-y à ton rythme, compte bien ta distance… On se croisera plusieurs fois !

Lance-t-elle alors que ses pas devenaient trot. Elle franchit ainsi les derniers mètres devant eux avant de repartir dans la direction opposée, tapant Tullio sur l’épale au passage pour l’encourager à s’activer à son tour. Quand ils couraient à Old Fyre, Victoria avait plutôt tendance à modérer son rythme pour attendre ses pupilles, mais ici, avec les longs couloirs linéaires où ils ne risquaient pas de se perdre de vue, c'était l'occasion de voir de quoi il était véritablement capable tout seul.

Tullio profite d'être habillé le premier pour s'étirer un peu et essayer de chasser les derniers engourdissements de la nuit. Il grimace légèrement à la mention du nombre d'allers-retours à faire. Rien qu'à l'entendre ça lui paraît long et ennuyant, et il regrette de ne pas avoir pris son vieux mp3 qui fonctionne toujours par un quelconque miracle. Un peu de musique aurait sans doute aidé.

"Allez, on fait ça."

Soupire Tullio, qui avait espéré mieux qu'environ 350 mètres de marche. Pourtant, quand Toria commence à marcher, il la suit sans discuter et modifie son allure au fur et à mesure qu'elle accélère. Puis, alors qu'il s'attend à ce que ça continue jusqu'à ce qu'ils courent, lui juste derrière elle, le chevalière lui annonce qu'il doit aller à son rythme et compter la distance.

"Att-"

Il marche encore quand elle passe dans l'autre sens et lui tape l'épaule, ce qui lui fait pousser un grognement exaspéré avant qu'il ne se mette lui aussi à courir. Trop habitué à suivre sans réfléchir, il peine à trouver son rythme. Il essaye d'abord, dans une bouffée d'orgueil, d'accélérer pour rattraper Toria mais se rend vite compte que malgré ses longues jambes il ne peut pas encore la suivre si elle se donne à fond. Alors il ralentit, d'abord un peu trop puis, enfin, il trouve la bonne allure.

Même s'il va un peu plus vite que lorsqu'ils courent avec Elana, la distance à parcourir lui donne l'occasion de penser. Et forcément, la chevalière revient dans ses pensées aussi souvent qu'elle revient devant ses yeux.

Il l'aime, c'est indéniable, et il lui a dit. Et pourtant. Pourtant il n'arrive toujours pas à faire un pas vers elle, comme il avait promis qu'il le ferait. Ce n'est pas l'envie qui lui manque, mais il a toujours l'impression que ça n'est pas le moment. D'autant qu'il ne savait pas comment s'y prendre et qu'avec le nombre de fois où Toria avait dû être abordée il ne pouvait pas se permettre une approche maladroite.

Et puis… il ne sait même pas exactement de quoi il a envie. Au plus il y pense, au plus embrasser la chevalière semble tentant, mais… la question reste encore, toujours, sur la manière de dire les choses. D'autant qu'il n'est pas absolument opposé à ce qu'il se passe plus, ça serait même plutôt le contraire. Il n'était juste pas certain d'y arriver. Zéro malaise, parle pour toi.

"Fuck, j'ai perdu le compte."

Grogne Tullio quand, après s'être tourné pour repartir le long du couloir, il s'est rendu compte qu'il ne savait plus à combien il en était. Au fond il regrette un peu d'avoir dit à Toria qu'il ferait le premier pas suivant. Ça aurait été plus simple s'il avait juste eu à se laisser surprendre, en espérant que le désir prenne le dessus sur l'anxiété.

"Je vais beaucoup plus lentement que toi?"

Vraiment, les histoires de cœur, c'était beaucoup trop compliqué. Tout serait beaucoup plus simple s'il n'était pas si désespérément amoureux de la chevalière.
Mais il l'était.

Et maintenant il fallait qu'il pense à autre chose, par exemple à son nombre d'aller-retour et qu'il essaye de ne plus perdre le chiffre parce que sinon il allait se retrouver à devoir faire une dizaine de passages en plus juste pour être sûr d'avoir atteint les 5km imposés.

Les murs sont pales et froid, et leurs pas résonnent avec un écho métallique.

L’air froid ambiant l’empêche d’avoir vraiment chaud, malgré tout, sur sa nuque, ses cheveux s’imbibent de sueur et l’humidié lui coule immanquablement dans le dos, tout comme les pensées intrusives qui lui venaient parfois en tête.  

