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Nostalgie de la lumière

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Mar 18 Mai - 9:54

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Habitation permanente : Un vieil immeuble parisien
Occupation : Commerçante
Saskia Alvarez

Saskia Alvarez
Il fait étrangement doux, ce soir-là. C'est pas vraiment naturel pour un mois d'octobre, mais l'automne s'alanguit encore dans les restes d'un été interminable qui permet encore de musarder à la brune dans les effluves du jardin qui fane. Elles sont deux, assises dans le grand rectangle de lumière jaune qui coule de la porte ouverte sur le seuil de pierre. Derrière elles, la maison s'est tue, mais le silence vibre encore comme après l'orage quand le calme garde l'écho du tonnerre. Il y a eu des cris, il y a eu de la colère, le déchirement.

Lentement, Saskia fait jouer ses phalanges bleuies quand elle fume, les doigts serrés sur son mégot. Ses articulations lui font mal encore des coups qu'elle a donnés, toutes phalanges dehors et les bagues avec pour lester la main d'une poignée de pierres froides. Elle n'a pas réfléchi, elle ne sait plus vraiment d'où c'est venu, mais c'est venu comme un coup de fouet, un coup de sang, le démon dans les veines qui a soudain pris toute la place. La première gifle a porté de travers, en plein sur les os de la mâchoire. Une fois, deux fois, et puis encore et encore. Ça claqué l'os contre l'os et la chair contre chair, avec toute l'ire dénouée de trop d'années de silence. Des deux, elle n'est pas vraiment sûre de qui a eu le plus mal, elle, ou lui. Il y aurait de quoi être fière, mais Saskia ne s'arrache qu'un sourire amer. Ça ne lui ressemble pas de perdre patience, comme ça. C'était de ces moments de trop, trop de fois répété quand le mari qui s'estime lésé vient chercher ce qu'il croit être son bien : à lui la femme, et les enfants, et tout le reste aussi. Il fallait châtier l'arrogance, il fallait le remettre à sa place et elle refoule au fond de son ventre la joie sauvage qui hulule encore et qui lui dit à quel point ça fait du bien. Le frisson de la violence, c'est moche, mais ça fait du bien, le goût du sel et le goût du sang, et l'Ombre qui rit, qui rit, à toutes dents.

Ça fait du bien, hein ?

Le doux murmure de l'Ombre se dilue dans la voix de Luela, serrée contre Saskia, blottie dans les plis de son châle, comme un oisillon. Le timbre tremble, mais ne lâche pas prise, pas encore.

- Quand c'est que ça s'arrête, tia, quand est-ce qu'on arrête d'être en colère et d'avoir mal au cœur comme ça ?

Saskia soupire. "Jamais", elle a envie de répondre. "Ça s'arrête jamais, petite, si un jour tu t'arrêtes d'être en colère c'est qu'ils ont eu raison de toi." Elle se tait encore, et elle aspire une longue, longue bouffée sur la cigarette qui s'embrase dans le contre-jour. Les fumerolles affluent, refluent, s'enfuient, vent arrière sur la nef des serpents paresseux qui planent dans l'air immobile, saturé par les odeurs de terre et de feuillages flétris. À ses pieds son ombre s'étend, immense, et s'agit dans un rire muet.

- Je sais pas,
tempère-elle, je sais pas.

Elle grimace quand ses doigts endoloris s'emmêlent dans les cheveux de la jeune fille appuyée contre contre son épaule et qui, tout doucement, comme une averse qui tombe, pleure un peu avec toute la dignité d'une adolescente de seize ans.

C'était pas une journée facile. Elle ne le sont jamais vraiment, avec tout ce qu'il y a à garder à flots avec seulement deux bras, mais il y a des fois où ça s'accumule, et la vague gonfle, elle gonfle au fond des entrailles, et l'Ombre s'agite plus que jamais. C'était pas pire, c'était pas mieux, c'était juste un peu trop. Les petits cailloux font les grandes rivières, quelque chose comme ça, et c'est une de ces journées qui fait un torrent.

Dans la nuit qui tombe, le bras noué autour des épaules, la joue contre les cheveux pour bercer la peine. Saskia voudrait bien lui dire qu'elle aussi, parfois, elle se sent si découragée, si impuissante, tellement pleine de colère et le cœur en tellement de morceaux. Des échardes et des esquilles pour planter la rage dans la peau, dans la chair, jusque dans les os.

