Quelques jours étaient passés depuis le Grand Rassemblement sur le Ferry Queen. J’y avais rencontré Tullio qui serait certainement mon premier patient ici à Old Fyre. Cette rencontre ne fut pas des plus réjouissantes et mon approche s’était avérée plutôt maladroite. Après réflexion, j’en étais venue à la conclusion qu’aucune autre approche aurait donné un meilleur résultat. Tullio était totalement fermé à l’idée de rencontrer un ou une spécialiste de la psychologie. Psychologue ou psychiatre, le résultat aurait été le même de toute façon.

En vue de cette consultation, j’avais fini par lire le dossier de mon collègue consultant. Toute sa vie, il avait été traité comme un dément à cause de ses facultés. Tullio avait été touché par les fées alors qu’il était enfant et personne ne voulait croire à ses visions. Il avait certainement dû vivre l’enfer et les nombreux psys qu’il avait vus n’avaient pas forcément dû le traiter comme il fallait. Un diagnostic de schizophrénie avait été posé durant son adolescence et on lui avait prescrit tout un tas de pilule. Pas joli donc… Cela expliquait sans doute le fait qu’il soit un ancien addict, bien qu’il soit sobre depuis quelques années maintenant, en grande partie grâce à la chevalière Victoria Machiavel. Les anxiolytiques en tout genre n’avait été qu’une porte d’entrée vers des psychotropes bien plus fort et bien moins sains… Je comprenais un peu mieux sa répulsion quand il apprit qui j’étais pendant le rassemblement.

Il était important que je connaisse son historique pour pouvoir l’aider, même si je n’étais pas totalement sûre de l’approche que je devais avoir avec lui. Après tout, j’étais quand même plutôt débutante et pour commencer, son cas n’était pas vraiment un cadeau. L’incident qui l’avait conduit dans mon bureau était bien plus récent et n’avait pas grand chose à voir avec son passif d’avant l’Ordre. Tullio avait été victime d’une agression sexuelle de la part d’une de nos collègues. La jeune femme l’avait drogué pour avoir ce qu’elle voulait de lui. Ce ne serait pas une mince affaire et il souffrait probablement d’une grosse forme de traumatisme lié à cet épisode. Et puis j’avais constaté lors de notre rencontre qu’il avait également un sérieux problème d’estime de soi. Il se dénigrait beaucoup et semblait avoir peu confiance en lui…

Lorsque le jour de notre première consultation arriva, j’étais assez stressée et je fis tout mon possible pour le dissimuler. Je ne m’attendais pas à faire de grand progrès aujourd’hui, le plus important lors de cette séance serait surtout de faire sa connaissance un peu plus en détail, mais surtout de réussir à instaurer un dialogue et idéalement d’obtenir sa confiance. Toutefois, j’avais un gros doute sur ce point, je pense qu’il me faudrait pas mal de temps pour l’amener à s’ouvrir sans retenue.

J’avais le nez dans son dossier, que je relisais une dernière fois, lorsqu’il frappa à la porte. Je rangeai donc la pochette dans le tiroir de mon bureau pour éviter un incident avec lui et allai lui ouvrir. Bien que je l’avais déjà rencontré, j’étais surprise de me retrouver face à lui qui me dépassait de plus d’une tête. Sa tenue me frappa aussi. La dernière fois que nous nous étions vus, il portait une tenue habillée et élégante, en costume trois pièces, alors que je le voyais là en tenue beaucoup plus décontractée. Le jean-basket était plutôt classique, mais il se cachait derrière un immense hoodie beaucoup trop large pour lui.

« Bonjour Tullio. Je t’en prie, entre. » lui lançai-je alors, m’écartant du pas de la porte.

J’en profitais pour lui indiquer le canapé sur lequel il pouvait s’installer. Je pris soin de refermer la porte avant de lui proposer un thé ou un café, histoire de détendre un peu l’atmosphère. Je vins m’asseoir sur le fauteuil qui faisait face au sofa et m’installait confortablement, ma tasse de thé dans les mains.

« Comment te sens-tu aujourd’hui? » Tentai-je pour initier la conversation.

"J'ai juste pas envie d'être là."

