Ma chère Eliza,
Tu ne me connais pas. (Quelle bonne façon de commencer une lettre, se dit Eliza, un sourcil haussé.)
Je suis une cousine au troisième degré de ta grand-mère Jasna, la mère de ta mère. Tes parents ne t'ont probablement pas expliqué ce qu'une partie de ton arbre généalogique a fait, commençons donc par là.
Ne t'es-tu jamais demandé d'où venaient nos contes et nos légendes ? Ne t'es-tu jamais demandé s'il n'y avait pas un peu de vérité derrière tout ça ?
La réalité, c'est que tout ce que l'on pense imaginaire ne l'est en réalité pas tant que ça. Prête attention autour de toi. Prête attention chez toi. Tu vis, si je ne m'abuse, dans la maison familiale, dont Jasna avait hérité, puis ta mère à son tour. Va jeter un oeil dans les archives, qu'ils n'ont certainement pas eu le courage de débarrasser. Trouve les dossiers de ta grand-mère, qui faisait partie de la même organisation que moi. Vois sur quoi elle a travaillé.
Une lettre est trop courte pour te parler de tout ça. J'essaie d'aller à l'essentiel.
Une fois que tu auras pris connaissance de tout ça, j'aurais une proposition à te faire. Il est tant que quelqu'un assure ma relève.
Ingrid Nørgård
Eliza avait lu cette lettre, et relu. En fait, elle la gardait chaque fois qu'elle partait quelque part. La lettre était plastifiée et protégée pour qu'elle ne s'abime pas - ou pas trop. Elle avait toujours été quelqu'un de très curieux, alors en la lisant, elle s'était empressée d'aller jeter un oeil dans le grenier de la maison.
Elle mit un peu de temps, dans tout le bazar, à trouver ce qu’elle cherchait. Eliza n’avait que quinze ans lorsque la lettre lui parvint, et elle avait probablement outrepassé la vigilance de ses mères. La jeune fille était déjà du genre casse-cou et un peu trop téméraire. Du genre à aller explorer des lieux abandonnés ou des chantiers la nuit. Oh, sans jamais rien casser, ni même toucher. Juste pour aller voir. Et grimper n’importe où. La peur ne faisait pas partie de son vocabulaire.
La discussion, ou plutôt la confrontation qui eut lieu quelques mois plus tard avec ses parents ne fut pas des plus calmes. Elle ne comprenait pas la raison pour laquelle elles lui avaient caché une information comme celle-ci. Oui,
elles : deux mamans. Mais ça, Ingrid ne le savait probablement pas. Dans sa lettre, elle mentionnait “sa mère”, sans savoir qu’elle en avait deux. Elle parlait sans doute de celle qui l’avait portée, Oriana. Et elle connaît également son père biologique, elle s’entend avec lui, bien qu’elle ne le considère pas comme son père. Après tout, ce n’est pas lui qui l’a élevée. Il est seulement un proche de sa famille.
Ses mères, disais-je, lui avaient caché des informations qui concernaient tout un pan de sa famille. Ce lien avec le monde caché, le monde magique. Un monde fascinant, entier, inconnu, qui s’offrait à elle. Tellement plus intéressant que le monde classique, terne,
normal. Cette simple idée la faisait frissonner, des frissons d’excitation, elle était prête à partir à l’aventure, au grand damne de ses parents, qui avaient tout bonnement peur pour elle. Oriana connaissait toutes ces histoires, elle avait elle-même refusé de reprendre le flambeau, comme sa mère à elle, d’ailleurs. Alors on était venu trouver sa fille, qu’elle aurait préféré garder à l’écart de tout ça. Le monde était déjà suffisamment dangereux sans ajouter en prime ce genre de dangers surnaturels.