La première fois, elle pense à sa mère, ainsi, elle presse le pas pour fuir les émotions qui lui courent après. Plus tard, elle pense à Nawar et elle fuit de plus belle le trouble qui menace de la déchirer comme ses griffes avaient déchiré sa peau. Éventuellement, elle s’essouffle, mais elle garde le pas, confortable dans cette vitesse étourdissante qui l’amenait loin devant toute autre pensée que ce soit.

Au début, Tullio avait essayé de la suivre, mais Victoria avait rapidement pris de l’avance, suffisamment pour le croiser de face quelques fois, avant de le dépasser à nouveau alors qu’ils courraient dans le même sens, puis à nouveau dans le sens inverse.  À chaque rencontre, un sourire éclatant explose sur son visage, faisant momentanément s’envoler les tensions de l’effort qui s’imposaient de plus en plus rapidement à chaque tier de kilomètre additionnel.      

Quand il l’interroge au passage, Victoria regarde sa montre tout en continuant de courir, dépassant Tullio qui arrivait dans le sens opposé, pour finalement revenir sur ses pas, le contourner et lui répondre.
   
- J’en suis au début de mon huitième aller ; tu es en train de finir ton sixième.

En vérité, même si elle lui avait demandé de compter, Victoria ne l’avait pas vraiment fait elle-même. Elle faisait confiance à ce petit écran, sur son poignet, dont le compteur affichait 2.6. Pour elle, le calcule avait été facile à faire à partir de là.

Sans jamais s’être arrêtée, elle continue sa route après avoir fait une boucle complète autour de lui.

- Plus que la moitié !

Lui lance-t-elle joyeusement en reprenant de la distance.

L’autre moitié parcourue, Victoria est complètement claquée quand sa montre sonne les 5 km. Elle est tentée de s’arrêter immédiatement, mais il restait quelques 100 mètres avant d’atteindre le bout du couloir et la porte de leur chambre. Elle ralentit quand même un peu, atteignant finalement l’objectif et la bouteille d’eau qu’elle boit avidement. Dans l'embrasure de la pièce commune, elle s’assoit à même le sol et en reprenant son souffle, et elle contemple, presque en deuil, l’effort qu’elle venait d’effectuer.

Au loin, elle voit Tullio qui revient à son tour, en sueur et rouge d’épuisement. Assurément, il n’a pas encore terminé les 5km, malgré tout, elle lui fait signe de la main d’approcher et d’arrêter.

- 15 minutes de pause, et on passe aux techniques de combat.

Dit-elle en prenant une gorgée de la bouteille qu’elle lui tend ensuite.

Tullio grogne, une première fois, quand Toria lui annonce qu'il n'en est qu'au sixième aller. Puis il grogne à nouveau, plus fort cette fois-ci, quand elle lance joyeusement qu'il ne reste que la moitié de la distance à parcourir.

Il va mourir avant la fin.

Il faut dire que dans ce long couloir, rien ne vient l'aider à se changer les idées. Les murs sont clairs, tous, et ne portent aucune décoration. Il essaye de ne plus penser à la chevalière, parce que ça n'est vraiment pas le moment, ce qui laisse… pas grand-chose en fait. Il pense à Xander, le temps d'un demi couloir, puis décide que ça n'est pas le moment non plus. Elana? Il espère qu'elle va bien. Qu'elle n'est pas tombée sur Anya.
Non.
Mauvais sujet.

Qu'est-ce qu'il fera comme gâteau pour l'anniversaire des filles? Il n'est pas sûr d'en connaître la date mais ça, ça c'est une bonne idée. Pour Elana du chocolat, forcément. Genre un gâteau au chocolat avec un glaçage au chocolat. Ou alors une forêt noire?

Fuck. Encore perdu le compte.

Ça n'empêche pas Tullio de savoir qu'il n'a pas terminé quand sa colocataire lui fait signe de s'arrêter, il est trop reconnaissant pour ça. Et, accessoirement, trop épuisé et à bout de souffle.

"Attends, quoi?"

Demande-t-il, en se laissant tomber au sol, quand Toria lui annonce qu'ils vont passer aux techniques de combat.

"Non mais ça va pas? Je me bats pas avec toi!"

Proteste le consultant, alors qu'il se saisit de la bouteille et bois un peu avant de la lui rendre.

"Surtout pas avec toi, d'ailleurs."

