[ Simon Phillips
Ordre des chevaliers de l'aube
Point de vue remanié ]
Ses yeux sont de ce noir qui rend le monde invisible, qui avale les maisons et les arbres. Ils sont ce néant qui broie mes viscères, qui dissèque mes sens. Il défile, comme un songe, entre les pans du temple shintoïste, que j’occupe momentanément en tant que vacancier, et ses membres me paraissent se déphaser dans l’air. Je m’accroche à sa démarche, à ses lèvres entrouvertes qui laissent échapper un chant béant. Je pense d’abord à un kitsune, à une créature traditionnelle, courante, brillante, mais quelque chose me fait hésiter, quelque chose que je n’arrive pas à comprendre, mais qui se masse contre une impression de désertion.
Je le suis, sans trop réfléchir, mes sandales claquant contre les dalles vieillies, mais ne trouve que du vide, que les restes électrifiant d’une sensation vacante. Il n’y a rien d’autre qu’une poutre rougie à l’endroit où il aurait du se tenir.
Je relâche une expiration tremblante.
-
Je le recroise, trois jours plus tard, au détour d’un restaurant éloigné de Kyoto, logé dans les rues d’une ville étudiante au nom moins réputé. Il tient un livre entre ses doigts et du sang dégouline le long de son menton sans qu’il n’y accorde la moindre attention. Ses yeux sont encore une fois cet abysse trop profond pour que l’idée de m’y aventurer ne m’emplisse pas d’un profond malaise.
Pourtant, je ne peux me résoudre qu’à m’approcher pour l’observer de plus près. Des années passé à enchaîner des missions comportant des créatures magiques m’ont appris à suivre mon instinct.
La couverture de son livre dévoile un titre consigné en anglais, si bien que je dépose mes phalanges près de la table qu’il occupe, des paroles informes pendues au bord des lèvres. Encore une fois, une étrange sensation de vertige pianote le long de mes nerfs.
Il relève les yeux, les pose sur moi, et je tombe sans trop savoir où je vais atterrir,
si je vais atterrir.
Ses lèvres s’entrouvrent, dévoilant la pointe de dents rougies par de l’hémoglobine, et il me considère avec un détachement qui ronronne de curiosité.
«
Hm ? »
Je balbutie, mes doigts s’éparpillent en un désordre nerveux sur la surface lisse de la table et j’inspire.
Je tombe. « You should clean that up. », sont les mots qui s’extirpent éventuellement de ma gorge et qui me font designer son visage du menton. Mes yeux se plissent et je m’efforce de soutenir les nébuleuses sombres qui lui servent de regard.
Il me sourit. Je frissonne.
Sa voix est cet amalgame de couleurs qui joue entre les tons, sans que je parvienne à me fixer sur un timbre. Claire, avec une stridence latente, quoique douce, sans être sirupeuse. Il m’explique désirer conserver son état sanglant pour éviter d’être trop dérangé pendant son étude et me montre ses graphiques du cerveau humaine en guise d’explication. Ses dents mâchent les concepts et il entreprend , candide, désinvolte, de me donner un cours de neuropsychologie.
Le moment dissone, mon cœur cavale.
Au bout d’un moment, je me résigne toutefois à ignorer la pellicule de vide qui colle à sa silhouette, à ignorer la manière dont sa figure se brouille de temps à autre contre la lentille de mes lunettes magiques. Je tente de me résoudre au fait qu’il n’est rien d’autre qu’une personnalité excentrique, qu’un étudiant.
Ce n’est peut-être pas lui que j’ai vu à Kyoto.
Peut-être pas.
-
Mes vacances terminées, je rentre en Australie et y retrouve tous mes repères, tous les aspects chers de ma vie. Une sensation de plénitude vient remplir les trous laissés derrière par l’apparition fugace –
la silhouette cauchemardesque d’un étudiant au sourire cramoisi – du néant.
Les mois passent.
Je l’oublie
-
La troisième fois que je le vois, de l’acide a lacéré sa peau, brûlé les chairs qui forment son visage, et il rit, dénudé jusqu’à l’os, alors que je couvre mon nez de ma manche pour étouffer l’odeur écœurante qui émane de son corps. À ses genoux traine une masse sombre, nauséabonde, qui couine faiblement et que je reconnais comme étant l’objet de ma mission du moment. Il glousse, ses rires s’accompagnant de chuintements mous, chairs fondues croassant contre des os, étale son amusement contre les carcasses fumantes des lavellans que j’avais pour mission de ramener à Stony Vale.
Là où je les ai trouvés, je ne réussirai pas ma mission.
Lentement, dans une métamorphose qui m’arrache un grognement de stupeur, son visage reprend forme. Les chairs se ressoudent dans un chuintement écœurant, recouvrent le blanc de son ossature. Le vide qu’il projette dans l’atmosphère m’enserre à la manière d’une chaîne et je me sens submergé par l’incohérence du spectacle qu’il présente. Il n’a rien d’un zombie ou d’un blixe.