Les tensions avaient mis du temps avant de s’estomper. Parce que l’adolescente était du genre têtue, et elle savait ce qu’elle voulait. Elle qui n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle pourrait bien faire plus tard - et puis elle ne s’en souciait pas trop - et qui vivait simplement au jour le jour, voilà que quelque chose avait capté son attention. Tout un pan du monde s’ouvrait à elle, et Eliza n’allait certainement pas le laisser filer. Voilà qu’elle ne se voyait même pas en-dehors de ce monde… Alors elle se mit à chercher. Compulsivement. A voyager dès que l’occasion se présentait, d’ailleurs. Ses mères étaient désemparées. Elles voyaient bien que tout ce qu’elles pourraient dire ou faire ne changerait rien à l’envie, au besoin d’aventure de leur fille adorée. Alors lorsqu’elle eut dix-huit ans, Nora et Oriana avaient mis un peu d’eau dans leur vin. Est-ce qu’elles étaient prêtes à la voir quitter le nid pour une vie si dangereuse pour autant ? Non, loin de là. Mais visiblement, Eliza ne leur laissait pas le choix.
Dix-huit ans, et la demoiselle était partie. Sans remords, envoyant régulièrement des messages à ses parents, ou leur écrivant de jolies petites lettres. Sans remords. On ne pourrait pas la définir plus justement. Eliza avait pour principe de ne jamais rien regretter. Aucune de ses actions. Une vie humaine n’était pas bien longue, alors toutes les expériences qu’elle avait, elle ne pouvait pas se permettre de les regretter. Toutes contribuaient à faire d’elle qui elle était, après tout. Et ce qui était fait était fait.
Comme par exemple les galipettes avec des hommes ou des femmes mariées. C’était loin de la déranger, elle n’était pas fautive. Elle prenait du plaisir - parfois peu - et si ses partenaires étaient engagé-es, c’était à eux de refuser, pas vrai ? S’iels ne refusaient pas, c’était leur faute, pas la sienne. En plus, le plus souvent ce n’était même pas elle qui prenait l’initiative de draguer l’autre. Elle se contentait de s’amuser, de passer le temps, de prendre du bon temps. Souvent, on l’incriminait pour la rupture de couples, mais honnêtement, elle s’en fichait pas mal. La morale est quelque chose de… compliqué, et la sienne est parfois un peu particulière. Discutable, pour certains, mais elle s’en fiche.
Elle se mit à entretenir une correspondance épistolaire avec Ingrid, alors qu’elle parcourait le monde. Famille aisée, Astrid l’était d’autant plus qu’elle était recluse depuis de nombreuses années afin de garder un lieu. Eliza avait demandé des précisions, toujours plus, elle voulait tout comprendre, tout savoir, tout découvrir. Pratiquer la magie, se battre, étudier. Découvrir.
Elle rencontra des membres de l’Ordre aussi. Forcément, elle avait décidé de le découvrir. Mais finalement, elle n’avait pas vraiment eu envie de l’intégrer. Elle préférait travailler seule, pour son compte, sans obligation. Ingrid la soutenait de loin, et son intelligence lui permit de prendre ses marques assez rapidement. Elle avait toujours eu de bonnes facultés d’adaptation. Parfois, elle était amenée à travailler avec l’Ordre, mais restait à son compte malgré tout. Elle préférait garder sa liberté tant qu’elle le pouvait, parce qu’une fois qu’elle aurait repris le flambeau de sa famille, elle n’aurait plus vraiment le loisir de bouger comme elle le désirait.
La découverte des créatures avait été à double tranchant. S’il existait des créatures inoffensives et fondamentalement bonnes, elle avait aussi découvert l’existence de créatures viles, et cruelles. Certes, les humains étaient comme ça aussi, et pouvaient être du premier comme du second type. Mais les créatures avaient des capacités différentes, parfois plus impressionnantes aussi, et elle s’était déjà battue pour sa vie plusieurs fois. Quelques cicatrices ornaient son corps, bien que relativement discrètes. La seule qui n’était pas très jolie était sur l’extérieur de sa cuisse droite, une lutte à mort inopinée, alors qu’elle était en voyage.
