Aéroport de Sidney - 22h53

Nous attendons depuis déjà deux heures, l’avion est retardé pour je ne sais quelle raison. Fais chier. J’aime pas attendre, j’aime pas prendre l’avion. Faut croire que tous les voyages que j’ai fait pendant mon enfance ont pas suffi à me débarrasser de cette phobie débile. Bon je suis pas seule, heureusement. Toria est là avec Viviann. On devrait rejoindre les membres de la famille au US pour les funérailles d’un oncle. Grand mère sera là aussi, ça fait longtemps que je ne l’ai pas vu. Je crains déjà ses commentaires sur mon âge et le fait que je sois toujours célibataire. Pas de mari en vue, encore moins de bébé.

*le téléphone bip*

“Déjà?! Je suis partie depuis moins de 12 heures !”

Un nouveau message de Spencer. Pourquoi il a fallu que je le choisisse pour me remplacer au sanctuaire sérieux ? Bon, j’avais personne d’autre sous la main... En temps normal, c’est papa ou maman ou encore Victoria à qui j’aurai confié les clés de la maison, mais ils sont tous présents aux funérailles d’oncle Rob. Spencer, c’est un gamin de 20 ans, ultra sérieux avec un balai dans le c*l. Il est parfait pour m’aider avec toute ma paperasse, il est ultra zélé, mais c’est lourd par moment. C’est le petit frère d’Isaac, il avait besoin de voir le monde et de sortir du sanctuaire de son père. Il m’a demandé de le prendre avec moi, histoire de l’aider à devenir plus débrouillard. Pis avec ses beaux yeux, impossible de dire non.

“J’ai besoin d’un verre, tu veux quelque chose ?” Je lance à ma cousine, assise sur le siège voisin au mien.

 

Le regard gris de Viviann bondit d'un côté à l'autre en suivant les mouvements colorés des vêtements et des bagages, avec sa curiosité inquisitrice qui brille dans ses yeux grands ouverts. Elle ne pleure pas et c'est déjà quelque chose, ce qui n'empêche pas sa mère de s'inquiéter en contemplant ses petites joues écarlates, fiévreuses à cause des premières dents qui commençaient à lui charcuter les gencives.

Plus proche de la crise encore que le bébé, Angie, à côté, était crispée et de mauvaise humeur, prête à mordre et à se faire les dents sur le premier malheureux venu. Il y avait de quoi, il faut dire: les funérailles de l'oncle Robert n'annonçaient rien de bon pour l'ordre familial et pour la pression qu'allait subir la jeune génération dont les deux femmes faisaient partie. La bonne nouvelle pour Angelica, au moins, c'est qu'en arrivant ensemble avec Viviann, leur fouine de grand-mère serait si choquée d'apprendre l'existence de son arrière-petite-fille qu'elle risquait de foutre un peu la paix à la gardienne pour plutôt asticoter sa cousine au sujet des détails qu'elle ne lui donnerait pas.

À l'interphone, soudain, on annonce enfin le départ.

— Eh, la bonne nouvelle c'est que ton téléphone va tomber en mode avion pour les 20 prochaines heures, glousse-t-elle même si elle soupçonne que le manque de nouvelles l'irriterait autant que le fait d'en recevoir trop.

Un verre? Le rêve! Si seulement elle n'allaitait pas. Autrement, Victoria en veut beaucoup de choses: hélas, rien qui ne peut lui être offert spécifiquement dans cet aéroport et à ce moment-ci en particulier. Le regard en biais qu'elle accorde à Angie le traduit bien. Viviann, elle, par contre, veut jouer avec la jolie chevelure lisse de sa tantine. Ses petites mains de raton trouvent même sans mal les mèches dans lesquelles elles s'entortillent.

— Awh.

Plutôt que d'arrêter le geste de son enfant, Victoria se penche vers sa cousine pour éviter que la petite ne tire et ne lui fasse mal, puis elle rejoint son geste en glissant ses doigts moqueurs dans ses cheveux argentés

Ça allait être un long voyage.

Quelle question, c’est vrai que Vic ne boit plus depuis sa grossesse. Mais en même temps, une si adorable petite créature vaut bien le sacrifice. Viviann est tellement à croquer avec sa petite tête blonde.

Fais chier cette annonce à l’interphone qui nous dit qu’il est l’heure d’embarquer. J’aurai pas le temps d’aller me chercher un verre. Mais bon dans le fond, ma cousine a raison, je vais être suffisamment inquiète pendant le vol de n’avoir aucune nouvelle. L’hôtesse devrait bien être capable de me trouver de quoi une fois à bord.

