Ca m’avait pourtant semblé un bon plan, au départ, ce poste de conseiller d’orientation. Beaucoup d’écoute, pas beaucoup de blabla, et si besoin, la réponse universelle : “passe ton année d’abord”. Je n’avais de toute façon aucune compétence utile pour être prof, et je me voyais mal être surveillant. Un mauvais réflexe était vite arrivé. En plus, j’avais été déployé un peu tardivement, et le seul poste auquel j’aurais peut-être pu prétendre avait déjà été récupéré.

On m’avait dit qu’il y avait des dossiers disponibles, pour savoir qui était sur place, et j’avais hélas rapidement repéré Victoria. Une tête connue, c’était déjà ça pour se renseigner mais… Si j’avais pu avoir un dossier sans passer par elle, j’aurais préféré. De même qu’au final, écouter les élèves se plaindre et s’interroger sur leurs grandes questions existentielles, ce n’était pas vraiment ma tasse de thé.

“... Et donc, depuis, je fais des cauchemars, et c’est à cause de ça, que…”

J’essayai de raccrocher sur le discours de la gamine en face de moi. Un résumé aurait donné qu’elle avait plus besoin de parler à un psy à cause de ce qui se passait à l’école que moi, mais… Je n’étais pas sensé faire les deux, hein ? Je repris un air concentré, fronçant légèrement les sourcils, appuyant le capuchon de mon stylo contre ma lèvre inférieure en réfléchissant. Elle n’apporterait certainement pas un témoignage pertinent, mais quelque chose n’allait pas…

Son poignet. Je le réalisai lorsqu’elle porta encore sa main à un bracelet mousse à l’effigie d’un quelconque groupe de pseudo-métal-chouinant-pour-ado, et je réalisai que je n’étais absolument pas l’homme de la situation. La tâche marronâtre de sang séché, le mal-être qu’elle décrivait et devant lequel j’étais impuissant… Qu’elle me dise qu’il y avait des gobelins sous son lit, qu’elle était amoureuse d’un loup-garou, là, j’aurais pu agir. Je détestais mon job.

“Viens, on va aller faire soigner ça avant tout.”

Je me levai, sans réellement lui laisser le choix de me suivre ou non, rien qu’à ma gestuelle. Puis, l’infirmière saurait certainement mieux gérer ça… Quoi que, de mémoire, c’était quelqu’un de l’Ordre aussi, donc certainement tout aussi incompétent que moi quand il s’agissait de s’occuper de gosses.

Je frappai avant d’entrer, poussant l’élève devant moi, et retins un soupir. Sérieusement, des cheveux comme ça, c’était accepté pour un membre du personnel ? Même moi, j’avais rangé mes lentilles un peu fantaisistes pour me contenter d’en mettre une marron sur mon oeil bleu. Peut-être ce sera aussi l'occasion d'échanger quelques informations, même si je suppose que l'infirmière et moi récupérons le même genre d'informations.

“Xander Matteson, je suis le nouveau conseiller d’orientation.”, annonçais-je en lui tendant la main pour la serrer. Pas lui écraser les doigts, non plus. “Je vous amène...” - comment elle s’appelle, déjà ? - “Jade, il faudrait vérifier son poignet.”

Et comme je bloque la porte, la gamine n’a strictement aucun moyen de s’enfuir.

J'avais été surprise de constater à quel point les élèves avaient vraiment besoin d'une infirmière. Quand je m'étais enrôlée dans la mission, j'étais persuadée que j'aurais beaucoup de temps pour mener des enquêtes, chercher des indices, aider les membres de l'ordre de toutes les façons qu'ils pensaient nécessaire.

Sauf que les élèves avaient, en fait, besoin de moi.

Souvent pour des petites choses, une question, un mal de ventre, des petits bobos du quotidien, les maladies qu'on croisait habituellement dans des écoles. Enfin, si le internet était fiable. Mais il y avait aussi d'autres cas qui me paraissaient plus sérieux. Des élèves angoissés, qui avaient besoin d'une heure ou deux dans un endroit calme, avec une oreille compatissante et une bonne excuse pour ne pas aller en classe. Parce que qui pourrait se concentrer sur des mathématiques tout en ayant peur
Je ne devrais peut-être pas les accepter, ne serais-ce que parce que dans le lot il y en avait probablement certains qui feignaient leurs symptômes mais… comment rester sourde à la détresse des petits humains?

