Vêtue d’une robe de soie, Theva était arrivée juste avant le début du discours. Avec curiosité, la Juste s’était faufilée vers l’avant de la pièce en attrapant au passage une flute de champagne. Il était bon! Dommage qu’elle fût trop concentrée à fixer et à juger le nouveau capitaine pour vraiment en apprécier la délicatesse.  

Autour d’elle, le monde sont confus, énervés ou au contraire ravis, mais tous sont en pleine réaction. Pour sa part, Theva est plutôt calme. William a l’air sincère et plein de bonnes intentions, ce qui n’empêche pas la Tibétaine de chercher dans son verre presque vide la réponse à une question toute bête... À quoi est-ce qu’ils ont pensé? Franchement! Elle le connait depuis longtemps, Will, elle l’a même vu grandir, passer d’un ado hyperactif à un homme à peu près capable de tenir en place, un pas pire bon chevalier aussi… Mais comme capitaine? Vraiment? Quelle idée!

Les yeux de la femme aux oreilles pointues (mais présentement bien cachées dans sa coiffe) avaient roulé d’incrédulité avant que son nouveau patron termine tout à fait de parler, puis elle s’était dirigée vers la table pour prendre un deuxième verre… Mais elle avait rencontré un obstacle en chemin. Un obstacle de bonne taille qui portait donc un joli costume bourgogne.  

Theva avait poussé un petit cri sur le coup. Pas parce qu’elle venait d’entrer en collision avec la lieutenante de la faction Sud… Non non. Plutôt parce qu’elle avait échappé sa coupe pas tout à fait vide sur le coup. Ça fait que ça explose sur le sol lustré, qu’il y a maintenant du verre partout, avec un petit peu de liquide pour ne rien aider. Super. Exactement de dont elle avait besoin. Que tout le monde autour avaient besoin. Que ses orteils exposés par son escarpin ouvert avaient besoin.

- Ça commence bien, dit-elle avec un petit éclat de rire sarcastique.

Comme lieutenante, elle n’avait pas le choix de prendre part à cet événement aux allures bourgeoises et plus qu’ennuyantes. Elle aurait presque préféré être enfermée dans son bureau à remplir des dossiers et des rapports plutôt que de devoir écouter un autre discours. Au moins, personne ne l’avait obligée à porter une robe – oui, ses parents chevaliers s’amusaient bien à le faire autrefois – et elle pouvait revêtir un costume bourgogne confortable qui épousait son corps à la force masculine, mais avec des courbes féminines.

Cet événement était différent, on annonçait une nouvelle tête d’affiche à la direction. William. Tamar retint un esclaffement entre l’ennui et l’arrogance. Ce petit poireau était difficile à gouverner, il prenait toujours mille chemins pour faire une simple mission. Ses rapports étaient horribles à remplir, comme lieutenante. Elle espérait malgré tout qu’il saurait assumer cette position, malgré qu’elle soit ennuyée de voir un autre homme entrer au pouvoir.

Pendant qu’elle écoutait la fin du discours, la grande femme fut victime d’une collision d’une belle dame aux traits ronds et délicats. Elle reconnut vaguement Theva, une personne avec qui elle avait eu la chance de travailler.

Au sol, un mélange de verre et liquide alcoolisé, un cocktail dangereux pour des personnes en talons hauts.

-Ne bouge pas, commanda-t-elle.

Elle fit un signe de main aux personnes qui s’occupaient du service de venir ramasser le dégât, pendant qu’elle se poussait un peu pour les laisser travailler.

-Rien de cassé ? Enfin… à part le verre.

La conversation n’était pas son fort. En gentleman, elle leur servit deux nouvelles coupes.

C’était froid et déjà collant sur ses pieds. Peut-être un peu piquant aussi, mais Theva n’était pas certaine si son imagination lui jouait des tours ou si des éclats de verre s’étaient bel et bien rendus jusqu’entre ses orteils.

Sous les ordres de Tamar, le plus gros du bazar se fit heureusement ramasser tout autour de Theva. Sauf que tout ça ne se fait pas en une seconde non plus. Non. Ça prend quelques minutes, temps pendant lequel la Juste n’avait pu que pincer des lèvres et regarder la scène d’un air vaguement misérable. Ses yeux étaient d’abord vers le sol. Puis vers la lieutenante. Puis vers la serpillère. Et hop vers l’employé qui lui rend un petit sourire trop poli pour être sincère. Quel malaise… Maintenant il ne lui restait plus qu’à les garder fermés jusqu’à ce que le garçon termine sa besogne. À la fin la Juste le remercie avec sincérité, mais elle est pressée de passer à autre chose et ça se sent. Donc elle évite de le regarder et pose plutôt son attention sur la grande femme qui lui sert une nouvelle coupe de champagne.

- Oh juste mon égo, dit-elle en haussant des épaules.

Elle porte la coupe à ses lèvres, souriant timidement contre le bord.

- Merci, dit-elle ensuite autant pour le nouveau verre que pour l’appel rapide au service ménagé.

