Tullio jette un coup d'œil aux trois parts de pizza au pepperoni qui gisent dans leur emballage carton mais il n'a déjà plus faim depuis un moment. Depuis qu'il a achevé sa première part, en fait, à cause du pop-corn qu'ils ont déjà mangé avant. Peut-être que les bières ont aidé aussi et, justement, il attrape les quatre cadavres d'une seule main, l'autre servant à ramener le saladier qui a contenu leurs grignotages à la cuisine.

Il ramène de quoi boire, pour lui et Victoria, lui décapsulant sa bouteille mais ne s'occupant de la sienne qu'une fois avachi sur le canapé. Leurs épaules se pressent l'une contre l'autre, le temps qu'il s'installe, et continuent de se frôler une fois qu'il a trouvé une position confortable. Il y a encore quelques semaines, le contact prolongé l'aurait dérangé et il se serait éloigné.

C'est une soirée comme ils en ont fait des dizaines, à base de discussions sur tout ce qui leur passe par la tête, auxquelles il a réappris à s'habituer. Pour le moment la chevalière lui raconte la silhouette d'une jeune femme qu'elle a croisée, une superbe créature aux yeux de biche et aux cheveux partiellement teints en rose.
Il y a encore, toujours, ce pincement de jalousie, mais Tullio essaye de l'ignorer. De se dire que ça ne sert à rien, et que Toria fait ce qu'elle veut. Parce qu'elle n'est pas à lui et que quand bien même il finirait par se passer quelque chose entre eux, elle ne serait jamais à lui parce qu'elle n'appartient qu'à elle-même.
Ce n'est pas facile à chaque fois, mais il essaye.
Et puis, au moins, ça l'aide à ne pas penser au fait qu'Elana est dehors, sans qu'il sache réellement où et pourquoi et avec qui, et qu'il a beau refuser de faire comme sa mère... Il ne peut pas s'empêcher de s'inquiéter pour autant.

"A t'entendre, j'ai l'impression que tu as trois nouveaux crushs toutes les semaines."

Finit-il par lâcher avec un sourire en coin, se penchant vers Victoria pour l'écraser légèrement avant de se redresser.

"Et moi pendant ce temps j'en ai genre… trois. Au total, sur toute ma vie."

Le constat le chagrine un peu et puis il se rappelle. Il se rappelle que de toute façon qu'il ait un crush ou non ne change rien.

"Enfin, pour ce que ça me sert!"

Il choisit d'en rire, parce que ça ne sert à rien d'en pleurer et qu'il a déjà versé suffisamment de larmes comme ça. Tout ça ce n'est pas pour lui, et ce n'est pas grave.

Parfois, il y avait encore des petits malaises ; après la pluie, le beau temps comme on dit, sauf qu’ils étaient restés trempés. La réunion avec la famille de Tullio avait causé un froid inconfortable, mais le soleil était depuis lors revenu et ils séchaient doucement, mais surement, et avec de l’alcool.  

En parallèle, Elana venait de débarquer dans leur vie à l’improviste. Est-ce que Victoria est surprise que Julia Cavaleri soit parvenue à faire fuir son deuxième enfant ? Pas vraiment. Est-ce qu’elle s’attendait à la prendre sous son aile maintenant ? Pas vraiment non plus. Elle ne savait pas trop ce qu’elle allait faire de la gamine révoltée, mais… Elle n’y penserait pas ce soir. Pour le moment, l’adolescente est sortie, d’ailleurs ; Victoria regarde l’heure et fronce les sourcils… puis se rappelle de sa résolution de ne pas y penser pour le moment. Après tout, ils étaient sur une ile sécurisée et Elana ne pourrait pas aller bien loin. Qui plus est, les résidents de l’ile étaient dignes de confiance et… Et maintenant, Victoria pense à Nawar et inspire brutalement.

Elle sourit avec lassitude à Tullio quand il lui ramène enfin une nouvelle bière, puis se distrait en lui parlant de ses dernières rencontres ; la femme qu’elle décrit n’est pas importante à ses yeux et elle ne compte même pas la poursuivre, mais ses courbes sont un détour adéquat pour faire dos à ses problèmes, les contourner et continuer sa soirée.

Tullio se penche vers elle et se permet un commentaire.

-  À divers degrés, mais oui ! Pétille-t-elle avec malice. Du coin de l’œil, elle scrute et observe avec approbation la jalousie qui passe, mais qui part rapidement. Tullio fait des efforts, il s’améliore et Victoria l’apprécie déjà énormément.