Malgré ses quelques accros, elle n’aurait pu imaginer un style de vie qui lui convenait mieux que celui-ci. Elle vivait au jour le jour, avec cependant un objectif. Elle voyageait, rencontrait des gens tous plus intéressants les uns que les autres. Elle brisa quelques ménages, également, mais elle s’était amusée. Et encore une fois… Ce n’était pas son problème, c’était celui de la personne qui décidait délibérément de tromper l’autre avec elle.
Puis elle reçut un appel, alors qu’elle était sur les traces d’une dague maudite. Un appel qu’elle ne décrocha pas. Qu’elle ne pouvait pas décrocher, bien qu’elle l’avait vu.
« Je rappellerai après, » s’était-elle dit. Mais quelques heures plus tard, lorsqu’elle fut en sécurité dans sa chambre et qu’elle rappela Nora, sa mère, elle lui annonça en pleurs, bouleversée, que sa mère était morte. Oriana avait succombé à ses blessures, des suites d’un accident de voiture grave.
Le monde sembla s’arrêter. Le sol se déroba sous ses pieds, et elle sentit sa tête tourner violemment. Sa mère lui expliquait, le plus posément possible, mais les sanglots n’aidaient pas vraiment à la compréhension, et les mots qu’Eliza entendait ne semblaient pas avoir de sens. Comme si son esprit refusait de comprendre. Tant qu’elle ne comprenait pas, ce ne pouvait pas être vrai… Rentrée tard du travail. Passée par des petites routes. Voiture en sens inverse. Accident. Lésions graves. Évacuation par hélicoptère. Opération de plusieurs heures. Décès.
Elle raccrocha. Elle ne savait même pas si elle avait prononcé ne serait-ce qu’un mot. Les mots tournaient en boucle dans son esprit, qui tentait d’assembler et d’associer tout ça. Depuis combien de temps ne les avait-elle pas vus ? Était-elle seulement retournée auprès de ses mères depuis qu’elle avait quitté la maison familiale ? Trois fois, peut-être. Tout au plus. En six ans. Combien de temps la demoiselle resta figée sur place, figée dans le temps, prise dans un étau de culpabilité ? Des minutes, des heures. Elle ne pleura pas. L’état de sidération était trop fort.
Le lendemain, elle était de retour aux Pays-Bas. Elle ne s’effondra qu’après l’enterrement de sa mère, après son discours, après la mise en terre, après le retour à la maison. La tristesse lui tomba dessus soudainement, l’écrasant de tout son poids, et elle resta plusieurs jours chez elle, avec sa mère, disparaissant de sa profession pendant deux mois. Elle prit son temps, tout le temps nécessaire pour s’en remettre, pour épauler sa mère qui entamait un procès étant donné que l’autre conducteur était toujours en vie. Mais Eliza avait vu la partie adverse. Elle avait vu que c’était un gosse de riche, quelqu’un de friqué. Quelqu’un qui avait les moyens de se payer des avocats prêts à tout.
Elle était en colère, Eliza. Elle aurait voulu faire justice elle-même, ça aurait été plus rapide. Le donner en pâture à des créatures, le laisser crever ou être torturé par des êtres sanguinaires, voire par ses propres mains ? Mais même si elle avait une morale douteuse, elle n’était pas à ce point. Elle savait que c’était la douleur qui la faisait penser ainsi, qu’elle ne souhaiterait jamais réellement un funeste destin comme celui-ci à quelqu’un. Ou peut-être que si ? Quoiqu’il en était, la justice était en cours, et pour le moment, elle préférait ne pas agir sous l’impulsion. Et retourner travailler. Sa mère n’était pas seule, elle était entourée. Et Eliza avait besoin de bouger, besoin de se sentir vivre, et besoin de canaliser ses émotions.