Rajoute-t-il, avec une légère grimace. Un point de vue extérieur pourrait croire qu'il s'agit là du principe poussiéreux de ne pas frapper une femme.

"Tu vas me casser la gueule en deux secondes et quitte à avoir mal j'préfère encore faire la planche que d'avoir des bleus partout."

Il essaye, vaguement, de s'étirer les jambes sans se lever. Il sait que ça n'est pas possible, du moins pas correctement, mais pour l'instant il n'a pas le courage de se lever.

"En plus j'ai pas b'soin d'me battre. J'veux dire, franchement, tu vois quelqu'un débarquer à l'Aquarium pour se battre? Et si c'est pour les créatures, ben c'est pas en leur retournant une beigne que j'vais m'en sortir."

En réponse à ses interjections, incrédule, Victoria questionne son bon sens du regard avec pour seule marque interrogative un sourcil qui se hausse.  

- … Mais est-ce que t’as rencontré ta patronne ? Demande-t-elle après un court silence, avec un tranchant hilare qui vient lui découper le coin des joues.

Comme toujours quand elle aborde l’autre femme, sa voix pétille et ses yeux se courbent. Elle aurait pu continuer sur sa lancée et lui parler d’une Lillian énervée ; d’une Lillian compétitive ; d’une Lillian décidée et passionnée dans la force de l’action, mais elle a compris, depuis le temps, à quel point ça le rendait mal à l’aise. Jamais Victoria ne s’obligerait à lui cacher ses relations avec elle – ou avec qui que ce soit d’autre qui pourrait arriver dans l’avenir – mais son but n’était pas non plus de le rendre jaloux alors que ce n’était pas nécessaire.

Pour l’entrainement, il était reluctant, mais elle était décidée.  

- Relax, je ne parle pas de te mettre une raclée, rit-elle, sa voix légère comme le mouvement habile qu’elle fait pour se relever, crois-moi, tu préfères que ce soit avec moi et personne d’autre.

De haut, elle le regarde encore couché par terre. La sueur, perlée sur sa peau, brille contre son épuisement écarlate et, entre des lèvres entrouvertes, il cherche encore son souffle. Ses yeux dorés sont curieux, indiscrets, et parcourent son corps en descendant et en remontant une seule et suffisante fois.

- Hum ! Constate-t-elle simplement, avec un écho vaguement surpris, vaguement appréciatif, alors qu’en parallèle, elle lui tend la main pour l’aider à – lui ordonner de – se relever... Les 15 minutes ne sont pas écoulées, mais Victoria ne perd pas son temps pour adopter une position offensive : jambes écartées – une devant, une derrière – pieds solides, bras pliés, poings levés.  

- Tu vois, ça… Commence-t-elle en lui envoyant une droite contrôlée qui s’arrête avant de le toucher à la gorge, ça aurait pu te couper le souffle et te faire très, très mal, voire complètement te sonner.  

Sa posture change. Les jambes, bien que toujours écartées, reviennent en parallèle alors que ses bras se croisent vaguement devant elle dans une posture défensive.

- À ton tour… Et vas-y du plus fort que tu peux.

Prescrit-elle doucement et avec confiance. Elle parle calmement, sans agressivité et sans presse, mais avec cette autorité naturelle que Tullio lui connaissait bien et qui laissait peu de place aux contestations. Faisant mine de rien, elle attendait, prête à dévier son coup et à lui faire une clé de bras qui aurait pu être douloureuse si son intention avait été de lui faire mal en retour. Évidemment, elle forcerait juste assez pour le déséquilibrer et le relâcherait aussitôt.    

"Ouais, justement, j'sais qu'on s'y frotte pas si on veut survivre."

Rétorque Tullio, quand la chevalière évoque sa patronne. Puis elle rit et se relève, annonçant qu'elle n'allait pas lui mettre une raclée et qu'il préférait que ce soit elle. Ça, j'en suis pas si sûr. Sous le regard de Toria, il se serait senti rougir si seulement il n'avait pas déjà été écarlate à cause de la course à pieds.

Aussi, même si ils n'ont pas atteint le quart d'heure de pause promis, il n'est pas mécontent de saisir la main tendue pour l'aider à se relever. De toute manière il ne peut pas râler puisqu'il a échappé à quelques aller-retour également. Les bras ballants, faute de savoir quoi en faire, il la regarde se mettre en position.

Quand elle lance son poing vers lui, Tullio sursaute et fait un pas maladroit en arrière, trop tard pour éviter le coup si la chevalière n'avait pas décidé de l'arrêter juste avant qu'il n'y ait contact.

