Una mattina mi sono alzato
O bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao



Perché sur un banc, je déclame cet air connu de tous, gratouillant sur la guitare qu’Hans m’a prêtée. J’chante pas super bien, mais les gens ils s’en foutent, ils kiffent simplement le moment, parce qu’on connaît tous ça par cœur, parce que ça réveille cette petite voix qui nous dit de foutre le feu partout, parce qu’on se sent moins seul dans nos calebards, parce qu’on a plus peur du noir tellement qu’on se sent puissant là, à cet instant. On sort la tête du blizzard dans lequel elle était coincée.

O partigiano portami via
O bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao



Ah… Berlin, Berlin… Putain j’t’adore Berlin! J’t’ai trouvé complètement par hasard, après avoir enchaîné les rencontres bizarres et les passages de frontières foireux. C’est qu’il fait pas bon être russe par les temps qui courent : l’Europe a choisi son camps et c’est personna non grata pour les enfants de Lénine. Alors comment j’m’en sors ? Avec un petit mensonge.. ou plutôt un détournement de la vérité qui leur dit que j’ai fuit mon enrôlement de force parce que j’aime pas la violence et la guerre et qu’en plus je suis gay. Bah quoi ? J’pouvais pas décemment leur dire que cette guerre où on veut m’enrôler implique des fées, des dragons et des zombies, ça les aurait fait s’marrer et ils m’auraient tourné le dos. Alors que là, tout m’est ouvert, tout m’est permis, je suis un pauvre martyre loin de chez lui… Et qu’est-ce que j’kiffe ça.

E seppellire lassù in montagna
O bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao



Hans m’a accueilli chez lui, une immense baraque remplie de colocataires qui ne dorment jamais ou presque. La vie n’a plus de sens, la vie n’a plus de temps que celui qu’on s’impose. On sort le jour, on boit la nuit. Folie, folie, folie...

E quest'è il fiore del partigiano
O bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao




J’écoute les quelques applaudissements et je mire distraitement les quelques pièces qui ont été déposées devant moi. J’ai du mal à me faire une idée de combien ça fait, les euros j’maîtrise mal encore. Comme tout le reste en fait. J’maîtrise rien... Et c'est enfin quelque chose de bien.

Chris pousse un lourd soupir alors qu'il relit son ordre de mission pour la millième fois au moins. Trouver un gamin, et le ramener par la peau des fesses si nécessaire.

En réalité, il aurait pu refuser cette mission-ci. Trouver mieux à faire n'est pas difficile, et argumenter qu'il est loin d'être le mieux placé pour s'occuper d'un enfant en fuite non plus. Non, s'il a accepté ce n'est pas pour le petit qui a fugué et qui est probablement très bien là où il est, mais pour Maddie.
S'il lui avait dit, et il l'aurait forcément fait un jour ou l'autre, qu'il le veuille ou pas, qu'il avait refusé de retrouver un enfant… Elle l'aurait traité de tous les noms, il en est sûr, et elle aurait eu raison.

Alors il a pris la feuille où se trouve une description du mioche et sa photo.

Il retrouve sa trace en Allemagne, à Berlin, un peu grâce à Maddie d'ailleurs. Il se promet que si le gamin ne se montre pas trop rebelle, il ira dans un coffee shop et lui ramènera du vrai bon café.

Et quand enfin il le trouve, installé sur un banc à gratter une guitare pas à lui, Chris ne peut s'empêcher de sourire un peu. Au moins le gamin a l'air d'aller bien, et quitte à être planté devant lui il le laisse terminer sa chanson.

"Axel Lefaucheux?"

Il demande, brandissant le papier froissé avec son portrait pour lui signifier que non, il ne se laissera pas avoir si le mioche prétend que non.

"Tes parents et mes employeurs veulent vraiment que tu rentres, et j'te le dis tout de suite, l'seul truc qu'on m'autorise pas à faire pour ça c'est te buter. Alors fais pas d'histoire et fugues de nouveau à la prochaine occasion qu't'auras si ça t'chante, mais rend pas mon boulot plus chiant qu'il ne l'est déjà."

Chris jette un coup d'oeil à l'heure, connaissant les horaires approximatifs des avions pour rentrer. Ils ont, de toute façon, un bon paquet d'heures avant le suivant.

"J'te paie une bière?"

Après tout, d'après la fiche il a 18 ans et ils sont en Europe.