Alors au fil des jours, j'avais fait de cette infirmerie mon infirmerie. Quitte à y passer trop de temps par rapport à ce qu'aurait exigé la mission. Mais je n'étais pas la seule ici, j'avais aperçu Tullio, donc il y aurait bien quelqu'un pour faire du zèle, non? De toute façon des élèves moins nerveux c'étaient des élèves plus faciles à interroger.

Je levais la tête de l'armoire à pharmacie dont je vérifiais le contenu, même si je n'avais pas grand-chose de plus que des pansements et des protections hygiéniques quand on frappa à ma porte.

"Oh, bonjour Monsieur Matteson."

Fis-je, sans pouvoir retenir un léger sourire quand il insista sur le mot nouveau. Un chevalier, donc, ses cicatrices n'avaient rien d'étonnant. Je lui serrais la main sans hésiter, probablement plus fort qu'on s'y attendait de la part d'une jeune femme de ma carrure. Mais il fallait bien qu'il y ait quelques avantages à ce que je ne sois pas humaine, non?

"Bonjour Jade, viens, on va s'asseoir pour regarder ça d'accord?"

L'élève n'avait pas vraiment l'air ravie à l'idée de coopérer mais, étant coincée, elle se laissa installer et me laissa lui retirer son bracelet en mousse. Je nettoyais la blessure qui n'avait pas l'air infectée, la coupure était d'ailleurs plutôt nette, et posais un pansement dessus.

"Ce soir en rentrant je veux que tu désinfectes et que tu changes ton pansement. Recommences demain matin et si la peau devient rouge, repasse me voir. Je te fais un mot pour ton professeur et tu vas pouvoir retourner en classe."

Fis-je, attrapant un bloc-note pour que la petite Jade ne se fasse pas disputer pour être en retard. J'attendis qu'elle quitte la pièce pour me tourner vers Xander, puisque c'était son prénom.

Je penchais légèrement la tête sur le côté pour l'observer, mon regard glissant sur les sillons de ses cicatrices.

"Si vous le souhaitez, on pourrait essayer d'améliorer l'aspect de vos cicatrices. Mais ça vous donne un style, j'aime bien."

Seulement, j'avais cru comprendre que les humains n'aimaient pas ça vu le nombre de réclames vantant les mérites de tel ou tel produit visant à lutter contre.

Je laissai l’infirmière s’occuper de Jade, portant mon regard sur la décoration de la pièce, la plante, les posters de prévention. Je haussai un sourcil devant certains. A mon époque, les discussions étaient moins ouvertes sur le sujet, et j’avais toujours, par conséquent, gardé certaines de mes relations les plus discrètes possibles. Je gardai une oreille pour ce qui se disait à Jade, perdu dans les souvenirs d’une époque où j’avais à peu près l’âge de la gamine, détournant les yeux des posters préventifs pour faire semblant de m’intéresser à la plante. Je me penchai pour la sentir, cherchant à reconnaître l’espèce, sans grand succès. Elle n’était pas en fleur donc ne risquait pas de déclencher d’asthme, même si depuis le temps… C’était sous contrôle. Plus ou moins.

Lorsque Jade fut mise à la porte, je ne rajoutai pas qu’elle pouvait revenir me voir, me doutant qu’elle s’y risque, alors que je l’avais “balancée” à l’infirmière. Je me contentai de fixer celle-ci, songeant qu’il était pertinent d’échanger les informations que nous avions - certes, je venais d’arriver, je n’en avais aucune - mais elle me devança en parlant de mes cicatrices. La plus visible, celle de mon visage, certainement. En imaginait-elle d’autres, avait-elle repéré celles, plus discrètes, que des vêtements ne cachaient pas ?

“Je vous remercie de votre sollicitude, mais je ne compte pas passer par la chirurgie pour quelques détails d’ordre cosmétiques.”

L’idée de me faire endormir puis passer sous un quelconque bistouri. Même si certaines n’étaient pas des plus pratiques. Comme celle qui me barrait le dorsal, incurvée vers l’intérieur, et qui tirait à chaque fois que je levai le bras. Certaines étaient rattachées à une douleur fantôme et me lançaient, lorsque je pensais à elles. Mais pas assez pour me pousser à subir une opération. Quelle autre méthode aurait-il pu y avoir, de toute façon ?

