Au moins cette fois-ci il a déjà un costume, et ce n'est pas comme si les choses pouvaient plus mal se passer. C'est ce que s'est répété Tullio en boucle, comme un disque griffé, depuis que les invitations pour le grand rassemblement sont arrivées.
Il pourrait argumenter qu'en étant consultant il n'a aucune obligation d'y aller… mais ça voudrait dire laisser Toria y aller toute seule et c'est hors de question.
Vu comment le dernier s'est passé, il sait qu'il passera la soirée à se faire un sang d'encre alors autant s'y coller.

Le jour venu il sort donc son joli costume gris de la housse en plastique fournie par le teinturier, cire ses chaussures habillées qu'il n'a plus remises depuis et fait même un effort pour discipliner ses cheveux dont il a récemment refait la couleur.

Rien de tout ça ne lui retire l'impression de se rendre à un guet-apens plutôt qu'à une fête.

Le discours de leur nouveau capitaine, puisque c'est de lui qu'il s'agit, le laisse agréablement surpris. Il y est question de changement, d'écoute et, s'il faudra voir comment ces jolies idées seront appliquées, au moins cette fois-ci il se sent plutôt confiant.
Mais ce n'était pas difficile de faire mieux qu'au discours précédent, où on leur avait fait boire du champagne sur un bateau décoré d'or et de marbre pour leur annoncer qu'il n'y avait plus d'argent et qu'il ne faudrait pas compter sur trop de produits frais à la supérette.

Il ne lui reste donc qu'à profiter du buffet et des boissons, en espérant croiser quelqu'un qu'il apprécie pour discuter le temps de pouvoir raisonnablement penser à s'éclipser si la soirée s'avère calme.

Tullio est justement en route pour une des tables du buffet quand, du coin de l'oeil, il croit reconnaître un visage familier -et même un peu plus- mais qui n'a aucune raison de se trouver là. Surpris et intrigué, il modifie sa course et se faufile entre les convives jusqu'à la silhouette qu'il reconnaît aussitôt pour y avoir souvent repensé en soupirant.

"Emrys?!"

Si sa voix trahit complètement sa surprise, le sourire qui éclaire ses traits n'est pas feint.

"Qu'est-ce que tu fais là? Je m'attendais pas à te voir ici!"

Ce n'est pas complètement illogique. Après tout l'Ordre collabore avec Saskia, et Emrys avait plus ou moins l'air de collaborer avec elle… mais le barman ne s'y attendait tout de même pas.

Bougé par la vie, Jihoon se retrouvait jeté hors de son pays d’accueil. La France le rejetait sauvagement. Saskia avait fermé boutique et par le fait-même, l’artiste s’était retrouvé sans emploi. Il avait demandé à l’Ordre si on avait besoin de lui, en échange d’un aller-simple en Australie, d’un logement et d’un peu d’argent. Il avait quitté le paysage artistique de Paris pour se retrouver sur une île volcanique, bourgeonnant d’êtres comme lui.

Malgré tout, cette nouvelle raison d’être le vivifiait. L’Immortel avait beaucoup changé. Ses cheveux étaient gardés noirs et assez droits, au naturel. Sa lèvre s’était garnie d’un anneau en titane qui brillait légèrement sous les lustres de la salle de bal. Son sourcil s’était décoré d’un bijou également brillant, qui ne faisait qu’accentuer l’air mauvais garçon que lui donnait déjà ses tatouages. Ce n’était qu’un jeu, qu’une mascarade. Mais de jour en jour, son désir de se métamorphoser ne faisait que croître. Il ne voulait pas se faire attraper.

Emrys écouta à demi le discours du nouveau capitaine. Par politesse, il hocha parfois la tête – pour faire semblant qu’il savait bien de quoi il en retournait. Mais à vrai dire, il était bien perdu dans toutes ces politiques. La sorcière n’était venu que pour danser.

Et que fut sa surprise lorsque le partenaire de danse parfait l’adressa par son nom choisi.

-Tullio.

La voix était empreinte d’une politesse nerveuse. L’homme aux origines asiatiques croisa les bras sur sa chemise noire au tissu soyeux. Il ne savait pas où se placer. Par sa présence, Tullio lui rappelait leur seule et ultime nuit dans la chaleur de son atelier. Son visage s’enlumina au souvenir des secrets échangés par leurs corps et de leurs conversations où ils fleuretaient.

-Tu risques de me voir ici plus souvent, dit-il d’abord de façon énigmatique.

Ses bras retournèrent le long de son corps. Le tissu de la veste noire au rebord blanc se détendit.

-Je vis au QG. Saskia a fermé boutique et on m’a proposé un emploi à l’Ordre.

Ses dents de lapin torturèrent légèrement l’anneau de sa lèvre tandis qu’il observait l’homme aux cheveux bleus. Ses traits pincés, son nez retroussé… Peu de choses avaient changé chez lui, sauf peut-être la tenue inhabituelle, bien qu’agréable à regarder, qu’il portait.

-Je… suis content de te voir, Tullio.

C'est seulement lorsqu'il se font face que Tullio remarque l'anneau qui brille à la lèvre d'Emrys, et le bijou qui décore son sourcil.
Il est un peu surpris par les bras qui se croisent, par la nervosité qu'il croit lire sur les traits de son amant d'un soir, mais au fond il peut comprendre. Ils n'ont jamais pris la peine de vraiment discuter ou éclaircir les choses, parce qu'ils n'étaient pas supposés se revoir, pas en dehors du contexte de ses missions à l'étranger… et voilà qu'ils se trouvent face à face au milieu du QG.