V’là qu’un vieux s’avance et sans que j’comprenne tout de suite ce qu’il se passe, il m’affiche ma tronche placardé sur un de ces ordres de mission que les RH distribuent pour mieux identifier une cible. Ben merde, tout le mal qu’ils se donnent pour moi c’est pas croyable. Mais quitte à faire les choses bien, ils auraient au moins pu choisir une photo plus flatteuse… Sérieux, là on dirait juste un agrandissement dégueulasse d’une photo de famille découpée, ce genre de truc immonde où l’on pose tous ensemble, sourire aux lèvres, prétendant que tout va bien, que tout est beau et propre et que le love flotte tellement dans l’air qu’on pourrait presque l’attraper. Tu parles d’une arnaque. J’ai presque envie de lui décerner une médaille à lui là, en face de moi, pour m’avoir reconnu à partir de ça. Mais j’le fais pas. Parce qu’à vrai dire je suis contrarié. Contrarié que l’instant de liberté soit déjà fini. Ok ok, c’est pas comme si je m’étais vraiment caché, on peut même dire que j’me suis carrément affiché sans scrupules sur les réseaux et tout, mais tout homme à le droit de filer faire sa vie une fois atteint l’âge adulte, non ? Y’a pas à dire, ma famille a vraiment quelque chose de magique en elle : les barreaux de ma cage se matérialisent toujours autour de moi, quoi que je fasse. Alakazam !

C’est même pas la trempe que j’vais prendre une fois rentré qui le fout les boules, ça je maîtrise, c’est vraiment cette sensation d’être prisonnier où que j’puisse être qui me donne envie de hurler. Alors je regarde l’homme sans me démonter ; j’ai envie de répliquer un truc dur, un truc méchant qui lui explose à la gueule et qui représenterait toute la rage et l’amertume et le dégoût que j’ai pour tous ces fils de chienne de l’Ordre qui non contents de briser les vies de plusieurs centaines de personnes en les envoyant au casse-pipe régulièrement, nuisent par rayonnement quasi cosmique à tout leur entourage, comme un trou noir… Mais lui là, au fond, il a rien fait pour l’instant, alors je grimace un peu et je mime des cornes dépassant de ma tête « Perdu, c’est son jumeaux maléfique. Oh ! A moins que je sois le bon jumeau devant toi… quelle version on t’a donné de moi ? »

Oui bon, j'l'impressionne pas du tout mais moi ça m'fait du bien ! Nullement ébranlé donc, le gars m'ignore et me sort une palabre du style « Oui ça m’soule de venir te chercher alors fais pas chier tu seras mignon ». Ouais ouais… Ok, j’ai pigé Lancelot, j’vais te suivre, et sans résister. De toutes façons qu’est-ce que je pourrais faire ? Je suis une crevette et toi un putain de homard de compétition, avec les cicatrices qui vont avec le palmarès de gars qu’il faut certainement pas trop titiller.

« C’est bon, c’est bon, j’te suis » lui dis-je blasé tout en récupérant sans entrain les quelques pièces qui traînent devant moi et en réfléchissant à comment négocier un petit aller simple vers l’appart’, histoire que je récupère quelques affaires et que j’rende sa gratte à Hans. C’est vrai quoi, ce serait pas correct de partir avec, même si ça m’ferait un beau souvenir. Mais Lancelot en a décidé autrement et me propose contre toute attente une bière. Mais il sort d’où celui-là ? Pourquoi c’est pas sur ce genre de gonz’ que j’suis tombé toute mon enfance ? Probablement parce que mes connards de parents ont les amis qu’ils méritent : tous aussi connards qu’eux-même. La vie est mal faite !

« Ok.. Oui... Oui pourquoi pas.. Oui ! Euh... Je connais un bar sympa pas loin ».

Guitare chavirée dans le dos, j’ouvre la marche vers le Zapata im Tacheles, un truc reprit par des artistes avec une ambiance méchamment cheloue. Tout y est glauque, tordu, barré, crasse, brisé, et pourtant le tout a un charme qu’on ne saurait contrefaire. C’est juste parfait. Et puis, Lancelot et moi passeront totalement inaperçu parmi la faune locale. Je m’accoude au comptoir, invite mon chevalier servant à faire de même et commande deux bières dès que le barman nous prête son attention. Puis, en attendant que les verres arrivent, je me lance dans une négociation perdue d’avance, air de chien battu sur le minois :

« Bon, Lancelot… dis-moi, t’as pas honte de renvoyer un pauvre innocent comme moi en Russie ? Sérieusement ? C'est moche là-bas tu sais ? »

HRP:

Chris ne peut retenir un léger sourire quand Axel semble tout de suite moins blasé quand il est question de bière, et la perspective de recevoir une dose d'alcool semble plus ou moins l'avoir amadoué. Tant mieux. Il aurait supporté de le voir faire la gueule pendant tout le trajet, mais il aime autant l'avoir de meilleure humeur que ça, alors il accepte même de se laisser entraîner jusqu'au bar sympa… quoi qu'il le suive de près, des fois que le petit décide de tenter de prendre la fuite.
Il ne pourrait pas lui en vouloir.