- Oh, trois ? Qui sont les deux autres ? Se moque-t-elle doucement, avant de répondre à sa propre question : «  Zakuro et Marian, évidemment. » Entre l’inquiétude, la fatigue et l’alcool, il y a comme un brouillard qui coule sur ses sens autant que dans ses veines et qui l’empêcher d'être gêner du fait qu’elle s’implique sans détour comme étant la troisième personne dans sa courte liste.

- Tu sais, ça te servirait si tu le voulais vraiment. Dit-elle avec un sourire en coin et un clin d’œil.

Tullio ne peut s’empêcher d’hausser un sourcil amusé quand Toria lui demande qui sont ses deux autres crushs, parce qu’évidemment elle sait parfaitement qui ils sont. Elle répond d’ailleurs à sa propre question et, s’il aurait pu se moquer du fait qu’elle s’inclue automatiquement dans le trio, ses sentiments à son égard sont tellement évidents qu’il y renonce.
D’autant que d’après leur discussion dans la bibliothèque, à River Stone High, elle sait parfaitement de quoi il retourne.

Il est toujours tourné vers la chevalière quand elle lui répond avec un clin d’œil et, aussitôt, il se sent rougir. L’espace d’un instant, il se demande si c’est une ouverture, si c’est le moment qu’il cherchait pour trouver le courage de lui dire, lui dire vraiment, ce qu’il ressent pour elle. Peut-être même que ça pourrait être une proposition ?
Trois secondes. C’est le temps précis pendant lequel il envisage réellement de tenter sa chance parce qu’après tout, s’il ne se lance pas il ne saura jamais. Puis, après ces trois secondes, il se souvient. Il se souvient de mains sur sa peau, de courbes sous ses doigts et de cette envie de hurler, de cette envie de pleurer et de s’arracher l’épiderme.
Alors Tullio pince les lèvres pour ne pas grimacer et secoue légèrement la tête alors qu’il baisse les yeux sur sa bière et que son expression se chiffonne.

"Je pense pas, non."

Soupire-t-il, secouant encore une fois la tête.

"Honnêtement, t’en connais beaucoup des gens qui seraient intéressés par un gars qui refuse de coucher ? Parce que moi pas."

Il a relevé les yeux vers Toria, et il n’est même pas agacé. Pas contrarié, pas fâché, rien de tout ça. Juste… triste, en fait, peut-être un peu blasé parce qu’au fond il a toujours su que tout ça ne serait pas pour lui.
Il avait cru, comme l’imbécile qu’il était, que les choses seraient différentes maintenant qu’il avait repris sa vie en main. Mais ça n’était pas le cas, parce que même si le lieu changeait, même si lui changeait, les gens eux ne changeaient pas.

"Mais c’est pas grave. On est pas tous faits pour ce genre de choses, j’imagine."

Ajoute-t-il, en haussant les épaules. S’il fait comme si ça ne l’affectait pas pendant suffisamment longtemps, ça ne l’affectera plus. Il faut juste qu’il se laisse le temps de pousser tout ça derrière lui et de ne plus y penser, comme quand il a cessé de penser au fait qu’il avait des parents, quelque part, pendant toutes ces années.

Un Tullio qui est traumatisé au point de ne plus considérer la possibilité de rapports sexuels avec quinconce, c’est déjà suffisamment triste, mais un Tullio qui se dévalorise à cause ce même fait, c’est juste abominable ; les pensées que Victoria entretient instantanément envers Anya le sont tout autant. Elle se calme néanmoins avant que le sujet n'éructe avec toute la violence qu’elle éprouvait envers la jeune femme. Avec un professionnalisme remarquable en considérant ses envies meurtrières, Victoria s’était déjà occupée du cas d'Anya, qui avait été placée sous la tutelle sévère d’un chevalier. C’est qu’elle n’était pas juste furax contre la gamine, elle était indignée, et l’indignation organise la colère.

La rage momentanée qui brule dans sa gorge s’éteint doucement, mais vient d'abord asphyxier les étincelles joyeuses dans ses yeux et faire fondre son regard. Par-dessous ses cils, ses prunelles dorées et liquides toisent Tullio avec impuissance et elle pince les lèvres avant de lui répondre.

- J’en connais, oui... L’amour et le sexe, ce n’est pas la même chose... Les relations platoniques, ça ne te dit rien ?

Elle prend une gorgée de sa bière, sans le lâcher du regard, avant d’enchainer, doucement.

