La veille au soir, Tullio avait exhumé une paire de baskets à l'allure sportive généreusement offertes par Toria, il y avait longtemps de ça. Il les avait beaucoup portées au début, parce qu'elles étaient confortables, puis les avait délaissées au profit d'une paire noire plus sobre qu'il pouvait porter au travail. Il avait aussi préparé un jogging, qui avait plus souvent vu le canapé que l'extérieur, et un t-shirt parce qu'il était parfaitement conscient du fait qu'il saisirait n'importe quel prétexte pour se rendormir le lendemain. Et la flemme d'essayer de retrouver ses chaussures était suffisante à ses yeux, d'autant plus quand il pouvait légitimement prétexter avoir passé une trop mauvaise nuit.

Quand il ouvre les yeux, un peu avant l'heure de la séance de sport imposée, il n'a aucune envie d'y aller. Vraiment aucune. Et pourtant il se lève, parce qu'il sait que de toute façon il ne pourra pas y échapper éternellement. Rester au lit ne ferait que repousser l'échéance.

La course à pieds est une véritable torture. La longueur de ses jambes ne compense pas son manque d'endurance et, rapidement, Tullio se traîne. Sans la dose d'adrénaline qui accompagne habituellement les rares sprints qu'il a pu réaliser, que ça soit à cause de son travail de consultant ou de sa vie d'avant, il a mal aux jambes jusque dans les tibias. Le fait qu'il manque rapidement, trop d'ailleurs, de souffle n'aide pas non plus. Il faut dire qu'il n'a toujours pas arrêté de fumer et le point de côté qui s'implante entre ses côtes lui fait déclarer que non, ça suffit, il n'ira pas plus loin.

Sauf qu'évidemment ça ne pouvait pas s'arrêter là, ça aurait été trop beau, alors ils marchent un peu puis se remettent à courir, même s'il a encore mal aux jambes et à la gorge. Chaque inspiration râpe et irrite, chaque pas lui rappelle à quel point ses muscles sont crispés.

Ils font d'autres pauses, il n'arrive pas à les compter, et à chacune Tullio espérait qu'enfin c'était fini et qu'ils allaient rentrer. Sauf que quand ils s'arrêtent, c'est devant un dojo et qu'il devient rapidement évident que c'est loin d'être la fin de la séance de sport.

"Je vous préviens, si vous me butez va falloir l'expliquer à Lillian et je reviendrais vous hanter."

Grommelle-t-il, parce qu'il a l'intuition que la suite ne va pas lui plaire.

Victoria n’était certes pas revenue au sommet de sa forme, mais le rythme lent obligé par l’inexpérience de ses deux recrues fait de leur course une marche de santé pour elle. Ainsi, son rythme cardiaque augmente, mais reste à une cadence stable et confortable, tout comme la chaleur dans sa poitrine pendant qu’elle respire. Ensuite, quand ils arrivent au dojo, elle prend quelques grandes inspirations enthousiastes, ainsi qu’une bonne gorgée d’eau alors qu’Elana et Tullio cherchent encore leur souffle.

- Leçon numéro 1 : la prochaine fois, amenez-vous une bouteille d’eau.

Dit-elle, narquoise, tout en tendant sa bouteille dans la direction de la fratrie. Heureusement pour les deux Cavaleri, elle n’était guère dédaigneuse et le dojo était pourvu d’un évier où ils pourraient se ravitailler.

Quand Tullio parle enfin, cynique comme toujours dans de telles situations, Victoria explose d’un rire énergique, franc, enamouré… Et malheureusement pour Tullio, un rire enamouré qui ne lui était pas adressé, ce qu’il ne savait que trop bien.

- Je lui expliquerai cela avec plaisir, répondit-elle à sa pique à propos de l’autre femme, et tu te doutes qu’elle ne restera pas fâchée contre moi très longtemps.  **

Ils n’en avaient jamais reparlé ensemble, mais Tullio savait certainement, pour en avoir été l’infortuné témoin, qu’il y avait quelque chose entre elles. Quoi exactement, même Victoria n’aurait pas su dire. Après leur nuit ensemble, leur relation avait retrouvé son aspect normal, c’est-à-dire beaucoup de flirt, beaucoup de sous-entendus, mais sans plus hormis peut-être quelques rares baisers volés en coup de vent... Toria ne s’était pas risquée à essayer plus que ça en considérant que Lillian avait eu l’air exponentiellement stressée, fatiguée et à vif, même si ce n’était jamais à cause d’elle.

D’ailleurs, elles ne s’étaient pas vraiment revues depuis River stone High, l’arrivée d’Elana et tout le reste, et Victoria se dit qu’il serait temps de prendre de ses nouvelles plutôt que d’attendre que ça arrive par hasard. D’autant plus que Lillian lui devait encore un rencart et qu'elle ne dirait pas non à d’intenses retrouvailles… Dans le moment présent, toutefois, elle se concentrerait d’intenses exercices de musculation.

Ainsi, elle s’approche, les paumes innocemment tendues vers chacun d’entre eux.

- Avant de commencer l’autodéfense, vous avez besoin de développer une bonne posture et un bon sens de l’équilibre, et ça, ça passe par le muscle.