"J'en doute pas."

Grommelle le consultant, avant de grimacer quand Toria lui demande de faire de même et aussi fort que possible.

"Ça pue le piège, ton truc."

Grogne-t-il, quoiqu'en s'efforçant d'imiter la position offensive qu'elle avait adoptée quelques instants plus tôt. Il a beau savoir que sa colocataire va arrêter son coup, d'une manière ou d'une autre, il a quand même besoin d'un moment pour réussir à se décider.

Tullio finit, éventuellement, par essayer de frapper la chevalière mais avant d'avoir compris ce qu'il s'était passé exactement, il se retrouve à perdre l'équilibre et à devoir faire un pas de côté pour ne pas risquer la chute.

"Ah, tu vois? J'le savais que ça puait."

Ronchonne-t-il, pour ne pas admettre qu'il est impressionné. Il doute d'avoir un jour suffisamment de réflexes pour pouvoir faire ce genre de choses. Ou, en tout cas, ailleurs que dans une salle d'entraînement.

"Et donc quoi? Je suis supposé réussir à faire ton truc de ninja, là?"

Demande le consultant, dubitatif, alors qu'il se redresse une fois libéré de la prise.

"Nan parce que j'ai plus de chance de me prendre ton coup en essayant de l'arrêter que d'effectivement y arriver."

Des éclats de rire débordent de sa gorge comme une écume légère alors qu’elle le déstabilise, renversant sa propre façade jusqu’alors sérieuse en même temps que son équilibre à lui. Tullio chancèle et se reprend tout seul, malgré tout, Victoria suit son mouvement, bras tendus pour l’aider à se stabiliser.    

- La seule chose qui pue, c’est nous, moque-t-elle en faisant référence à l’odeur prononcée de sueur qui émanaient d’eux à la suite de leur course.

Ses yeux roulent alors qu’il proteste et elle chasse d’un clignement d’yeux tout regard dubitatif qu’il pourrait soutenir trop longtemps devant elle.

- On va commencer par le refaire lentement, étape par étape…

Propose-t-elle plutôt dans un gloussement affable, avant d’attraper son bras, doucement, pour tirer dessus et imiter la position d’un coup porté. Glissant lentement ses paumes sur son bras, elle empoigne finalement les points stratégiques pour mimer la même clé de bras au ralenti.

- On veut vraiment forcer l’articulation au maximum de sa capacité, dit-elle en forçant en ce sens, sans toutefois en arriver au point où ce serait douloureux pour lui, et à partir d’ici, je peux te déstabiliser en te lâchant subitement, comme la dernière fois, et en profiter pour frapper ailleurs, ou…  

Une démonstration pratique étant plus efficace que toute description verbale, elle s’approche de lui, beaucoup plus lentement qu’elle le ferait dans un combat, laissant son bras serpenter contre le sien jusqu’à rejoindre son flanc dans une proximité nouvelle et envahissante.

- Comme ça, je prends le contrôle de tes mouvements. Je peux te garder immobile, car plus tu bougerais, plus ta force se retournerait contre toi, ou …

L’emprise acquise par ce rapprochement lui permet de libérer une main qu’elle porte sous sa mâchoire.

- Comme ça, je peux t’obliger à bouger, ou… glousse-t-elle avant de continuer, dans un gloussement, je pourrais carrément te renverser au sol…

La force de sa prise s’accentue juste assez vite et juste assez longtemps pour lui laisser croire qu’elle le renverserait peut-être, mais elle le libère finalement avec un pétillement amusé.

- À ton tour ! Lance-t-elle en même temps que son poing, lent, dans sa direction.  

Toria lui attrape le bras et il se laisse faire, parce que de toute façon si elle s'est mis en tête de lui apprendre ce mouvement il ne pourra pas lutter. Elle aura forcément ce qu'elle veut. Alors il la laisse forcer sur son bras pour souligner son explication, plissant seulement le nez quand la pression devient désagréable.

Le "ou" prononcé par la chevalière lui fait hausser un sourcil, puis il l'observe alors qu'un bras remonte le long du sien jusqu'à finir contre son flanc… ce qui les rapproche inévitablement. Et comme apparemment, s'habituer aux contacts physiques est trop demander, Tullio se sent tout aussi inévitablement rougir, ce qui ne va qu'en s'accentuant quand une main se pose sous sa mâchoire.