- Tu sais, tu n’es pas seul au monde à ne pas vouloir de relations sexuelles, pour une raison ou une autre, mais qui veut quand même aimer et être aimé en retour…

Pour la première fois de sa vie, elle avait vécu ça de première main : désirer quelqu’un et être réticente à passer à l’acte même quand l’occasion se présente. Leurs situations étaient relativement semblables : comme lui, elle avait été blessée et avait besoin de panser ses plaies, sauf qu’elle avait eu suffisamment de bonnes expériences auparavant pour savoir qu’elle retournerait en jeu et en force quand elle se sentirait prête. De son côté, Tullio n’avait jamais connu les bons côtés, et elle comprenait qu’il soit moins enclin à se risquer à nouveau. Et si jamais il prenait le risque et qu’on lui faisait encore mal ? Ou si le sexe était juste mauvais ? Chaque expérience diminuerait ses chances d’un jour s’épanouir.

Est-ce que c’était si important que ça, pour Victoria, qu’il fleurisse sexuellement ? Après tout, il y avait d’autres moyens d’avoir une vie fructueuse. Pour elle, ce l’était quand même, parce que le sexe était important pour elle-même, et qu’elle savait qu’il n’était pas chaste naturellement. Sensible aux interactions sociales, elle avait vu son regard couler sur Zakuro, sur Marian, et bien entendu, sur elle-même ; ce n’était pas une absence de désir qui le retenait, juste le mal qu’on lui avait fait.

Elle hésite : la dernière fois qu’elle avait voulu l’aider à s’épanouir – avec sa famille – ça avait presque ruiné leur amitié. Avec du recul, toutefois…Ça avait amené Elana chez eux. La petite était peut-être un tas de soucis, mais elle était attachante et, en fin de compte, se présence leur faisait du bien.

Une idée timide commençait à se former dans son esprit, mais elle n’osait pas encore y toucher, un peu parce que c’était risqué, et surtout parce que les implications lui faisaient peur. Pendant qu’elle tournait autour de ses synapses, elle pouvait quand même préparer un peu le terrain… Et elle savait exactement quoi dire pour faire cela.

Tout de même, elle hésite encore, réfléchit, pense soigneusement à la formulation.

Contrairement à l’instant précédent, où la reconnaissance des sentiments que Tullio éprouvait pour elle avait été dite par omission, ce qu’elle s’apprêtait à dire était coupant, dangereux, mais c’était aussi l’outil nécessaire pour découper cette image négative qu’il se tissait avant qu’elle ne se construise et se solidifie de façon irréversible. Tout de même, elle qu’il n’avait d’ordinaire aucune gêne et aucun remords dans ses paroles et ses actions, c’était pourune fois dur à verbaliser. Et plus elle était certaine de vouloir se lancer, plus les mots s’entortillent dans sa gorge, enflent et deviennent difficiles à prononcer.

Victoria n’était pas amusée. Il n’y avait de sourire ni sur ses lèvres ni dans ses yeux.

- On va retourner la situation, pour la remettre en perspective…

Commence-t-elle, avant de prendre une grande inspiration, retenir son souffle, et finalement, se lancer avec une sérénité trouvée à la toute dernière seconde.

- Est-ce que tu serais moins amoureux de moi juste parce que je te dirais que je ne coucherais jamais avec toi ?

Tullio hausse un sourcil à la fois surpris et intrigué quand la chevalière lui répond que, oui, elle connaît des gens qui pourraient s'intéresser à lui malgré son absence de vie sexuelle. Ce sont ses épaules qui se haussent, cette fois, quand elle le questionne sur les relations platoniques, parce qu'il sent qu'elle n'a pas terminé sa tirade. Et, effectivement, quand Toria reprend elle l'éclaire sur le terme déjà entendu, mais pas vraiment compris.

"J'y ai jamais réfléchi… J'espérais qu'un jour j'arriverais à mettre tout ça derrière moi pour de bon et à… à faire comme tout le monde."

Il avait d'ailleurs envisagé de retenter le coup. De se laisser convaincre, s'il avait l'impression d'être tombé sur la bonne personne, pour voir ce que ça pouvait être s'il était, pour une fois, consentant. Et puis ça s'était passé comme ça s'était toujours passé, à l'exception près qu'il n'avait pas voulu de la drogue qu'il avait reçue. Et que ce n'était pas lui qui avait eu mal, après.
Mais tout ça la chevalière le sait, alors Tullio se contente de se vautrer un peu plus dans le canapé et de continuer à boire sa bière en silence, parce qu'il ne sait pas encore quoi dire pour dévier du sujet inconfortable qu'est son absence de sexualité.

