Cela faisait déjà quelques jours que je flânais dans la ville d’Old Fyre, pas que je ne veuille pas rentrer dans mon bon vieux Londres, d’ailleurs en y repensant, je tuerais pour un bon fish’n chips avec une sauce tartare, mais l’air chaud australien me faisait du bien et le calme de l’ile aussi.

Pouvoir marcher de nouveau sur mes quilles sans avoir l’air d’un vieux grabataire ça fait du bien au moral. Ensuite, j’étais impatient de retrouver retour de Vic’. C’est que j’ai deux-trois mots à lui dire à celle-là, pas que je sois du genre sentimental, mais notre dernière mission ensemble s’était salement retournée contre moi et, maintenant, il allait falloir qu’elle m’explique deux trois choses quant à cette affaire. Merde, je me suis pris trois semaines au lit à cause de cette histoire alors qu’elle s’en est tirée indemne. J’y vois de l’injustice, et maintenant, elle va devoir raquer, la jolie.

Bon aller, ce n’est pas tout, mais je vais aller regagner ma chambre à l’Aquarium. Il se fait tard, et, en plus, j’ai la dalle. Je traverse donc une longue passerelle avant de rentrer dans l'établissement, et au moment de tourner en direction du bar, qu’elle ne fut pas sa surprise quand je vis une tignasse remarquable entre mille, coiffée sur un petit bout de femme à la peau satinée : tiens, tiens, regardez qui voilà, elle ne serait même pas venue me prévenir de son retour, la peste. Je la regarde sans gêne, un sourire sournois aux lèvres. Elle est belle et elle parle avec un peu trop de familiarité à mon gout avec le barman aux cheveux bleus. Franchement, c’est quoi cette asperge avec sa coupe couleur schtroumpf ? Clairement une cause perdue dont elle s’est entichée. Femme facile va. Faudrait qu’elle s’intéresse à de vrais hommes, pour faire changement. Des hommes comme moi, peut-être.
Je m’approche d’un pas ferme dans sa direction avec une idée qui m’amuse en tête.
Je prends le tabouret à gauche et, amusé, je lui lâche un gros nuage épais de cigare au visage, en faisant mine de ne pas la reconnaître au début.

- Oh Vic, c’est toi ? Désolé, je ne t'avais pas vu… Dis, tu n’aurais pas trois mots à me dire à tout hasard?

Victoria aurait souhaité voir Lillian.

Sa dernière mission n’ayant pas été facile, elle avait besoin de se défouler, de sortir de sa propre tête et rien ne pouvait la mettre hors d’elle-même aussi plaisamment que cette autre femme. Elle aurait eu besoin de sa voix moqueuse au creux de son oreille, de son souffle affamé sur son cou et de sa passion agressive serrée contre ses côtes... Évidemment, Lillian est absente et Victoria se contente de boire rêveusement ce whisky qu’elle adore, accoudée au comptoir même où elle en avait renversé un verre entier lors de leur première nuit ensemble.

Elle évite de lui en parler directement, mais Tullio n’avait certainement pas pu ignorer les soupires languissants qui s’entremêlaient parfois dans leur conversation autrement plaisante, pleine de sourires et d’éclats pétillants.

Son quart de travail s’achevant bientôt, Tullio se concentre sur son ménage et leur discussion se meurt quelque peu. Son verre est presque vide et Victoria s’ennuie à nouveau : distraitement, elle regarde au-dessus d’elle les poissons enchantés qui nagent dans l’air, en frôlant même quelques-uns du bout des doigts juste avant qu’un inconnu vienne prendre place à sa gauche, entrainant avec lui l’odeur âpre de la boucane qu’il lui souffle en plein visage.

Dans une grimace, ses traits se froissent, ses yeux se plissent et son nez se retrousse alors que la fumée nauséabonde de son cigare l’attrape à la gorge, la frappe comme un coup de poing sur le nez et assène l’ensemble de ses sens.