Le Zapata chaipasquoi révèle un intérieur mal entretenu, où tout est abîmé ou sale, mais le jeune semble s'y sentir comme un poisson dans l'eau alors le chevalier s'abstient de tout commentaire et se contente d'une prière silencieuse pour qu'on ne lui serve pas de la pisse d'âne.

S'il s'était bien attendu à ce qu'Axel finisse par négocier, Chris ne s'était pas attendu à ce qu'il croie qu'il allait le ramener en Russie avec tout ce qu'il s'y passait en ce moment et il secoue aussitôt la tête.

"Non non non, je t'renvoie pas en Russie, pas du tout."

C'est vrai qu'il lui a seulement dit que ses parents voulaient qu'il rentre, ce qui a dû prêter à confusion.

"Non, tes parents veulent que je t'emmène en Australie, à la maison-mère."

Il explique succinctement, parce qu'on ne sait jamais trop quel genre d'oreilles peuvent traîner et qu'il préfère ne pas trop en dire quand c'est possible.

"Et on a quelques heures avant de devoir aller à l'aéroport, alors si t'as des affaires à récupérer ou quoi, on pourra faire ça après la bière. Ou des gens à qui dire au revoir ou n'importe. J'ai pas l'intention d'être plus chiant que nécessaire, c'est pas mon truc de jouer les grands méchants."

Et pendant qu'il suivra le gamin comme son ombre, il pourra faire ses recherches pour trouver du café à Maddie.

Comment ça on rentre pas en Russie ? Déconcerté je le regarde hagard sans vraiment comprendre. Je veux dire, je comprends chacun des mots utilisés, mais mis bout à bout j’arrive pas à capter. Sûrement pris de pitié par ma mine déconfite il apporte des précisions et là je peux pas m’empêcher de réagir en tapant du poing sur la table. La salope. Putain la salope. Putain d’enfoirée de salope de merde. J’déteste Old Fyre. J’ai toujours détesté, pour tout ce que ça représente, parce qu’il n’y a que des chevaliers où qu’on regarde, parce que c’est une putain d’île où y’a rien à faire à part se décorer les bras à coup de lame. Bravo maman, tu sais à chaque fois te surpasser.

Y’a des gens qui se retournent sur nous, parce qu’ils voient qu’il y a un malaise et c’est pas l’endroit des dramas et des larmes au Zapata. Vous voulez que je vous aide peut-être ? Z’en avez pas assez de voir la misère à chaque coin de rue il vous faut encore vous repaître du moindre malheur de vos voisins en bandant à moitié parce que c’est pas vous qui vous en prenez plein la gueule ? Mais rêve pas, toi aussi t’as une vie de merde, tu fais genre que tu sais pas ce que c’est et tout pour le cacher mais toi aussi tu noies tes larmes le soir dans ton oreiller, alors ferme ta gueule ou dégage mais en tout cas laisse-moi m’indigner si j’veux bordel ! Ça ressemblerait à quoi la vie si y’avait jamais un mec pour taper du poing sur la table ?

Et Lancelot il parle tranquillement comme s’il voyait rien. Je n’arrive plus à me concentrer sur ce qu’il dit. J’ai juste envie d’envoyer voler la table, de dire au monde entier d’aller se faire enfler ailleurs et que j’pourrais l’aider à s’faire niquer s’il est prit de timidité. Je me sens comme fusillé, castré, on a plombé mes ailes d’une façon crade et j’ai juste envie de tout salir en retour et que plus rien n’ai de sens hormis la violence et le chaos et la destruction et le sang. Je veux refaire la tête du monde à coup de barre de métal ornée de barbelés.

Le serveur – plutôt mignon d’ailleurs, mais quelle importance ça a maintenant ? - pose nos bières sur la table et je lui attrape le bras avant qu’il parte pour lui dire de m’en mettre une autre pour remplacer celle que je m’enfile presque d’un trait. L’autre me regarde étonné, et il répète ce qu’il venait de dire, qu’on pouvait passer récupérer des affaires et dire au revoir à des gens avant de partir pour l’Australie. La putain de blague… Il s’rend pas compte que si je revois un seul des doux visages de mes colloques de passage ce serait infiniment cruel pour moi ? Non, valait mieux partir vite et sans un regard en arrière, comme un pansement qu’on arrache, puis disparaître. Et tant pis si on a la gorge serrée et les larmes aux yeux. La vie c’est pas un conte de fée. Je l’avais presque oublié.


Assis sur le siège côté fenêtre, je laisse mon regard traîner sur le paysage qui défile en dessous.


Una mattina mi sono alzato
O Berlin ciao, Berlin ciao, Berlin ciao ciao ciao...