Il en est réduit à considérer le repas du soir, quand Elana aura bien voulu rentrer, comme un sujet de conversation acceptable lorsque Toria propose de retourner la situation, pour une question de perspective. Il s'apprête à lui lâcher une remarque comme quoi avec ses vingt-cinq centimètres de plus, il a certainement moins de problèmes de perspective qu'elle quand, tournant la tête, il s'aperçoit qu'elle est complètement sérieuse.
Alors il ravale sa plaisanterie et l'observe prendre une grande inspiration avec une certaine appréhension.

"Non, bien sûr que non!"

L'exclamation a jailli aussitôt, pleine d'indignation, et dans les secondes qui suivent la couleur monte aux joues de Tullio alors même que son élan d'humeur se calme. Fuck. Il se racle brièvement la gorge, le temps de fourrer une main dans ses cheveux et de reprendre, d'un ton plus calme.

"J'veux dire… non. Je t'aime, et c'est pas le fait que tu veuilles coucher avec moi ou pas qui y changera quelque chose."

C'était son tour d'être sérieux, même s'il détourne rapidement le regard avec une moue d'excuse.

"Après, ça fait longtemps que je me suis fait à l'idée que je coucherais avec personne. Bon, j'suis obligé d'avouer que Zakuro a un peu bousculé mais certitudes de ce point de vue-là, mais…"

Tullio s'interrompt, parce qu'il hésite à continuer. Il a l'impression d'y penser tout le temps, ce qui l'agace prodigieusement parce que ce qu'il veut c'est oublier, mais il finit par poursuivre. Tout garder pour lui n'aidera définitivement pas.

"Elle était supposée être, après toi, la personne qui m'était le plus proche. Et je… j'suis même pas sûr d'avoir envie de tenter une relation avec qui que ce soit, même platonique, parce que j'ai l'impression de pouvoir faire confiance à personne."

Le temps de prendre une gorgée de sa bière, et il adresse un mince sourire à la jeune femme en face de lui.

"A part toi, évidemment. … Et Xander, aussi."

Ça lui faisait toujours aussi étrange de se dire qu'il avait dormi non seulement avec quelqu'un, mais contre quelqu'un. Qui s'était inquiété de la façon dont il pouvait interpréter la proposition de passer la nuit dans le même lit. Qui lui avait apporté le petit déjeuner après, et lui avait proposé de rester encore un peu s'il se sentait mal.

"Je l'aime bien."

Vraiment bien.

Hésitante, elle attend la suite.

Elle est nerveuse, sérieuse, mais ne peut s’empêcher d’apprécier la réaction de Tullio suite à ses derniers mots. Ses yeux se courbent chaudement et elle sourit presque, satisfaite d’avoir suscité les effets dont elle avait besoin pour faire progresser son idée.

Si elle décide de faire progresser son idée. Ce qui est consternant, c’est qu’au moment où il repousse l’idée d’un couple platonique, elle réalise quelque chose qui lui fait l’effet d’une gifle. Un couple platonique, c’est ce qu’ils sont depuis le début. Elle aurait pu le lui souligner ; elle en avait presque envie, mais les mots meurent dans sa gorge. Parce que si elle le faisait, et si elle arrivait à poser sa proposition… et s’il acceptait… Leur relation ressemblerait un peu trop à un couple tout court. Même si la nuance était mince, limitée à quelques mots dits, elle se connaissait suffisamment pour savoir que ça ne fonctionnerait jamais pour elle. Une étiquette serait la meilleure façon de faire caramboler son plan, bruler et s’émietter en poussière toutes les retombées positives qu’elle cherchait à amener. Au final, est-ce que son plan serait vraiment bon pour Tullio ? Est-ce qu’elle risquait de lui faire du mal ? Elle se sait incapable de maintenir une relation normale, mais ce n’est pas ce qu’elle veut lui proposer de toute façon. Ce qu’elle veut, c’est que leur relation demeure telle quelle, sans complication, sans prise de tête, mais avec la possibilité qu’ils partagent une vie intime. S’il y a une chose que Victoria sait faire, c’était satisfaire ses partenaires dans l’ouverture et le respect, et c’était ces deux choses qu’il n’avait jamais connues et qui lui manquaient si cruellement. Ils pourraient en parler et il pourrait refuser, ou accepter après y avoir pensé pendant aussi longtemps qu’il le voudrait. Dans tous les cas, ce ne serait pas malaisant, parce qu’elle venait de lui faire avouer ses sentiments envers elle, et que peut importe ce qu’il dirait, elle resterait fidèle à elle-même et à sa philosophie éprouvée – comme quoi rien ne rend plus mal à l’aise que le malaise des autres, mais que l’inverse est aussi vrai.  