- Je sais, neña, je sais
, elle chuchote. Il paraît qu'un jour ça cesse, il paraît qu'un jour on arrive à faire avec.

Tout ce qu'elle a trouvé, Saskia, c'est de se faire un coeur de pierre pour arrêter de le voir s'effriter de jour en jour quand il faut éponger toute la misère du monde et même peu plus. Les papiers, les petits papiers, des océans de papiers, des familles à loger et des bouches à nourrir, des histoires à écouter parce qu'il faut bien les dire, il faut bien dire à quelqu'un ce qu'il a fallu traverser pour arriver là, même si c'est une mer, même si c'est une montagne, même si c'est des pays entiers et des enfers à ciel ouvert qui mâchent, qui mâchent, les corps et les vies. Il y a les histoires, et il y a ce qu'ils ne disent pas. C'est souvent là, dans ce que la pudeur refuse au verbe, qu'elle trouve le pire du pire : dans le récit qui s'impose, brut, net, sans fioritures, quand il faut regarder les cicatrices et les blessures. C'est que le corps est bavard, quand la bouche reste close. Il porte en lui ses propres mots, il raconte tout ce qu'il a pu engranger de souffrance, les horreurs minuscules et cachées, le délabrement qui ronge, et souvent, aussi, à quel point le corps s'accroche à la vie.

- Quand est-ce que ça s'arrête, tia, quand est-ce que ça s'arrête ?

- Je sais pas, neña, je sais pas.

Une respiration, des fleuves de fumée. Ça recommencera. La petite est partie et Saskia est restée, tête à tête avec son ombre, en fumant sombrement sur le pas de la porte. Cheveux et châle, et jupe éparse, noir partout. Son ombre sourit à ses pieds, étalée en flaque d'encre, et avec une grâce serpentine, une légèreté aquatique, elle afflue pour l'envelopper brièvement et bercer la sorcière de la douce étreinte de leurs rêves assassins.
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Mer 19 Mai - 12:25

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    — « Où, Papà, tu penses pas qu'il s'est perdu ? »
    — « À ce stade, il a dû aller boire en face ! » Un sourire discret s'envole.
« Mieux vaut boire ici qu'en face », c'est l'enseigne d'un snack devenu arrêt essentiel de la route de la Vésubie, la vallée adjacente à celle de la petite famille. En face, c'est la rivière, et en face, la petite aire aurait bien pu s'y trouver. Les dernières crues ont tout emporté : forêts, quartiers, centrale électrique. La fureur hydrique n'a laissé après son passage que des décombres parmi lesquels riverains trient leurs souvenirs et ceux venus de la ville leurs denrées palliatives. Abandonnés à la catastrophe climatique par le pays des droits de l'Homme, les perdants demandent l'entraide venue de toutes terres maralpines pour adresser leur détresse. Leur pudeur par le déshonneur assaillie, sous l'inquisition oculaire de nombreux pigistes ou autres touristes de l'apocalypse, un désir de se reconstruire peuple leur conscience.

