Les ordres de l’Ordre n’étaient pas exactement précis sur tous les points. Ils étaient même plutôt vagues. Voire imprécis.
Ils n’interdisaient pas, en tout cas, de se rendre sur les lieux de la pluie d’étoiles filantes avec d’autres personnes et lorsqu’on ne m’interdit pas formellement quelque chose, hé bien je le fais. C’est une règle que mes parents ont comprise très vite mais que d’autres têtes pensantes ont l’air d’avoir plus de mal à intégrer.
Et c’est la raison pour laquelle le matin de la nouvelle Lune je sors d’une tente quatre personnes dans un camping frison. J’entends de l’autre côté de la toile des gloussements adolescents et je sais qu’A.J. et son meilleur ami sont debout également, mais je ne vais pas aller les déranger. Je les laisse gérer leur rythme, leurs envies, depuis le début de la semaine. C’est comme ça que les enfants grandissent.
Je me lève, donc, et sur le réchaud au gaz je mets à chauffer le lait. Les gloussements se transforment en discussion. Je souris.

L’après-midi de la nouvelle Lune. Mon enfant et son ami -embarqué dans cette aventure avec l’autorisation de son père, bien entendu- veulent aller faire planer des cerfs-volants dans les champs. Je les laisse faire pour pouvoir me préparer pour la nuit.
Une fois libre des obligations de surveillance de jeunes je me réfugie de nouveau dans la tente pour faire un sac adapté à la mission, celle dont je n’ai pas parlé à A.J. pour ne pas risquer une fuite d’informations auprès de nos voisins de camping. Je mets dans le cabas des gants de protection, des snacks, un grand drap pour pouvoir s’asseoir dans l’herbe et regarder le ciel s’illuminer, et un petit télescope de poche. Il ne me reste plus qu’à enfiler une tenue adaptée et à attendre le passage du temps.
Les enfants reviennent avec les joues rougies par le vent et des sourires immenses. Je leur demande de tout me raconter autour d’un biscuit. Je n’ai presque pas envie de les laisser pour la soirée tant je les trouve adorables, avec leurs phrases trop rapides et leurs exagérations sur le décollage des cerfs-volants.

Fin d’après-midi. A.J. et Logan sont revenus au camping et ont l’interdiction de le quitter de la nuit. La soirée karaoké dans le bungalow principal les occupera à ma place.
Moi je monte dans ma voiture et je me rends à la gare où je dois aller chercher un collègue. On m’a donné son nom, je l’écris vite fait sur un panneau pour ne pas avoir à deviner qui des passagers du train sera celui que je devrais conduire au milieu de la campagne frisone pour observer tomber les étoiles.
L’heure arrive, le train entre en gare. Je suis debout devant la sortie du quai, “K. Albrecht” inscrit au feutre rouge sur le dos d’un calendrier dans mes bras, une longue jupe bleue nuit couverte de motifs stellaires et une chemisette blanche sur le dos. Il ne peut pas me rater, n’est-ce pas ?

Il me regarde bizarrement, sa belle face levée vers moi, et je me contente de lui sourire en retour comme toujours. Je sais, je le dépasse d’une bonne tête. Je sais, j’ai des hanches. Et je sais, mon calendrier est incroyable. Ce n’est pas quelque chose qui est courant, ça, alors j’en joue honteusement : je l’agite un peu en un salut aimable et j’observe attentivement pour voir si mon partenaire le suit des yeux, choqué par le club Barbe & Moustache de Terre-Neuve et leurs queues de sirènes. Si c’est le cas ce n’est pas très grave mais je vais juger. Fort.

- Fantastique ! La voiture n’est pas loin.

Je l’y mène d’un bon pas. Je le fait s’asseoir dans le siège passager parce qu’il est hors de question que je ne sois pas derrière le volant, la fenêtre ouverte et le vent dans les cheveux si la nuit est si belle.
Et elle l’est.

On s’éloigne de la ville et le noir des cieux devient petit à petit un spectacle lumineux composé de miliers d’étoiles qui brillent comme autant de feu-follets. Ce n’est pas souvent que j’ai le nez en l’air mais cette nuit, je ne vais pas me priver.
Je pointe du doigt les constellations que je reconnais grâce au meilleur ami d’A.J. et sa fascination pour les corps célestes. J’explique même à monsieur Albrecht, avec toute l’autorité de quelqu’un qui n’a appris ce fait que depuis deux jours, que l’étoile du berger est en fait Vénus. Incroyable non ?
Beaucoup moins que notre première étoile filante.
Elle est tellement lumineuse que je manque de piler la voiture de surprise… Pour le faire quelques dizaines de mètres plus loin vers la gauche qu’il a indiqué, lorsque la route se termine abruptement sur un terrain mi-herbeux mi-mouillé. Un éclat de rire me vient. Je ne le retiens pas.

- Prêt à te mouiller les mollets ?

Je n’attends pas la réponse de l’autre Chevalier. J’ouvre grand ma portière, j’attrape mon sac sur la banquette arrière, et en riant encore je m’engage dans le champ. L’herbe me monte à mi-cuisse, le sol est lourd et riche, l’air pétillant de choses magiques et de la fraîcheur de la nuit. J’ai envie de virevolter, de sauter, de chanter, de vivre.
Je me tourne vers Klaus pour lui décocher mon plus bel air amusé mais fourbe, celui qui me remonte le nez et me donne des airs de renard, celui que j’ai transmis à mon enfant.

- Le dernier arrivé paie le café en rentrant !

Est-ce peu professionnel ? Je m’en fiche ! Le moment est trop beau pour être passé bien trop sérieusement à marcher d’une étoile tombée à une autre.
Je prends mes jambes à mon cou, donc. Avec toute la vitesse dont je suis capable, relevant ma jupe à mes hanches et laissant le sac me battre sur les flancs, je suis une forme vive et gloussante entre les herbes qui file en direction de la pluie d’or.