- Laisse-moi t’aider avec les bagages, même si on en a mis une grosse partie dans la soute. Jamais j’aurai pensé qu’un si petit être humain vienne avec autant d’accessoires !


Définitivement, je n’étais pas prête à avoir un enfant, à être maman. J’adore ma nièce, et je serai prête à la garder autant de fois que Toria en aura besoin - si elle a suffisamment confiance en moi - mais de là à en assumer cette responsabilité pour les 18 prochaines années, non merci. De toute façon, ça prend un papa et pour l’instant, il n’y a personne d’assez qualifié pour cela.

Alors qu’on se déplace vers le point d'embarquement, j’envoie un dernier message à Spencer pour le prévenir que je ne serai pas joignable. Je me demande si je ne devrais pas en laisser un pour Isaac aussi, juste au cas où. Ah puis merde ! J’ai bien trop de fierté pour ça. Je n’ai pas envie de lui écrire. Pas envie qu’il pense que j’ai besoin de lui pour superviser un gamin de 20 ans. Le petit est suffisamment sérieux et intelligent pour trouver des solutions si jamais il devait y avoir un souci dans les prochaines 14 heures. Une fois arrivée à Los-Angeles, on aura une escale de quelques heures pendant lesquelles je pourrai le contacter avant de reprendre un second vol en direction de Memphis.

-Je ne me souviens plus si tu me l’as déjà dit, mais c’est le premier voyage en avion de la petite ?

J’avoue que ça me stresse un peu aussi. Un bébé coincé dans une boîte de conserve géante, avec un risque de turbulences, avec la pression qui change et avec le bruit des moteurs. J’espère que tout va bien aller, parce que ça risque d’être long ! Je n’aime déjà tellement pas prendre l’avion…

Angie est encore et toujours tendue, mais au moins elle prend bien les petits jeux de sa cousine et de sa nièce qui gloussent et gazouillent en cœur. Apparemment, elle trouve même moyen de calmer ses nerfs en s’occupant d’elles : Victoria n’aurait pas nécessité son assistance pour les bagages desquels la gardienne se charge telle une mule pressée, mais elle la laisse faire parce que, eh bien, si ça pouvait l’aider à combler un peu son besoin de tout contrôler...

— Non, non. Vivi a l’habitude, c’est son... Sixième vol? répond-elle pensivement en prenant place dans son siège, en installant la petite tout contre elle, septième, même. Sans parler de ceux pendant ma grossesse. Entre mon appartement au sanctuaire, celui de Cy au Danemark, les grands-parents aux quatre coins du monde... Elle va avoir voyagé plus à 1 an que la majorité des adultes.

Et en général, elle est calme pendant les heurs de vol... Mais pas cette fois-ci. Cette fois, elle a les dents qui commencent à jouer des leurs 40 minutes à peine après le décollage. Sa fille pleure, pleure et pleure encore plus jusqu’à s’endormir d’épuisement trois bonnes heures plus tard, contre la gorge d’une Victoria éreintée qui n’avait jamais cessé de la bercer. À partir de là, la jeune maman n’ose rien dire pour un moment, trop effrayée à l’idée de réveiller la petite en parlant, mais elle chantonne, d’abord tout doucement, puis un peu plus fort jusqu’à être certaine que son enfant dorme bien malgré la vibration de sa poitrine.

— Pourquoi est-ce qu’on doit assister aux funérailles de Robert, déjà?

Elle connait la réponse, évidemment, mais son regard entendu exprime clairement en quoi elle ne trouvait pas que ça valait la peine de se donner autant de mal.

— Nouvel ordre familial, bla-bla-bla, ironise-t-elle en roulant son crâne douloureux contre le dossier avant de poser sur elle une œillade en biais, tu crois qu’ils vont encore en profiter pour essayer de nous caser avec nos cousins éloignés?

Quatre heures que l’on est à bord, quatre heures d’angoisses… La petite est inconsolable. Toria me dit que c’est à cause des dents. Certes. Les passagers semblent sceptiques. Certains ont tenté de faire des commentaires, mais les regards que je lançais autour de moi semblent en avoir découragé plus d’un. Entre mon instinct de protection pour ma cousine et son bébé et mon anxiété croissante, je devais avoir un air de tueuse… Ma foi, si je leur ai coupé l’envie d’aggraver la situation, c’est tant mieux !