« Je comprends Tullio. Si tu n’as pas envie d’être ici, où préférerais tu être alors ? » Lui répondis-je patiemment.

De toute façon son comportement était clair, il ne pouvait pas le cacher. Il était venu à ce rendez-vous, car il n’avait pas le choix. Je ne savais pas vraiment quel chantage, les dirigeants avaient employé pour lui forcer la main, mais visiblement, il avait dû invoquer une raison suffisamment importante à ses yeux. Il savait également que j’avais eu son dossier. Cela devait être pour lui une véritable intrusion dans son intimé et j’en avais parfaitement conscience. Son ton était plein d’agressivité et son regard fuyant. Il paraissait profondément touché par cette situation bien qu’il me dise le contraire.

« Quels vieux trucs penses-tu qu’il y ai dans ton dossier Tullio? »

Je lui laissais le temps de répondre, essayant ainsi de trouver quels événements de son passé avait eu un impact suffisamment fort pour qu’il y pense encore en se disant que c’était un souci pour lui ou pour l’Ordre.

« J’aimerais entendre avec tes mots la raison de ta présence ici aujourd’hui, tu veux bien ? Je sais qu’on ne t’a pas laissé le choix, mais j’aimerais savoir ce que tu penses de toute cette situation. »

J’avalais une nouvelle gorgée de mon café avant de le poser sur la table.  

Alors que Tullio me disait qu’il préférerait être n’importe où plutôt qu’ici, je remarquais une hésitation au son de sa voix. Il avait sûrement une idée en tête. Il répondit assez rapidement à ma deuxième question, mais il était toujours autant sur la défensive et dans l’opposition. Son regard était empli de rage. Je devais être prudente dans mon approche et mes questions pour éviter d’attiser encore plus sa colère. Ce n’était pas le but recherché. Je devais vraiment l’amener à s’exprimer. Même si la colère était constructive, elle ne devait pas être trop importante pour autant sinon elle serait plus destructrice qu’autre chose.

« Et dans quel état étais-tu quand Victoria t’a trouvé ? »   Je lui laissais le temps de me répondre avant d’ajouter : « Peux-tu m’expliquer ce qu’il s’est passé avec Anya ? »  

J’entrais dans le vif du sujet et n’espérais pas avoir de réponse très intéressante pour le moment, mais ses réactions pourront me permettre de tirer quelques premières conclusions sur son état émotionnel. Le jeune homme éclata ensuite, me disant clairement qu’il ne voulait pas être ici et qu’il n’en éprouvait pas le besoin, même si la violence de ses propos indiquait justement le contraire. Alors qu’il laisse sa colère se déverser, je reste calme et silencieuse et l’écoute attentivement, m’assurant qu’il ai terminé avant de lui répondre.

« Tu n’es pas une petite chose brisée, Tullio, et encore moins cinglé. Je pense que tu es simplement un jeune homme qui n’a pas été pris au sérieux et qui a souffert de ne pas être cru. Je pense que tu as vécu beaucoup de choses traumatisantes et qu’aujourd’hui, tu es suffisamment fort pour combattre tes démons. Tu ne penses pas ? »  

Je le laissais là-dessus, attendant de voir s’il me retournerait cela à la figure ou si cela le calmerait un peu.

« Je veux juste comprendre ce que tu penses ou ce que tu retiens de cette période de ta vie. Peux-tu me dire ce que tu entends par quelqu’un comme moi, s’il te plaît ? »

Son agressivité était un peu trop exacerbée… Il fallait que j’essaie de le calme un petit peu pour éviter que la situation dégénère. De l’opposition, de l’agressivité envers moi et une forte dose de dénigrement envers lui-même. Je commençais doucement à prendre conscience de la gravité de la situation et du réel besoin qu’il avait d’être ici, en consultation avec moi.

« Tu sais Tullio, les choses ont beaucoup évoluées en matière de psychologie ces derniers temps. Et puis nous évoluons tous les deux dans un cadre qui nous prouve que le surnaturel existe, mais qu’il vit caché. Aucun civil ignorant de la véritable nature de notre monde n’aurait pu te comprendre. Je pense qu’ils avaient peur des vérités que tu énonçais. Mais avec le recul et la connaissance, je tiens à te présenter des excuses au nom de l’ordre des psychologues. Ton ancien praticien avait tort, même si à sa décharge, il ne pouvait pas le savoir. »

Lorsqu’il enchaîna sur l’incident pour lequel il était réellement ici, je senti une déchirure dans sa voix. J’avais besoin de comprendre ce qu’il ressentait, comment il avait vécu cet événement si traumatisant, en particulier pour une personne avec son passif.