"Ah oui?"

Commente doucement Tullio quand le français lui apprend qu'ils risquent de se voir plus souvent, mi-surpris mi-heureux, pour l'encourager à donner un peu plus de détails. Une longue mission peut-être?

"Oh… Emrys, je…"

Il est désolé. Est-ce qu'il doit être désolé? Il ne sait pas, hésite à la façon dont Emrys joue avec son piercing à la lèvre, ne sachant si c'est parce qu'il est récent ou s'il s'agit d'un tic nerveux, et le barman est finalement soulagé quand l'autre lui annonce qu'il est content de le voir. Il n'en était pas sûr jusque là.

"Moi aussi je suis content de te voir. Vraiment."

Il ne fait aucun effort pour dissimuler le sourire chaleureux qui lui monte naturellement aux lèvres, parce qu'il aime bien le français. Il l'a de suite apprécié, malgré l'incident du pot de fleurs.

"Même si du coup il faudra sans doute qu'on parle de ce qu'il s'est passé et d'à quoi on s'attend."

Le rire qu'il lâche est un peu nerveux, comme le prouve la main qu'il frotte contre les cheveux ras de sa nuque, parce qu'il ne s'était vraiment pas imaginé avoir besoin de cette conversation avec lui.

"Enfin, s'attendre, c'est peut-être pas le bon mot, c'est sûrement pas le bon mot en fait, mais… enfin tu vois. Mettre un peu au clair ce qu'on peut et ne peut pas faire. Ce qu'on peut envisager ou pas."

Il décide de clarifier, en bafouillant un peu, parce qu'il ne veut pas qu'Emrys se méprenne. C'est bien qu'il soit là, et qu'ils soient toujours en bon termes, et il n'en demande pas plus. Il espère peut-être, un peu, plus que ça mais… il refuse de présumer.

"Genre je sais qu'il y a des gens qui supportent pas les câlins, ou… ou pas avec les gens qui sont pas assez proches et je sais pas si tu préfèrerais qu'on oublie ce qu'il s'est passé à Paris ou… Ou je sais pas, tu me dis c'est comme tu veux, je… Je veux pas présumer, je veux pas obliger. A rien du tout. On… On est pas obligés d'être potes si t'as pas envie."

Oh comme Tullio espère que Toria est loin, très loin de lui, pour ne pas le voir recommencer à rougir et bafouiller comme un adolescent timide, ce qui lui fait pousser un soupir exaspéré alors qu'il se passe une main sur le visage puis dans ses cheveux, dérangeant complètement les mèches bleues qui étaient à peu près disciplinées jusque là.

"Par pitié empêche-moi de continuer à parler."

Son prénom s’échappait de ses lèvres comme une douce plainte semblable à celles entendues entre ses draps réchauffés par leurs corps entremêlés. Tullio annonça qu’il était content de le voir et les joues du Coréen ne purent que prendre de la couleur, peau légèrement dorée par le bronzage naturel passant au rouge d’un coup de soleil.

-Encore désolé pour le pot de fleurs, dit-il avec un sourire amusé.

Déjà, Tullio se laissait prendre dans les ronces complexes des attentes, des sentiments. Il se méprenait, bafouillait des phrases plus ou moins claires sur ce qu’ils pouvaient ou ne pouvaient pas faire.

Avec douceur, les doigts tatoués de la sorcière se posèrent sur les épaules de l’être féérique, comme pour le faire taire et pour le rassurer.

-Stop, l’arrêta-t-il avec délicatesse, alors que Tullio emmêlait ses cheveux parfaitement coiffés.

La sorcière lui accorda un doux sourire.

-N’oublions pas ce qui s’est passé à Paris. Ça s’est produit parce que c’est ce qu’on voulait. Il n’y aucune honte à y avoir. Je veux passer du temps avec toi et là, maintenant, je veux danser.

Sa main se glissa de son épaule, au long de son bras, puis sa main retrouva la sienne.

-Tu veux bien ?

Encore désolé pour le pot de fleur. Ça fait monter un sourire amusé aux lèvres de Tullio alors qu'il secoue la tête. Lui n'est pas désolé. Si c'était à refaire, il ne voudrait pas que ça se passe autrement.

Emrys prend heureusement pitié de lui et lui dit stop, ce qui a effectivement pour effet de l'arrêter net dans sa tirade, sa bouche se refermant si vite que ses dents en claquent.

Oh seigneur, ce sourire.

Et Tullio sourit, lui aussi, un peu parce qu'il est désolé de lui avoir infligé une telle quantité de phrases creuses, un peu parce qu'il se sent timide sous les doigts qui glissent le long de son bras pour venir chercher sa main qu'il cède bien volontiers.
Il n'a pas de raisons de se sentir timide, pourtant.

"Volontiers."

Souffle le barman, parce que si Emrys veut danser, alors il l'emmènera sur la piste de danse. Il le fera danser jusqu'à ce qu'il n'en ait plus envie, ou jusqu'à ce qu'il trouve un autre partenaire de danse.

Il ne sait pas où tout ça les mènera, ils verront bien, mais pour l'instant il est juste heureux d'être celui qui fait sourire la sorcière qu'il avait pensé ne jamais revoir.