Avance-t-elle en attaquant sournoisement leurs flans avec ses doigts pointés, avec l’intention de déstabiliser, de les faire plier ou chanceler afin d’appuyer ses paroles.

- On va commencer au sol.
Conclue-t-elle en se laissant rouler sur le dos dans l’herbe fraîche de la cour.

Tullio laisse sa soeur se servir dans la bouteille d'eau avant lui, et ça a le mérite de lui éviter de s'étouffer dessus au rire énamouré de Toria. Il grogne quand elle commence à parler, et lève les yeux au ciel.

"Je me doute, oui."

Grommelle-t-il, et il n'est pas mécontent de pouvoir boire un peu, bien que ça ne suffise pas à dissiper l'amertume qui s'est répandue dans sa bouche. Quitte à faire une remarque, ça aurait été plus intelligent de ne pas mentionner Lillian. C'est déjà bien assez de savoir qu'il y a quelque chose entre la chevalière et sa patronne, et de les avoir vues flirter, il n'avait pas besoin d'en entendre parler plus souvent.

Au fond, ce n'est pas tant la jalousie qui lui serre la gorge, mais plutôt l'impression que leur relation, si une telle chose existait un jour, serait caduque quoiqu'il arrive. Elle ne riait pas comme ça en pensant à lui, ne pensait peut-être même pas à lui tout court. Ouais, non, elle doit pas penser à moi, songe-t-il quand Toria s'approche, paumes tendues, avant qu'il ne se torde comme un ressort quand elle lui enfonce les doigts dans les côtes, tâchant de faire quelques pas pour lui échapper et manquant de s'emmêler les pieds au passage.

"J'savais bien que ça pouvait pas s'arrêter là."

Soupire Tullio, qui aurait bien voulu avoir tort pour une fois, alors qu'il s'allonge difficilement contre le sol. La différence de température entre son dos en sueur et l'herbe lui tire un frisson qui le secoue tout entier, au point qu'il se sent un peu ridicule.

"Ça fait frisquet."

Se justifie-t-il même si une fois le choc passé, le sol lui paraît presque duveteux sous ses jambes déjà courbaturées. Ça ne vaut pas son lit douillet qu'il regrette d'avoir abandonné, alors il essaye de se consoler en se disant qu'il fait beau, parce qu'il est certain que même un ciel grisonnant n'aurait pas fait renoncer la chevalière.

"Bon alors, comment tu vas nous torturer cette fois-ci? J'imagine qu'on va pas échapper aux abdos maintenant qu'on est couchés par terre?"

Après tout, si même lui savait que c'était un grand classique...

L’herbe humide la rafraichit autant, voire mieux que l’eau qu’elle a pu boire ; pour quelques instants au moins, elle laisse donc sa chaleur fondre contre la verdure fraiche, inspirant profondément l’odeur verte, profitant au maximum du court moment de répit afin de mieux revenir à l’entrainement.

Tout en se relevant sur ses coudes, elle roule des yeux : comme si elle avait besoin de chercher loin l’inspiration de torturer leurs abdominaux, pense-t-elle, moqueuse, avant de leur expliquer le plan : « Trois séquences de vingt-cinq, à répéter quatre fois, pour un petit total de trois-cents » tout en battant des cils comme de fouets plutôt que comme le tisonnier imaginé par Elana.

Elle commence donc en force pour donner l’exemple, enlignant rapidement quelques répétitions, se redressant occasionnellement entre eux pour les aider à ajuster leur posture : « Il faut relever les épaules plutôt que le cou, en restant aligné avec le reste de la colonne vertébrale […] On garde le dos au sol […] Bassin vers le haut, dos au sol ! Attention au cou ! Dos au sol ! » avant de rattraper son retard.

À la lumière de leurs difficultés, au début de la deuxième séquence, elle opte pour accompagner d’un peu plus près Tullio, s’agenouillant devant sa forme allongée pour tenir ses jambes et accompagner son redressement, tout en gardant un œil sur l’angle du cou d’Elana qui pliait parfois un peu trop vers l’avant dans sa presse. C’est n’est pas surprenant qu’elle termine longtemps avec son frère, qui en était à faire des redressements de jambes, avec la main de Victoria pressée sur le ventre pour l’aider à garder une position parfaite.

- Elana, ma chérie, commence-t-elle, après sa pique, comme ce n’était pas assez demandant pour toi jusqu’ici, tu pourras refaire la séquence une seconde fois, dit-elle d’une voix doucereuse, presque enjouée, qui contraste avec le regard aiguisé qu’elle lui lance et qui dissipe tout doute quant à l’aspect facultatif de sa proposition ; il s’agissait d’un ordre.

- Et en reprenant, concentre-toi un peu plus sur la forme… Si tu en es capable, ajoute-elle avec un clin d’œil défiant.

À travers tout ça, il va s'en dire que Victoria finit par passer plus de temps à accompagner les deux autres qu’à effectuer les exercices. Alors qu'ils auraient du mal à bouger le lendemain, elle, elle finit l'entrainement sans avoir vraiment senti la tension recherchée dans ses muscles. Plus tard, elle devra donc reprendre l’entrainement en solitaire.