Autant dire que les gloussements de Toria quand elle parle de le renverser au sol, malgré le fait qu'il se crispe quand elle menace de s'exécuter, ne font rien pour arranger la chose.

Quand elle déclare, après l'avoir libéré, que c'est son tour, Tullio n'a pas le temps de protester qu'elle lance son poing vers lui. Ce n'est que grâce à la vitesse réduite qu'elle adopte qu'il parvient, tant bien que mal, à imiter à peu près les mouvements qu'elle lui a montrés. Il est un peu plus confiant sur l'essai suivant et, apparemment, elle compte lui faire répéter jusqu'à ce qu'il maîtrise.

"Dis Toria…"

Il hésite, et lève les yeux vers la chevalière qui, à priori, ne s'arrêtera pas. Est-ce qu'elle a accéléré? Il en a l'impression.

"Tu penses quoi du fait d'être en couple?"

Il ne lui a encore rien dit pour lui et Xander, et il essaye vraiment de ne pas penser au chevalier parce que sinon il va commencer à lui manquer. C'est seulement quand elle lance à nouveau son poing vers lui qu'il réalise comment elle pourrait interpréter sa question, et il se sent virer au rouge cramoisi alors qu'il manque de rater sa prise.

"En… en général, hein! J'suis pas entrain de te demander de sortir avec moi, j'veux dire… J'sais pas, moi ça m'paraît plutôt sympa sur le principe? D'être avec quelqu'un et tout."

Sa question force un arrêt plus net que sa clé de bras pas trop mal réussie. Les yeux plissés de Victoria coulent alors sur lui avec suspicion. Son sourire envolé, elle considère sa question avec une distance émotionnelle grandissante, contrairement à leurs bras qui continuaient de s’entrecroiser dans cette proximité qui était devenue de plus en plus naturelle.  

- … Je n’aime pas le modèle traditionnel de la famille nucléaire, commence-t-elle précautionneusement, tout en lui envoyant un nouveau coup, toujours lent, mais assez ferme et qui résiste un peu à sa défense. Contrairement à Tullio qui doit maintenir toute son attention pour exécuter sa parade, Victoria passe un peu en mode automatique alors qu’elle réfléchit, laissant son corps enchainer les mouvements mécaniques qui avaient été depuis longtemps imprimés dans sa mémoire musculaire

- Pour moi, chaque relation – ami, amour, peu importe – est une… Une construction. Quelque chose qui se battit au fil du temps et qui est unique… Comme …

Comme leur relation à eux, par exemple.

Il a beau la rassurer au sujet de ses intentions, advenant qu’il soit capable de le remarquer malgré la concentration nécessaire à parer ses coups de plus en plus rapides, Tullio pourrait marquer d’une pierre blanche l’avènement exceptionnel d’avoir rendue Victoria mal à l’aise. Ça ne dure pas longtemps ; c’est qu’elle avait réalisé, quelques mois plus tôt, alors même qu’elle lui offrait la possibilité de coucher avec elle, qu’ils formaient en quelque sorte un couple platonique ; elle s’était bien gardée de le lui faire remarquer ce jour-là, de peur de donner un sens erroné à sa proposition... Aujourd’hui, toutefois, la situation était différente, et elle pourrait peut-être mettre cette évidence sur la table de manière à lui enlever de sa lourdeur.  

- Tu sais, toi et moi… On vit ensemble, on partage des tâches ménagères et on a un lien affectif quand même assez fort, commence-t-elle prudemment, pas mal de gens pourraient considérer qu’on forme un couple depuis longtemps... Un court silence laisse cette réflexion en suspens, avant qu’elle reprenne, doucement : mais pour moi, ça reviendrait à mettre une limite à notre relation… Un cadre, avec des règles, des normes et des obligations qui ne nous seraient pas forcément bénéfiques… On construit selon ce qu’on veut et ce dont on a besoin et c’est tout. Pas besoin de se casser la tête plus que ça.

Après quelques coups plutôt directs et rapides que Tullio était parvenu à parer sans trop de mal, Victoria change d’angle, le prenant de revers avec un coup détourné sur la gauche, mais à nouveau beaucoup plus lent pour lui donner le temps de réagir, un peu comme elle avait manipulé sa conversation pour l’amener à comprendre où elle voulait en venir.    

- Pourquoi, au fait ? Tu as quelqu’un en tête … Ou est-ce que c’est parce que tu reconsidères finalement ma proposition de la dernière fois ?