Interpelée par ce qu’il dit ensuite, Victoria hausse les sourcils quand Tullio mentionne Xander ; elle sait qu’ils se connaissent depuis River Stone High, mais pas à ce point.  Xander est digne de confiance, Toria peut lui concéder cela : « Moi aussi, je l’adore. » Évidemment, le contexte n’est pas du tout le même. Elle avait rayé la possibilité d’une relation amoureuse ou charnelle avec lui dès qu’il lui avait démontré un esprit fraternel, familial, alors qu’elle en avait eu le plus besoin. C’est sans dire qu’il est le fils de l’amante de sa mère ; en quelque sorte, lui accorder la place de frère revient à perpétuer les liens que sa mère avait créés, à donner un nouveau sens à ce qu’elle avait aimé de son vivant. Malgré tout, elle se questionne. Est-ce qu’il pourrait faire un bon partenaire de vie ? Assurément. Est-ce qu’il serait intéressé par Tullio et par une relation platonique – ou plus – avec lui ? Peut-être ? À bien y penser, Victoria ne connait aucunement les préférences de son ami. Xander ne lui a jamais parlé de Tullio, mais il ne lui a jamais parlé de personne d’autre en ce sens non plus. En attendant, si quelque chose se développe entre eux, est-ce qu’il aurait la délicatesse nécessaire pour amener Tullio à s’épanouir ? Et est-ce que Tullio serait capable de se confier à lui, de communiquer assez pour lui donner la moindre chance de s’y prendre correctement ? Elle ne saurait pas dire et c’est beaucoup trop d’incertitude pour laisser Tullio se faire blesser à nouveau, même si c’est purement accidentel.

Tout compte fait, elle est contente que Tullio ait mentionné Xander… Parce que si elle ne pouvait pas lui faire confiance à lui pour s’occuper de Tullio pendant cette période difficile de sa vie, elle ne pourrait faire confiance à personne d’autre. Ensuite, si un lien se forme entre eux et que ça fonctionne, tant mieux – elle sera heureuse pour les deux – mais elle peut quand même lui offrir une autre option sans que ça ne les en empêche. En quelques sortes, c’est la confirmation qui lui manquait pour qu’elle se lance.

- Et… si je suis l’une des rares personnes en qui tu as encore confiance, et si je te dis que je veux bien coucher avec toi… Est-ce que tu serais partant ?

Rien dans son ton ou dans son expression ne laissait sous-entendre ni qu’elle flirtait ou qu’elle essayait de le séduire ni qu’elle essayait de se foutre de sa gueule.  Elle le regarde simplement, peut-être avec une certaine appréhension, sans faire le moindre mouvement pour lui mettre la pression.

La réponse de Toria, à savoir qu'elle aussi adore Xander, le fait sourire presque autant que la surprise qu'elle a montré un instant. C'est vrai qu'au fond il ne lui a jamais vraiment parlé du chevalier. Il y aurait de quoi dire, pourtant. Raconter leur soirée, puis leur nuit. L'atelier savon, également. Leurs quantités de SMS. Le fait qu'il lui manque. Il faut qu'il l'invite à passer, ou à ce qu'ils se voient ou quelque chose.

Après tout, pourquoi ne pas lui raconter maintenant? Le sujet est lancé, alors le moment n'est pas pire qu'un autre. Sauf… que la chevalière reprend la parole, alors il renonce. Il trouvera bien une autre occasion, surtout alors que le début de la phrase lui fait froncer légèrement les sourcils.

Son expression se décompose au fur et à mesure que la proposition prend forme parce que la vérité c'est qu'il ne sait pas quoi dire. L'idée lui avait plu, pendant longtemps, même s'il n'avait jamais envisagé que ça puisse être possible. Et maintenant qu'il renonçait à l'idée même d'avoir un jour une vie sexuelle… Toria le lui proposait. Genre là, comme ça, pouf. Et rien, absolument rien dans son expression ne laissait présager qu'elle essayait de le faire tourner en bourrique, comme elle le faisait parfois.

"Coucher? Tu… tu me proposes… de coucher. Avec toi."

Inutile de dire que l'information est difficile à assimiler pour Tullio. La question lui donne un peu le vertige et il se passe une main sur le visage, pour essayer de gagner un peu de temps, parce qu'il ne sait pas quoi répondre. Est-ce qu'il serait partant? Il essaye de s'imaginer ce que ça lui ferait, si Toria se penchait vers lui. Si elle posait ses doigts sur ses cuisses, comme il l'avait déjà vue faire à Lillian. Si elle…

"Fais chier." Jure-t-il entre ses dents, quand c'est une vague glacée qui parcours sa colonne au lieu de la vague de chaleur qui aurait dû arriver. "Je peux pas. C'est pas… je… j'arrive pas à…"

S'avouer qu'il ne pouvait plus imaginer passer à l'acte, même avec la personne qu'il aimait le plus, n'avait pas été facile. Mais c'était encore plus difficile de lui dire à elle, parce que ça impliquait de trouver les mots justes, et qu'il ne les avait pas.