Qu’est-il ?
Au bout d’un moment, ponctué par les enjambées pleines de précaution que j’esquisse dans sa direction, la seule trace de la mixture corrosive sur son corps se lit dans l’état pitoyable de ses vêtements, des lambeaux colorés qui ne ressemblent plus à rien. Je le toise, désemparé, attendant une ouverture pour agir, pour le maîtriser. Lui, étudiant faussé, avatar probable, potentiel monstre rescapé de Living Mirage, porte une paume à son visage. Mon corps entier est crispé, mes paumes tremblent sous le poids de l’adrénaline.
Étrangement, il me parait être tout aussi surpris que moi de la tournure des événements. Ses sourcils s’élèvent, ébahis, et un sourire ravi clignote contre le relief réparé de son visage. Il passe ses phalanges sur le satin reconfiguré de sa peau, les laisses danser contre ses lèvres et, encore une fois, une sensation de chute vient me couper le souffle.
Je tombe.
Il pose les yeux sur moi et la reconnaissance que je lis dans ses prunelles halte momentanément ma chute. Je croasse, je patauge. À nos pieds, les lavellans ont cessé de couiner.
« What in hell are you ? »
Il rit et la stridence que j’avais perçue dans sa voix, alors qu’il me parlait des enzymes du cerveau, résonne au travers de la pièce. Son corps tout entier me semble tressaillir, si bien que, pendant un instant, je le crois disparu, ailleurs. Il résonne, il tinte, et je me retrouve projeté contre mes souvenirs de Kyoto, contre cette silhouette disparue au détour d’un monument shintoïste.
«
I don’t know. », ronronne-t-il, avec une pointe d’incrédulité.
-
Il disparait et je ne le retrouve pas.
Une fois rentré à Old Fyre, je rédige mon rapport avec un acharnement fébrile, avec la sensation d’avoir découvert quelque chose de tout aussi terrifiant que fascinant. La Créature est ajoutée au répertoire de l’Ordre et je m’octroie le titre non-officiel de vigile de son existence.
Je retourne dans la ville étudiante, dans le café japonais, sans trop savoir ce que je ferai la prochaine fois que je le croiserai.
[ Kohaku Joshua Mitsumasa
Académie
Point de vue consigné ]
Je suis une idée en construction.
Je suis l’Immatérialité.
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Le départ de Yui Valentine -
et ses morceaux d’univers tracés à même l’air de la passerelle de l’Académie - s’inscrit dans mon esprit comme le catalyseur de tous ces changements qui m’habitent. Le départ de Yui s’est enflammé contre ma rétine et je me suis imaginé lui prouver, je me suis imaginé l’irradier.
Regarde-moi. Regarde tout ce que je peux être.
Lawrence – Swan – prétend que les changements ont débuté bien avant que Valentine ne disparaisse aux quatre vents, dans l’ailleurs d’une réalité logée dans un autre temps. Il me l’annonce, un soir banal, lorsque que ses doigts extirpent une mélodie hors du piano qu’il a installé dans sa chambre et que je chante, chante, chante pour adoucir nos sens. Il me l’annonce, un air de défi chahutant ses traits trop clairs et je lui souris, désinvolte, sans trop désirer répondre à ses propos.
Je me demande comment Zakuro envisage la chose.
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Kojiro fait comme si de rien était, mais je sens le poids furtif de l’inquiétude qu’il tente de refouler. Il la badigeonne, malgré lui, contre toutes les surfaces que je touche, si bien qu’elle infecte le goût de certains des thés qu’il me tend, les rendant aigres, puis âcres.
Je ne sais pas comment l’apaiser, mais, souvent, je babille des baisers contre ses paupières jusqu’à ce qu’un faible sourire vienne éclairer son visage.
J’aime le voir sourire, je crois.
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La plupart du temps, je navigue une vie étudiante que je ne peux que qualifier de typiquement humaine. Je batifole, j’étudie et, trop souvent, je rive mon regard sur l’immensité du Ciel. Cette humanité est, à mon sens, la chrysalide de mon plein potentiel, mais je la vie allègrement, me pourléchant des existences humaines qui croise mon chemin. J'apprend.
Le reste du temps, j’explore les possibilités de ma création, enfourche l’irréel de mes yeux et navigue à contre-sens de la raison. J’existe.
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Je ne sais pas ce qu’est l’Ordre des Chevaliers de l’Aube. Je ne sais pas, non plus, quelles sont les étranges bestioles qui se manifestent à moi, sporadiquement, de temps à autres. Je sais qu’elles m’intriguent et que j’apprécie enfoncer mes doigts dans leur chair lorsque l’occasion se présente. Les nerfs, les ligaments, le pétillement d’une sensation vénéneuse contre ma peau.
Je ne sais pas ce qu’elles sont, donc je veux les comprendre.
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Je suis, pour le moment, Kohaku Joshua Mitsumasa.
Je deviendrai l’Immatérialité.