« Je sais que tu faire t’exprimer sur ce sujet est sensible. Mais entre un rapport écrit de manière factuelle par quelqu’un de la RH et ta vision de ce qui s’est passé il y a une différence. Je ne suis pas là pour juger qui que ce soit, mais juste pour t’aider à avancer. C’est pour cette raison que c’est important de t’écouter t’exprimer sur ce qui s’est passé et sur ce que tu as ressenti, ou ressens encore à propos de ce soir-là. »

Quelle tête de mule. Il n’avait vraiment pas envie d’être ici et ne me faciliterait pas la tâche. Cette thérapie serait sûrement un travail de longue haleine et nous n’étions qu’à la première séance. Je pensai alors qu’il nous faudrait sûrement plusieurs semaines voir plusieurs mois avant que la situation s’améliore. Il y avait vraiment un gros travail de fond à faire avec lui, sur la confiance en soi, en les autres, sans parler des différents traumatismes qu’il avait rencontré dans sa vie.

« Tu penses réussir à combattre tous ces démons seuls ? Tu en as la force et le courage, je viens de te le dire… Mais penses-tu avoir l’armure et les armes suffisantes pour y arriver sans aucune aide extérieure ? »

Je lui laissais ainsi le temps de réfléchir à ce que je venais dire. Il fallait que je trouve un moyen de briser un peu la tension qui s’était installée. Ce n’était pas forcément très professionnel, mais je me levai en direction du guéridon derrière moi, sur lequel reposait mon set à Whisky en cristal. C’était un cadeau de mes parents pour mon départ. Une magnifique carafe accompagnée de quatre verres. Je m’en servis un et me tournai vers Tullio.

« C’est du scotch, une production familiale, tu en veux un verre ? »

Lorsque Tullio me dit qu’il y est « arrivé les autres fois » et qu’il ne « vois pas pourquoi il pourrais pas recommencer. », j’eu un doute sur les faits dont il parlait. Peut-être que l’Ordre n’était pas au courant de tous les traumas qu’il avait rencontrés ? Parlait-il encore de la drogue, des thérapies forcées et violentes, de la période qu’il avait passé à la rue ? Ou bien y avait-il d’autres secrets cachés derrière cela? Quoi qu’il arrive, ce n’était pas le moment de me plonger là dedans. Cette information serait utile pour l’avenir et je profitais qu’il ai le dos tourné pour prendre un petit calepin et noté cette information afin de ne pas l’oublier.

« Merci, c’est mon père qui le fabrique, d’après les traditions de notre clan. Je ne sais pas si tu sais que je viens d’Écosse? Ma famille a une petite distillerie. Rien de bien grand, juste de quoi ravitailler les proches. Je leur ai demandé de m’envoyer quelques bouteilles. Les whiskies de l’Aquarium ne sont pas forcément mauvais, mais rien à voir avec celui-ci. »

J’étais sur une limite éthique, à boire ainsi avec un de mes patients, mais j’avais besoin de créer un lien avec lui. Et cela avait l’air d’être plutôt efficace puisqu’il paraissait s’ouvrir un peu plus. Je me devais de lui rendre un peu de ce qu’il me donnait. Il s’ouvrait à moi, je devais lui montrer que je n’étais pas qu’une figure d’autorité. C’était le meilleur moyen d’installer un rapport socio-affectif.

Je marquai alors une pause, le laissant parler. Il laissa une question comme en suspens, mais je ne relançai pas. J’attendais de voir ce qu’il avait à me dire. Un silence s’installa quelques instants. Il finit par se confier un peu plus sur ce qu’il ressentait, ce qui s’était passé. Il lâcha qu’il pensait que cela ne se reproduirait pas à Old Fyre, et enchaîna sur Anya.