Son ami, de l’autre côté du comptoir, est aussi rebuté qu’elle et ils échangent un regard communicatif, à la fois offusqué et interrogateur face à cette infraction des règles bien connues du bar. Simultanément, l’inconnu prend la parole, s’adressant étrangement à elle comme s’il la connaissait. Ainsi, le choc initial se transforme rapidement en curiosité et elle le dévisage, ses yeux plissés et irrités par la fumée, avec un certain dédain sensoriel non dissimulé.

Tullio, encore éberlué par l’intervention soudaine de l’énergumène, prit un moment pour réagir, mais avant même qu’il puisse dire quoi que ce soit pour obliger le type à virer son cigare, Victoria lui fait un petit signe de main pour lui intimer l’immobilité… Elle venait de reconnaitre Larry, ce collègue qu’elle n’avait rencontré qu’une fois, quelques semaines auparavant, et, dans sa récognition, un petit sourire en coin vient adoucir ses traits. Elle reprit instantanément toute sa contenance, ainsi qu’une posture soudainement plus droite. Le menton relevé, elle le contemple un instant, lui et les mots qu’il venait de lui adresser pour exiger, quoi ? Des excuses… Ou des remerciements… Voire probablement les deux.

Ça ne la surprenait pas, même s’il n’avait pas raison de le faire. Leur unique mission ensemble avait tourné au vinaigre parce qu’il avait foncé dans le tas sans écouter ses recommandations. Évidemment, Victoria, elle, s’en était très bien tirée en étant plus prudente. Malgré tout, avant de complètement oublier son existence, Victoria avait quand même même été un peu anxieuse à l’idée de le revoir, de constater les dégâts qu’il avait subis et, vu son caractère d’homme blanc privilégié, qu’il lui demande justement quelque chose en compensation… Qu’importe, maintenant, car manifestement il allait mieux !

Quoique.

À sa pique, ses pupilles se contractent, son sourire s’élargit et, dans un mouvement agile, elle happe le cigare phallique qu’elle écrase aussitôt dans le fond de son verre à peine humide.

- On est quitte, sont les trois mots qu’elle lui accorde finalement, tout en désignant du menton l’insigne rouge barrant une cigarette, peinte sur le mur juste devant eux. Je viens de te sauver la vie, explique-t-elle ensuite, ses iris dorés brillants d’un humour arrogant: si Lilly te prenait dans son établissement à fumer ça, elle te passerait par la fenêtre.

J'étais là, assis dans mon somptueux nuage de fumée, en attendant ces fameux trois mots, des secondes qui m’ont paru d’une longueur ….

C’est qu’elle en met du temps avant de me reconnaître, me dis-je. Alors que, pourtant, j’aurais espéré lui avoir laissé une impression plus forte.

Quand enfin je vis dans ses yeux qu’elle m'avait reconnus, je crus que j’allais enfin recevoir la douce mélodie de ses excuses à mes oreilles, comme un tintement de cloche féérique. Dans l’attente, un rictus dont j’ai le secret se dessina sur mes lèvres.

Bonjour la douche froide…

Son regard se contracta et elle me lâcha son plus beau sourire, pour ensuite, d’une main bien trop habile, me prendre mon Cubain et le refroidir dans un fond de whisky. Croyez bien que je ne suis pas contre le fait de passer à l’action sans préliminaire, et c’est bien ce que j’avais envie de lui faire, mais mon cubain bordel !

- On est quitte, me dit elle et mon sang ne fit qu’un tour, mon pouls se mit à crever le plafond.

- Je viens juste de te sauver la vie, continue-t-elle tandis que je me dis à moi-même que j’en ai baffé pour moins que ça. Je crois que c’est bien la première personne, surtout la première femme, sur cette planète à me houspiller de la sorte, même mes parents ne s’y seraient pas tenté.

- Si Lilly te prenait dans son établissement à fumer ça, elle te passerait par la fenêtre.

Je me suis rapproché de son visage avec un regard noir de jais, prêt à en découdre... Et là, je ne sais pas si c’est le fait d’imaginer Lillian m’envoyer au travers de la fenêtre, car c’est vrai qu’elle avait les moyens de le faire, où le fait que Victoria était belle tout en étant la femme la plus téméraire qu’il soit, mais tout ceci étant, je suis parti d’une crise de fou rire.