Pour m’occuper les doigts, je récupérai une petite carte préventive, sans un regard pour ce qu’il y avait dessus.

“Les élèves sont perturbés, comme on peut s’en douter. Il faudrait peut-être mettre autre chose en place, Jade aurait plus besoin de parler à un psy qu’un conseiller d’or...”

Un juron interrompit mes paroles et je lâchai la carte, le sang perlant du doigt que j’avais entaillé sur celle-ci. J’avais beau avoir travaillé dans le bâtiment, avoir manié des armes, la peau restait fine entre les divers cals, la coupure aussi ridicule que douloureuse. Je portai le doigt à ma bouche, attendant que la douleur passe avant d’essuyer simplement le tout sur mon pantalon, dans un geste qui trahissait l’habitude.

“Pardon. Savez-vous si quelque chose va être mis en place à ce niveau là ?”

J’aurais dû simplement m’occuper de ce qui m’amenait ici. Après tout, les traumas des gamins - et potentiellement du personnel - feraient bien la richesse d’un quelconque praticien plus tard.

“Mais bien sûr, je suppose que ce n’est pas une priorité pour notre cher ordre…”

"Oh non non, je ne parle pas de chirurgie mais je pense que des soins ciblés pourraient donner des résultats. Evidemment on ne parle pas d'une science exacte mais cela pourrait valoir la peine de faire un essai."

Corrigeais-je, quand Xander m'annonça ne pas souhaiter se faire opérer pour si peu.

"Je… je n'utilise pas uniquement de la médecine traditionnelle."

J'avais ressenti le besoin de l'ajouter, parce que j'avais un chevalier en face de moi et que j'estimais donc qu'il avait le droit d'avoir tous les éléments avant de se décider. Je hochais la tête quand il parla du fait que les élèves se retrouvaient perturbés par tous ces évènements, et que Jade avant grand besoin de parler à un réel professionnel. Nous étions d'accord sur ce point, et j'essayais de me souvenir si j'avais entendu quelque chose à ce sujet quand il jura, me faisant sursauter.

"Je ne crois pas. Ou, en tout cas, si quelque chose doit se mettre en place je n'en ai pas entendu parler. Compte tenu de mon poste ici, même s'il s'agit d'une couverture, cela me laisse peu d'espoir."

Fis-je, en me dirigeant vers mon armoire à pharmacie pour y prendre une compresse désinfectante et un pansement. Sans me soucier de l'avis de Xander je lui saisis la main et tamponnais la blessure avant d'y coller le sparadrap.

"Les malades défilent, ici. Je nettoie beaucoup mais ne prenons pas le risque que ça s'infecte."

Ou comment justifier de façon parfaitement raisonnable le fait que je ne pouvais pas laisser quelqu'un de blessé, même aussi superficiellement que lui, sans soins. J'allais jusqu'à la petite poubelle près de mon bureau pour y jeter mes déchets, tournant et retournant ses paroles dans ma tête.

"Je pense que l'ordre se soucie uniquement de découvrir ce qu'il se passe et d'y mettre fin. Je vais me renseigner sur ce qui va se faire pour les élèves auprès de la direction et s'ils n'ont rien prévu je ferais pression jusqu'à ce que ça change."

J'avais pris ma décision. J'allais faire bouger les choses. Même si ça ne figurait pas dans l'ordre de mission, on ne pouvait pas rester les bras croisés.

"Je vous tiendrais au courant, de cette manière si d'autres élèves vous parlent vous pourrez leur dire de s'accrocher encore un peu ou les rediriger vers quelqu'un de réellement formé."

Je haussai un sourcil lorsque la jeune femme en face de moi précisa qu’elle n’utilisait pas la médecine traditionnelle. Si j’étais méfiant envers les courant de médecine alternative, je l’étais paradoxalement encore plus envers tout soin magique. Un reliquat d’impression que tout ce qui était magique devait être parfaitement contrôlé, par moi, pour que j’aie confiance.