Victoria avait essayé une approche décontractée et elle continue de contempler son œuvre avec un certain détachement. La réaction de Tullio est difficile regarder ; de la stupeur, son expression s’émiette en incompréhension et il tombe presque en poussière. Elle voit l’angoisse qui l’attaque et le ronge, puis la colère… qui n’est pas tournée vers elle. Étrangement, il agit comme s’il s’en veut à lui-même, mais elle pense qu’elle comprend. Ça revenait encore au fait qu’il n’avait pas décidé de se prêter au célibat, mais que son corps et sa tête lui livraient bataille en réaction à ses mauvaises expériences.

De soucis, ses sourcils se froncent et ses lèvres se pincent. Doucement, elle tend une main vers son bras, pour l’apaiser, mais rétracte son geste en réalisant qu’il pourrait mal l'interpréter en considérant le contexte de la conversation. Au final, elle serre plutôt le poing qu’elle pose sur son épaule, sans agressivité aucune, pour lui exprimer son support sans risque d’ambigüité.

- Doux, doux. Souffle-t-elle, sa voix éthérée s’envolant tandis qu’il jure et déparle.

- Relax, je ne te propose pas de faire ça là, maintenant, tout de suite. Tu peux prendre le temps d’y penser – ou pas si ça te rend trop inconfortable – et si jamais le bon moment se présente, tu sais que tu peux me faire des avances.

Peut-être qu’elle aurait pu s’ouvrir, lui dire que pour elle aussi, ça avait été difficile ces derniers temps. Dans les faits, elle n’avait pas eu des rapports intimes depuis… Plus d’un an maintenant, pas depuis qu’on l’avait piégée derrière le canapé même où ils étaient assis. Peut-être qu’à elle aussi, il ferait du bien d’être avec quelqu’un avec qui elle pouvait avoir pleine confiance. Évidemment, elle ne lui dit pas cela, parce que même si ça aurait pu l’aider de ne pas être seul, elle a peur que ça lui mette une pression dont il n’avait surtout pas besoin.

- Juste pour être clair, quand on parle de coucher ensemble, ça n’a pas besoin d’être …On n’a pas besoin de … Tout faire. Et ma proposition ne tient pas que pour une seule fois non plus... Si jamais tu veux y aller lentement et qu’on s’embrasse seulement, ou qu’on se touche, on peut commencer par là. Et si au final, tu ne veux jamais rien faire de plus, ça va aussi. Zéro pression, zéro malaise.

Son attention se reporte sur Toria quand elle murmure, son poing posé sur son épaule, l'appelant à la douceur. Tullio se demande comment ça pourrait être le cas alors qu'elle vient de lui faire une proposition dont il n'avait jamais osé rêver et qu'il aurait, peut-être, pu accepter quelques mois auparavant.
Mais plus maintenant.

"D'accord. Je… je vais faire ça."

Souffle-t-il, parce qu'il ne sait pas vraiment quoi dire d'autre quand la chevalière lui propose d'y réfléchir. Le fait est qu'il n'a pas envie d'y penser maintenant, parce que la situation est déjà bien assez inconfortable comme ça. Ça ne s'arrange pas lorsqu'elle reprend la parole même si, au fond, ce qu'elle dit est plutôt rassurant.

"Zéro malaise, parle pour toi."

Plaisante Tullio, parce que c'est vrai qu'il a déjà été plus détendu. Néanmoins, la situation aurait pu être incroyablement pire.

"Mais pourquoi tu… me proposes ça? Je veux dire… t'as quoi à y gagner, à part une mauvaise partie de jambes en l'air? Je… T'as jamais eu l'air très… intéressée. Par moi, ou… par les hommes en général d'ailleurs."

Le revirement de situation a beau ne pas lui déplaire, si ce n'est peut-être en ce qui concerne le timing. Ses yeux reviennent sur sa bière, vide depuis longtemps, et il grimace légèrement.

"Si c'est parce que je te fais de la peine, t'as pas à te sentir obligée. J'dois juste… me refaire à l'idée. Ça va aller, t'as pas à t'inquiéter."