-AH AH AH, bordel, je ne crois pas, d’aussi loin que je me souvienne, que quelqu’un m’ait tenu tête comme tu viens de le faire.

C’est qu’elle avait du cran la petite, ça me plaît les gens comme ça, car ce sont souvent les gens sur qui tu peux compter, je me rasseyais calmement afin de reprendre mes esprits, en me disant, en plus, que chez une femme, ça ne pouvait que bien se traduire dans la chambre à coucher…

- Wouuuu merci, rien que pour ce qui vient de se passer, je te dois un verre et on sera quitte… Larry marqua un temps d’arrêt avant de continuer en souriant, mais ce sera pour plus tard, je vais monter dans ma chambre me reposer… À moins que tu veuilles venir boire là-haut avec moi, évidemment.

Dit-il avec un clin d’œil, tout en se levant et en montant les escaliers.

La fumée sinue en courbes malodorantes entremêlées d’alcool et de tabac mouillé.

À mesure que Victoria se souvient de Larry et de leur unique mission ensemble, elle se souvient aussi de ses petits commentaires déplacés, de ses regards lourds et de l’insistance désagréable des avances qu’il essayait de passer comme des blagues. Il va sans dire que c’est le genre d’approche qui lui pue au nez… Et qui justement, empeste maintenant en plus que l’odeur persistante de son cigare dégoutant.    

Malgré cette approche maladroite et non sollicitée, assise sur son siège, Victoria est détendue et désinvolte, de plus en plus moqueuse devant la mine de l’énergumène qui se décompose ; tout comme son cigare, son égo masculin fragile venait de se heurter à un fond solide sur lequel il se froisse durement, se ratatine et s’amoindrit en même temps que toute intention libidinale qu’il avait pu avoir en l’approchant.

Dans le cou de Larry, des veines pulsent et, à mesure que son regard se noircit, que son visage enfle et rougit de colère, le sourire de Victoria s’élargit jusqu’à dévoiler ses dents blanches. Remonté dans sa frustration, il s’approche dangereusement d’elle, pensant sans doute l’intimider, ce à quoi elle répond par mimétisme, en se penchant à son tour vers lui. Pour si peu, il semblait prêt à passer aux mains et l’expression de Victoria, impossible à méprendre comme étant amical malgré l’angle courbé de ses lèvres, l’invitait presque à le faire. C’est que rien n’éveillant son trouble d’opposition comme les provocations malvenues d’un homme mal élevé... Et s’il venait à lever la main sur elle, son égo déjà mis à mal s’émettrait en autant de morceaux que son bras qu'elle pourrait briser avec aise. Victoria prendrait peut-être quelques coups en retour, mais elle saurait les encaisser et ce serait peu cher payé pour barrer de l’établissement un malotru. Comme ça, il ne reviendrait plus jamais gâcher sa soirée, pas plus que celles des autres filles qu’il devait enquiquiner au moins autant qu’elle, voire plus dans la mesure où elles ne lui répondaient peut-être pas avec la même fermeté.

Son sourcil se lève à peine quand il explose de rire. Elle est pour le moins surprise de sa réaction, voire émerveillée, mais pas dans le bon sens du terme. Ainsi, elle lance un regard plutôt sardonique à Tullio, l’air de dire que pas mal de gens avaient dû lui tenir tête, mais qu’il devait juste ne pas donner dans la subtilité. Finalement, elle lui sourit, crispée pour s’empêcher de lui rire au visage à son tour, hochant distraitement la tête quand il parle de partir, puis secouant la tête avec incrédulité quand il l’invite à le suivre.

Il ne fait définitivement pas de la subtilité, réitère son air moqueur à Tullio à la minute où Larry leur fait dos, dans l’escalier. Enfin, incapable de se contenir plus longtemps, son hilarité éclate bruyamment à la seconde où la porte de l’étage se referme dernière lui.

- Je vais avoir besoin d’un autre verre, s’esclaffe-t-elle encore en poussant celui où baignait encore le symbole de cette rapide et efficace castration.