La berceuse de Victoria semble avoir fonctionné, la petite s’est enfin endormie. Moi aussi, d’ailleurs, je commence à m’endormir, quand la voix de ma cousine m’interpelle. Quel sarcasme dans le ton de sa voix !

-  Robert était un des membres les plus important de la famille. Sa mort a un impact sur tout le monde, tu le sais bien…

Toria savait tout ça. Et moi aussi. Mais c’est vrai que l’une comme l’autre, on a d’autres affaires urgentes qui demandaient notre attention. Ça ne m’arrange pas de tout laisser en plan pour partir à ces retrouvailles de famille, mais ai-je vraiment le choix…?

- Comment veux-tu qu’ils essaient de nous caser encore ? Tu viens d’avoir un bébé et moi, ça commence à être affaire connu que je fréquente Isaac. Je ne suis clairement pas en couple avec lui. Pas pour le moment en tout cas, on n'en est pas là, mais… Bref, ce n’est pas le sujet ! On est en bonne voie d’être casées l’une comme l’autre, je ne pense pas qu’on sera le centre d’intérêt pour une fois !

Alors que je regarde à travers le hublot, la nuit est déjà bien avancée. De petites turbulences se font sentir, mais pas suffisante pour m’empêcher de dormir un peu. Alors qu’une hôtesse passe à côté de nos sièges, j’en profite pour lui demander un autre verre.

- Je ne sais pas si tu voulais de la compagnie, mais je vais essayer de dormir un peu…

J’étends alors mon siège pour être plus confortable et installe mon casque sur mes oreilles avec un peu de musique.

***

Alors que j’ouvre les yeux, j’entends un peu d’agitation autour de moi. Je tourne doucement la tête vers l’extérieur de l’avion pour réaliser qu’on commence à voir le jour se lever. Je suis un peu perdue, je m'étire en évitant de déranger ma cousine et la petite, qui semble toujours endormie.

- J’ai dormi longtemps ?

 

Robert était l’un des membres les plus importants du clan De Clairbois, certes, mais Victoria se questionne de plus en plus à savoir si elle considère vraiment celle-ci comme sa famille. Oui, Angie est sa cousine, sa famille, mais plutôt parce que les deux femmes avaient pris le temps d’apprendre à se connaitre au courant des dernières années. L’oncle Robert et l’affreuse grand-mère, en contrepartie... Ça devait bien faire trois ans qu’elle ne leur avait pas parlé et elle aurait pu continuer ainsi pour encore plusieurs autres. Dans le cas de Robert, ce serait d’ailleurs le cas.

— Je viens d’avoir un bébé en dehors des liens sacrés du mariage, corrige-t-elle, avant de grommeler tout bas, du moins à leur connaissance. Crois-moi, reprend-elle plus fort, on va me demander de me caser avec son géniteur... Ou avec n’importe qui d’autre qui voudra bien reconnaitre Vivi.

C’est, après tout, ainsi que ça s’est déroulé pour sa propre mère peu après sa naissance à elle.

***

Victoria dort un peu elle aussi, mais beaucoup moins longtemps qu’Angie. C’est que Viviann la réveille assez vite quand elle s’agite et menace avec une grimace de se remettre à pleurer. Sa mère l’apaise d’un sein que l’enfant prend aussitôt sans se soucier sur regard presque horrifié d’un homme d’âge mûr qui passe au même moment dans l’allée. Victoria, pour sa part, lui sourit et lui balaie son indifférence en quelques battements des cils.

— Quelques heures, répond-elle plus tard à sa cousine, mais on en a encore pour trois ou quatre avant d’atterrir.

Bel et bien éveillée, Victoria avait dit cela d’une voix engluée de sommeil et sans ouvrir ses yeux qui brulaient comme des plaies saillantes. Puis il faut croire qu'elle s’était endormie à son tour puisque c’est finalement sur une scène de débarquement qu’elle les ouvre, lui semble-t-il, juste un instant après.

Elles sortent ensuite à la lumière du jour, Victroia toute désorientée et un peu échevelée, déjà lasse d’observer le paysage américain qui se dessine à l’horizon.

— Il est loin, notre hôtel? Victoria espérait que non, parce qu’entre se préparer et se rendre au rassemblement, ça ne leur laisserait pas beaucoup de temps pour une sieste supplémentaire.

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