Et puis il y a un silence. Cette fois, ces grands yeux noirs ne cherchent pas à s’échapper comme pendant la parade de la serpillère. Il n’y a pas vraiment de malaise juste un moment d’attente. Un vide pendant lequel Theva laisse l’occasion à Tamar de prendre une initiative ou encore de partir de son côté. Puisqu’aucune de ces deux choses n’arrive, c’est finalement la femme aux oreilles pointues qui hume pensivement avant de prendre la parole.

- William était dans ta faction, oui? Tu en penses quoi?

La question est vague, mais plusieurs aspects l’intriguent. Comment Tamar peut envisager l’avenir avec lui. Puis entre les lignes, Theva serait curieuse de savoir si son élection était supportée par les quatre lieutenants.

Devant la réponse de la chevalière, Sullivan ne put empêcher un rire franc de sortir de ses lèvres. Elle avait peut-être ressenti de la honte devant cet incident, mais Tamar allait oublier sa maladresse assez rapidement. La lieutenante n’était elle-même pas à l’abri d’une simple gaffe.

-Guéris ton égo, ce n’est rien, dit-elle pour la rassurer.

La femme au teint basané lui offrit un sourire franc de dents blanches qui contrastaient avec ses lèvres sombres.

-De rien. Ça a un quelques bienfaits d’avoir de l’autorité.

Un long silence. Tamar n’était pas vraiment douée pour entretenir les conversations, d’où sa grande solitude. Mal à l’aise, la lieutenante replaça les manches de son veston de la couleur  profonde d’un bon vin. Finalement, Theva prit la parole, les sauvant de ce silence par le même coup.

Répondre à cette question ici était risqué. Elles étaient entourées de silhouettes aux grands yeux et aux grandes oreilles. Tamar s’approcha un peu et baissa la voix pour répondre franchement.

-Je pense que c’était terrible de l’avoir sous mes ordres, alors je ne le vois pas vraiment devenir un leader efficace… Il a du cœur, oui, mais je suis tout de même agacée de voir un autre homme au pouvoir.

Elle prit une gorgée du liquide clair et alcoolisé.

-Quand est-ce que ce sera notre tour, tu crois ?

Sa bourde eut au moins le bienfait de faire rire l’autre femme, ce que Theva apprécia timidement avec un petit sourire mutin qui monta au coin de ses joues.

Tamar répondit à sa question, disant non seulement son opinion, mais aussi son ressenti. Clairement, il n’y avait pas que son rire qui était franc et Theva appréciait ça. Puis rendu au dernier commentaire, ce fut à son tour de rire, le son sortant de sa gorge étant aussi honnête que rempli d’autodérision.

- Moi j’avoue que je ne voudrais pas être capitaine, même pour tout l’or du monde.

Ce serait trop de travail. Trop contraignant pour elle qui voulait juste explorer le monde. Être libre, c'est tout ce qu'elle voulait. Devenir une figure publique, ce serait aussi très risqué vu qu’elle était quand même en fuite. Non, définitivement, ce serait beaucoup trop facile pour ses confrères Justes de lui mettre la main dessus dans ce contexte. Jamais elle ne ferait quelque chose d'aussi stupide.  

En sirotant sa coupe, les yeux bridés de la Tibétaine fixèrent un instant sa supérieure. Elle avait l’air de calculer quelque chose…

Theva n’avait perçu aucun mensonge pendant leur échange. Non, son don ne s’était pas activé. Et pourtant... Il y avait quelque chose. Ça titillait sa curiosité et la fit finalement lever le nez vers Tamar avec un air de créature intriguée.  

C’est ça! C’était la dernière phrase, ainsi que le commentaire sur les bienfaits de son autorité.  

- Donc tu aurais voulu être capitaine à sa place? Demande-t-elle finalement avec l’ombre de sourire en coin.  

La femme asiatique souriait, ses joues remontant vers ses yeux en amande. Ses traits étaient ronds, enfantins et agréables. Tout le contraire de la lieutenante à la mâchoire carrée.

-Pourquoi pas ?

Tamar ne savait rien de l’histoire de Theva, de sa fuite. Alors, elle disait ça avec toute l’innocence du monde, comme une évidence.

La lieutenante était franche, parfois trop dure dans ses mots. Jamais par malice. Mais elle n’aimait pas le mensonge. Voiler la vérité ne faisait que compliquer la vie et elle n’avait pas le temps ni la patience pour les choses complexes.

Une autre gorgée alors que la dame posa une question. Elle avait lu si rapidement en elle, que Tamar s’était étouffée avec le liquide rempli de bulles. L’Irlandaise reprit son souffle et bomba fièrement la poitrine.

-Bien sûr que j’aurais voulu. S’tu savais depuis quand j’en rêve. Mais je suis pas douée en politique. Je pense trop avec mes poings. En fait, je pense rarement avant de parler. Et ça, c’est pas bon pour le PR.

Un sourire éclatant prit place sur ses lèvres alors qu’elle haussait les épaules.

-Toi, tu ferais une bonne cheffe. T’as l’air douée pour découvrir les vices cachés des gens. Je te prendrais bien aux ressources humaines.

C’était peut-être une tentative de flirter, ce compliment. Mais on pouvait facilement passer à côté.