« C’est aberrant ! Après ce qu’elle t’a fait, tu as toutes les raisons de ne plus vouloir la fréquenter. Aucun ami ne ferait ça. Comment peut-elle croire que vous puissiez le rester ? »

J’appuyais peut-être un peu plus mon propos que ce que je pensais réellement, bien que les faits soient clairement insensés. Cette fille aussi devait avoir un sérieux problème et je pense que je toucherai deux mots à la direction en ce qui la concernait. Des séances de thérapies lui feraient aussi le plus grand bien, je pense.

« Qu’est-ce que tu as senti dans ton verre ? Je ne pense pas que tu ai été stupide. C’était ton ami et tu pensais pouvoir lui faire confiance. Mais visiblement elle ne pouvait pas être digne de confiance. Tu n’as pas à t’en vouloir pour ça. »

Je l’écoutai attentivement, me disant qu’il faudrait creuser pour découvrir quelle drogue la jeune femme avait utilisé sur Tullio. Peut-être une potion ? Je ne m’y connaissais pas encore suffisamment, mais je pouvais toujours me renseigner… Après avoir jeté un coup d’œil rapide à l’horloge au-dessus de mon patient, je constatais que le temps avait pas mal avancé et que nous avions plutôt bien avancé. Le contact avait fini par être plus cordial. Je m’étais alors dit que ce serait le moment idéal pour conclure cette première séance.

« L’heure a déjà bien avancé. Je pense qu’on va s’arrêter là pour aujourd’hui. »

J’étais plutôt satisfaite. Nous avions surmonté la première approche du Queen Ferry qui avait été catastrophique et Tullio avait enfin accepté de s’ouvrir un peu plus à moi. Je ne m’étais pas attendu à un miracle, mon principal objectif pour cette première consultation était surtout de gagner un peu sa confiance et de l’aider à ne plus diaboliser les psys en tout genre.

« Pour une première séance, on a pas mal avancé, je suis contente. Merci de ta confiance et de ton implication aujourd’hui Tullio. On se revoit, la semaine prochaine ? Même jour, même heure ! » Lui dis-je en le raccompagnant vers la sortie. Je lui serrais la main pour lui dire au revoir.

C’était une belle journée et je n’avais pas d’autre rendez-vous ce jour-là. Je relu rapidement mes notes sur cette séance et ajouta quelques annotations pour la prochaine fois, avant de sortir profiter de l'air frais et de la plage.

Une semaine plus tard.

La semaine d'après, même jour, même heure, Tullio est à nouveau devant le bâtiment où il doit rejoindre la psychologue et il profite, cette fois-ci encore, d'une dernière cigarette. Il repense à ce qu'elle lui a dit, à savoir qu'ils ont pas mal avancé pour une première séance, et ça le contrarie.
Il n'est vraiment pas foutu de fermer sa grande gueule.

Mais est-ce qu'il a vraiment le choix, au fond?

Il a, comme la semaine précédente, deux minutes de retard quand il frappe à la porte. Il porte exactement le même pull, lavé et réservé expressément pour la séance, et il se moque bien de savoir si elle peut croire qu'il l'a sur les épaules depuis la dernière fois.

"Salut."

Lance le consultant, moins en colère mais pas moins mal à l'aise. L'idée lui vient qu'il aurait dû crocheter la serrure et venir lire ses conclusions sur lui, mais maintenant c'est trop tard. Et ça fait longtemps qu'il n'a plus crocheté, aussi, il ferait sans doute mieux de s'entraîner un peu avant de tenter ce genre de choses.

Il demande un thé à Moira quand elle lui propose, et tire un peu sur les manches de son sweat pendant qu'il attend sa tasse.

"Du coup, vu qu'on a parlé d'Anya, je vois pas de quoi tu veux parler d'autre."

Finit par lâcher Tullio, après un moment de silence, quand il est installé au fond du canapé avec son thé entre ses doigts. Il est, cette fois-ci, plus anxieux que réellement en colère, même s'il est toujours agacé d'être là alors qu'il estime n'en avoir pas besoin.

Il lève les yeux sur elle, juste un instant, puis fixe à nouveau sa tasse quand il sent son estomac se tordre. Il paierait cher pour savoir ce qu'elle pense de lui, là, maintenant.