- Mauvaise baise ? Se moque-t-elle doucement. Étais-tu un bon cuisinier avant que Danaé ne t’enseigne ? Tout s’apprend, et il suffit d’être à l’écoute de l’autre.

De son expérience, les mauvais amants étaient ceux qui se croyaient déjà si bons qu’ils se passaient d’apprendre mieux. Or il y avait autant de nuances au plaisir que d’individus quand venait de temps de faire l’amour.

Ensuite, elle pouffe de rire.

- T’es sérieux ? Tullio. Tu as été jaloux de Cy pendant des mois et c’est maintenant que tu questionnes mon orientation sexuelle? Son regard est moqueur, la question, rhétorique, mais le constat de son absurdité est pour sa part très sérieux.  

- Pour être claire, c’est vrai que je suis surtout attirée aux femmes. J’aime… Tout chez elles. Leurs courbes, la douceur de leur peau, leur odeur… En gros, la sensualité naturelle que très peu d’hommes arrivent à égaler selon moi.  

Évidemment, ces quelques exemples étaient forts limités. Toujours chez les femmes, Victoria aimait aussi la force brute et le muscle, ainsi que la rudesse autant que la douceur. Elle était également capable de reconnaitre que d’autres individus, hommes ou autres, avaient ces qualités, mais il y avait quelque chose dans la féminité qui attisait ses sens au-delà de l’explicable, qui lui donnait envie de toucher et gouter sans réserve. Ce n’était pas rationnel et c’était difficile à mettre en mots, mais tout à fait réel dans la mesure où ses fantaisies allaient en ce sens sans qu’elle ne puisse s’en empêcher.        

- Après, je peux quand même trouver des hommes à mon gout et entretenir des rapports sexuels très, très satisfaisants avec eux. J’aime le sexe. Point. Le plaisir n’a pas de genre et ce serait du gâchis de se priver de la moitié de la population. Quant à toi …

Bien sûr qu’elle avait pitié de Tullio. À chaque fois que le sujet de sa sexualité et de ses expériences douloureuses refaisait surface, elle avait l’impression d’étouffer. Elle aurait voulu tout effacer pour lui, et parce qu’il était en ruines, bruler et réduire à néant les responsables en justes représailles. Toutefois, c’était impossible et tout ce qu’elle pouvait faire était de l’aider à se reconstruire.  Donc oui, sa proposition avait un lien avec le fait qu’elle avait de la peine pour lui, sauf qu’elle avait eu de la peine pour pas mal de gens et n’aurait jamais couché avec chacun d’entre eux pour cette raison seule.  

Victoria hésite à répondre, mais fait un bon travail pour maintenir son sourire.

- Tu devrais savoir que rien ni personne – toi et ta situation y compris –  ne peut me faire faire quelque chose dont je n’ai vraiment pas envie.

Rétorque-t-elle, vague, tout en gardant l’impression que ce n’était pas une réponse qui lui conviendrait vraiment. Ses épaules se haussent et elle finit par opter pour une dose d’honnêteté minutieusement articulée qui contournait le sujet de son intérêt envers lui – ou manque de – mais qui lui apporterait des éclaircissements qu’elle espérait satisfaisants.  

- Je n’ai jamais pris d’initiative en ce sens auparavant parce que, au début de notre relation, j’avais une position de pouvoir sur toi et j’aurais été très mal à l’aise d’initier des rapports intimes dans ces circonstances. Je pense que tu es capable de reconnaitre que tu as fait pas mal de chemin depuis cette époque et que notre dynamique a beaucoup changé… Elle prend une pause pour le troiser consciencieusement, avant de terminer : j’aurais largement préféré que tu fasses le premier pas, mais vu comment les choses ont évolué, je ne fais que remettre les pendules à l’heure.  

"Parce que je pensais que vous vous rouliez des pelles dans la cour, ce qui n'était pas le cas."

Se défend Tullio en levant les mains, quand la chevalière se moque du fait qu'il a été très, très jaloux de Cy et qu'il puisse en même temps la croire lesbienne. Il ne relève en revanche pas sa remarque sur la cuisine, parce qu'il finirait inévitablement par comparer ses performances à des pâtes au beurre alors qu'elle a déjà dû, au moins une fois dans sa vie, manger dans un trois étoiles, et ça sonne suffisamment bizarre dans sa tête pour qu'il n'ait pas envie d'essayer à voix haute.