Cette réalité qui les frappe maintenant, certains la voient macérer au cours de leurs vies. Ces indiscrétions subies des nomades du bitume froid aux séquestrés par millions des cages d'amiante parmi lesquels Miquèu a si longtemps erré. On n'arrête jamais de lutter, malgré les épaules lourdes face aux échecs répétés, même avec la volonté de se relâcher. Fatigué de mourir pour ses idées, lui, décida d'en vivre, cueillant force dans la prunelle de ses yeux, enrichie du fruit qu'il eut enfanté, aujourd'hui salie superficiellement par les sulfates de ferrailles qu'elle assiste à échanger pour un pécule suffisant à financer, pour ceux dont les foyers se sont dispersés dans les flots, un espoir... Peut-être.
    — « Arqua petan salope, oh ! Il en a mis du temps ! » Un sourire bien moins discret persiste alors que le tronc paternel se gonfle de rire ;
    — « Je t'ai bien éduquée, benthi ! » Il se lève en direction du fourgon utilitaire d'où sort une vieille connaissance. « Aloura, palhassou de merda! Qu'est-ce qui t'a pris si longtemps ? » Leur retrouvaille est interrompue par la prise de parole inopportune du passager :
    — « Ouais, non, désolé du retard, on s'est pris des plombs et un putain de melon nous a coupé la route. » Se crispe immédiatement l'ami qui perçoit, à la lenteur d'un glas funèbre, la révulsion se dessinant dans les rides de Miquèu, dont il évite le regard, comme pour en décliner la responsabilité.
    — « J'ai pas bien compris, jouve, un putain de quoi ? » Une seconde chance. Il fait le tour du capot pour se rapprocher des lèvres qui exultent le poison.
    — « Un melon, un wesh quoi ! Un ara- » Un bas de paume vient déplacer sa maxillaire inférieure avec le fracas de tout un régiment d'ottomans, propulsant son corps vers de lointaines constellations où son racisme est aussi impertinent que toute considération terrienne.
    — « Je veux plus t'entendre. La prochaine, elle va te manger la tête entière ; ton corps va faire sablier ; je vais t'attraper les deux jambes et tondre l'herbe avec toi — hépep ! — commence même pas à me répondre, je vais m'enrouler ta langue autour de la main et te ricocher sur le poing ; on va marteau-piqueuriser d'ici jusqu'à Bairols, discute même pas ! » La petite se cache pour rire tandis que l'ami canalise le sien en son for intérieur, face à l'inventivité avec laquelle Miquèu trouve à terrifier son équipier, avant de reprendre la parole :
    — « Où, Miquèu, laisse : les apprentis, tu sais ce que c'est. Mon père était pas bien, sinon... » Avant de n'en dire trop, il se tourne vers le chenapan. « Bon, toi, descend le tube, tu le mets là-bas et tu oublies pas le sac avec les raccords et la filasse. » Un soupir exaspéré lui échappe avant de se voir invité à l'intérieur.
Privé de mondanités, le petit malheureux s'affaire tandis que les autres rentrent discuter autour d'un café, où les hommes se retrouvent pour discuter de leur aîné. François sur sa carte d'identité, Choa était « un vrai » : pêche dans les criques surplombées par le Chemin des contrebandiers, couïna nissarda à la maison et la lenga en dehors, un travailleur hors-pair et sociable. Surtout, il était des rares à avoir fait preuve de compassion face à l'énergumène algérien que la France repoussa. Grâce à lui, il prit les Alpes méditerranéennes en son cœur et trouva l'activité lucrative à laquelle il initiait justement sa fille, qui entend les nouveaux vieux ressasser leurs souvenirs en se concoctant une friandise de ses mains fraîchement lavées. « Il faut pas vieillir. » C'est la phrase qui retentit dans la maison alors que la mémoire passée laisse place au présent qui vibre dans les articulations de l'ancien, niché dans le bas-ventre bedonnant, couché bien loin de son ami en attendant un meilleur jour.

Ça ne s'arrête pas. Malgré tout, on continue de se battre. Dans l'immédiat, pour Louise, il s'agit de repousser l'embarras des questions usuelles sur les amies, les amours ou les emmerdes qui semblent composer une checklist secrète dont elle n'a pas conscience tant elles ont si peu à voir avec sa vie. Heureusement, pour cette fois, il y a une réponse rapide. Alors, elle se précipite à décrire le petit projet pratique qu'elle et son père s'apprêtent à mettre en œuvre grâce à la livraison de « Choa fils », comme on aime à l'appeler : avec un peu de bricolage et de la laine de roche qui n'avait pas encore trouvé une grande utilité, toutes ces pièces fermeront un merveilleux laboratoire hydroponique, afin de venir en aide dans la durée aux sinistrés des vallées enragées, mettant fin à leur précarité alimentaire. Pas grand chose peut-être, si ce n'est la promesse d'un jour meilleur.

Amusé par la perspective, c'est grâce à cette belle histoire que Louise laissera alors l'invité revenir en ville un sourire aux lèvres, tandis que les siennes se voient enfin accordées le répit d'ingérer de nouvelles sucreries. Le père prend le relais : « Au fait, rends-moi un service, s'il te plaît : appelle le mec de Bellonzi pour moi. Allez, bouòna!», se libérant de la corvée d'appeler le récupérateur des métaux, ne serait-ce que pour passer un peu plus de temps à sélectionner avec sa fille, les plantes qui serviront à nourrir leurs semblables.
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Nostalgie de la lumière

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