Pourtant… je devais reconnaître que ça pouvait être pratique. Mon besoin de réfléchir et de me focaliser sur la mission me firent remettre la chose à plus tard. Sourcil froncés et blessure soignée à mon sens - quoi de mieux que la bave et un peu de poussière ambiante ? Je haussai un sourcil lorsque l’infirmière m’attrapa la main pour me soigner, roulant des yeux.

“C’est juste une coupure, au pire, ce sera rouge quelques jours...”, protestai-je, avant d’abandonner. “Merci.”

Je ne pouvais qu’aller dans son sens. Je n’aimais pas réellement l’ordre, je lui donnais une chance depuis quelques mois, voilà tout. Je n’étais pas sûr d’y rester,même si j’avais des choses à apprendre : je ne m’y sentais pas encore à ma place.

“Je peux déjà leur dire de s’accrocher, mais… Je m’inquiète pour eux.”

Je savais que nous ne pouvions rien y faire réellement. Si j’avais connu un psy, j’aurais pu distribuer des cartes, mais dans cette ville, je ne connaissais rien ni réellement personne. Je n’étais même pas “proche” des autres chevaliers en mission ici. Et comme je n’avais pas encore trouvé d’information particulière, tout juste entendai-je les doléances, plaintes et chouinements des élèves, je n’osais pas demander des informations supplémentaires à… J’ignorais son nom, elle n’avait pas semblé juger bon de se présenter.

“Qu’entendriez-vous par médecine “non traditionnelle”, exactement ?”

Au fond, l’idée de ne plus avoir la cicatrice collée aux muscles me tentait, mais j’avais besoin de beaucoup d’informations pour accepter de tenter l’aventure. Comment elle comptait opérer, et…

“Je suppose que vous pratiqueriez l’intervention vous-même ? Quels sont vos tarifs ?”

Hélas, ça n’avait pas grand rapport avec ce qui nous amenait ici, et je secouai la tête. Je pouvais bien supporter une vague gêne quand je voulais lever le bras non directeur, ce n’était pas si grave.

“Nous devrions voir plus tard, je suppose que ce n’est pas très sérieux de laisser mon bureau vide trop longtemps... Peut-être autour d'un verre, un de ces soirs ?”

Comme ça au moins, nous n'empiéterions pas sur le temps de travail...

"Oui, moi aussi."

Avouais-je dans un soupir, quand il m'expliqua qu'il s'inquiétait pour les élèves.

"Mais je vais faire ce qu'il faut pour que ça change."

Assurais-je, hochant la tête pour moi-même. J'étais décidée à ne pas rester sans rien faire, surtout si je n'étais pas la seule à avoir ce genre d'inquiétudes. Je me figeais néanmoins quand il me demanda ce que j'entendais exactement par médecine non traditionnelle. J'ouvris la bouche pour lui répondre mais n'émit aucun bruit, comme un poisson, cherchant les mots pour annoncer les choses avec tact sans y parvenir.

Machinalement, une de mes mains se glissa sur ma nuque, sous mes épaisses ondulations qui dissimulaient la ligne d'écailles noires qui continuait d'orner ma peau. Heureusement, il n'avait pas attendu longtemps et avait enchaîné sur une autre question et je secouais vivement la tête.

"Oh nonononon, pas de ça entre nous! On est… du même côté, je ne veux pas entendre parler de tarifs, si je demande quelque chose ce sera uniquement une participation aux frais."

Protestais-je, parce qu'il était hors de question que je demande à être payée s'il s'agissait de soins à quelqu'un de l'Ordre. C'était certes grâce à Zéphyr, mais j'étais logée au QG et l'on me donnait suffisamment d'argent pour vivre alors il m'était impossible de me faire de l'argent dans leur dos. Sur mes cours de cuisine je n'avais aucun remords parce qu'ils n'étaient pas nécessaires mais sur des soins je me sentirais mal.

Je fus surprise par sa proposition mais je hochais vivement la tête.

"Oui oui, bien sûr, je suis désolée de vous avoir retenu si longtemps. J'accepte volontiers l'invitation, si vous voulez on discute de l'endroit et du moment à la fin des cours?"

Proposais-je à mon tour, pour le laisser retourner à son bureau plus rapidement.

"Je tâcherais de répondre de mon mieux à vos questions."

Peut-être que je réussirais à trouver les mots pour lui dire ce que j'étais et ce que je pouvais faire.