A son explication sur ce qui lui plaît chez les femmes il ne peut s'empêcher de hausser un sourcil en songeant que Lillian ne correspond absolument pas à cette description, mais ne commente pas. Déjà parce que Toria n'a probablement pas envie d'être exhaustive sur ce qui lui plaît, et il n'en a pas envie non plus d'ailleurs, mais surtout, surtout parce qu'il préfèrerait oublier le soir où il sait qu'elle s'est tapée sa patronne. Et que ne jamais en parler, c'était une bonne première étape. Puis elle lui parle des hommes, et du sexe plus globalement, et Tullio ne peut s'empêcher de pincer les lèvres quand elle insiste particulièrement sur le toi de la fin de sa phrase, ce qui n'augure rien de bon.

"Je sais."

Répond simplement le consultant, tout en n'ajoutant pas mais ça ne veut pas dire que tu veux les choses pour de bonnes raisons, aussi fort qu'il puisse le penser. Elle avait l'air certaine de vouloir lui faire la proposition, aussi saugrenue qu'elle soit, et il savait qu'il n'aurait aucune chance de la faire changer d'avis. A quoi bon, de toute façon, puisqu'il avait la possibilité de simplement refuser? Ce serait sans doute mieux qu'il le fasse, mais… il n'arrivait pas à s'y décider. Enfin, si elle lui avait laissé du temps pour y penser, c'était sans doute au moins en partie parce qu'elle savait à quel point il avait du mal à réfléchir à ce genre de choses. Et l'autre partie… bon. Voir début de la conversation.

"Oh."

Lâche Tullio, un peu surpris et un peu rouge aussi, quand la chevalière lui apprend qu'apparemment la seule chose qui l'a retenue de lui faire des avances plus tôt c'est le fait qu'elle avait du pouvoir sur lui.

"Euh, ouais, effectivement."

C'est tout ce qu'il arrive à dire quand elle marque une pause, parce qu'il est évident que les choses ont changé. Parce que lui a changé, tout d'abord, mais aussi parce qu'après l'Italie, après sa jalousie mal placée, après Elana il a l'impression que tout ou presque a changé.

"Promis, le suivant, c'est moi qui le fait."

Plaisante-t-il, parce qu'en réalité il ne sait pas s'il le fera. Peut-être? Il en a envie. D'une certaine façon. Mais… pas maintenant. Vraiment, vraiment pas maintenant. Peut-être même pas le mois prochain.

"J'aimerais tellement que ça soit… plus simple, tout ça."

Soupire le consultant, en passant ses mains sur son visage.

"Mais j'imagine que rien pourra jamais être simple, pas vrai?"

Autant entre eux que, plus généralement, pour lui. Pour tout le monde, sans doute, mais ça ne se voyait pas chez les autres alors pourquoi est-ce qu'il avait tellement l'impression de galérer pour absolument tout?

- Parfait. Répond-elle à sa promesse, avec un petit clin d’œil complice et un sourire satisfait, à peine séducteur, ou du moins, pas volontairement.

Ensuite, il parle de son besoin de retrouver une vie simple, et décide, fatalement, de dire que ça n’arriverait pas pour lui.  

Victoria soupire, un peu découragée pour lui, et un peu, aussi, par lui. Évidemment, pour elle, il n’existait rien de plus simple que de se laisser emporter par la passion, embrasser, toucher, gouter, laisser ses paumes explorer le corps de l’autre avant de saisir leur plaisir entre ses mains. Ou, en tout cas, sa première pensée se dirige en ce sens quand il aborde la simplicité impossible… Alors même qu’elle évitait toute occasion de faire exactement ces belles choses depuis plus d’un an maintenant.

- Ça le peut. Je te le promets.

Assure-t-elle, malgré tout, avec conviction. Contrairement à lui, Victoria voulait activement retrouver les joies de la chair et en profiter, maintenant plus que jamais.  Depuis sa mauvaise expérience, ce besoin de guérir, de prendre du recul, s’avérait nécessaire, indispensable même, mais de la même façon qu’elle trouvait toujours un moyen de se remettre de ses blessures physiques avant les temps prescrits, il lui semblait que le moment de prendre la situation en main s’emparait d’elle avec urgence. Tout comme celui de se réapproprier son corps, son plaisir, et surtout, de se débarrasser de l’emprise que Nawar continuait d’exercer sur elle.  

De plus… Si Tullio en venait à lui faire des avances sans qu'elle s'avère vraiment remise de son malaise envers les hommes… Ça promettait de compliquer la situation.

Jamais simple, comme il disait.

Soit. Tout comme la discussion se détendait, sa posture redevint plus souple.  Elle s’affaissa contre le dossier en se saisissant finalement de la bière, amenée par Tullio au tout début de leur discussion, afin d’en prendre une première gorgée.

...

- On se fait un film, pour changer ?

Demande-t-elle enfin, après le prochain silence venu.