Dans l’obscurité et le brouillard tamisé, les lumières vives et frénétiques veulent que les clubbeurs s’oublient. C’est à ça que sert The Magic Box, comme un peu tous les clubs, à l’exception près qu’on peut parfois y discerner des éclats surprenants, mais dont aucune personne admise ne se surprend: un regard réfléchissant aux pupilles verticales ici; une peau bleutée et iridescente par là et, là-bas encore, des cornes qui se mêlent dans une marée de cheveux bouclés. Se perdre, donc, c’est exactement ce qu’Alea aurait voulu faire et qu’elle avait tenté plusieurs nuits durant. C’est qu’il est si bon de s’engourdir avec de grandes doses de musiques assourdissantes et de couleurs aveuglantes, de s’égarer en avalant pilules et liqueurs qui aident ensuite à mieux se fondre entre n’importe quels bras et sur n’importe quelles lèvres.

Immanquablement et à son dam, le petit jour finit toujours par revenir et il lui faut alors se retrouver et composer avec la réalité qui est la sienne. Aujourd’hui, c’est à deux coins de rue du bar qu’elle fait cela, dans un café où il y a, en apparence au moins, juste des humains normaux qui vaquent à leurs occupations. Il règne malgré tout un contraste plein de similarités entre les deux endroits fréquentés: l’odeur addictive du café a remplacé celui de l’alcool; il y a de la musique, mais toute douce pour couvrir les murmures des clients, et, il y a l’éclairage avec le canal maritime à côté de l’établissement qui anime ces filets lumineux de sorte à les faire paresseusement danser à travers les vitraux colorés, non sans rappeler ceux beaucoup plus vifs dans lesquels Alea avait baigné toute la nuit et desquels elle n’avait jamais vraiment émergé.

Il va s’en dire que la concentration n’est pas au rendez-vous. Les livres répandus sur la table ont ces allures d’épaves; même celui qui est ouvert sous son nez semble s’être échoué là au hasard, avec un crayon couché entre ses pages tel un mat tombé et inutilisable. Quant à elle? Naufragée placide, elle contemple l’horizon scintillant d’un oeil morne, sans jamais voir venir ce nuage sombre qui effleure son dos comme une brise glacée et rafraichissante. Elle hume, tout doucement, et ses lèvres s’entrouvrent dans un souffle surpris avant de s’étirer en un petit sourire en coin. Puis, si ses yeux se ferment un instant, c’est pour mieux s’ouvrir à nouveau avec un éclat renaissant, pour se dresser et happer le regard de celui qu’elle aurait cru reconnaitre...

Sauf qu’elle ne le reconnait pas. Que ce n’est pas Guillaume.

Et pourtant, pourtant, il y a l’ombre qui s’insinue tout contre elle à la manière d’un chat affectueux et familier et qui s’entortille ensuite - imperceptiblement aux yeux des autres clients - autour de ses doigts couverts d’étincelles.

Distraitement, les livres sont balayés sur le côté afin de libérer l’espace. Quant à la chaise en face d’elle, Alea la pousse d’un pied pour inviter cet inconnu qu’elle fixe désormais avec autant de mélancolie que de curiosité, mais aussi avec cet air impératif qui s’accentue quand son poing fait mine de se refermer sur l’ombre immatérielle qui y reste sagement tel un joug.