Nawar était à nouveau parti en mission, laissant Marjan aux mains de Victoria qu'elle aimait considérer comme une mère de substitution. À peine arrivée, la jeune fille s’était d’abord précipitée pour donner son éternel câlin de bonjour, tel un boulet de canon directement lancé vers la chevalière. Par la suite, la petite fille avait été voir la vitrine d’artéfacts que la Victoria conservait toujours sous clé et qui ne manquait pas d'attirer son intérêt.

En effet, cette concentration de magie avait toujours fasciné la gamine qui ne manquait pas de faire passer un interrogatoire en règle à chaque fois qu'elle y voyait un nouvel objet. Les films et les séries pour enfant n'avaient que trop stimulé son imagination fertile et déjà elle s’imaginait, utilisant chaque objet impunément pour sauver le monde telle une héroïne de dessin animé qui utilise les artéfacts comme un espion le ferait avec mille et un gadgets sophistiqués.

-Dit!? C’est bien un nouvel artefact qui a là? Juste là, là!

L’intruse mit un de ses doigts sur le panneau de verre pour désigner l’objet de son désir.

-Il fait quoi lui? Il lance des lasers?

Elle n’avait jamais eu de réponses positives à cette question, mais l'espoir fait vivre et l’orpheline de mère était certaine qu’un jour on lui répondrait par l’affirmatif.

La petite aux cheveux bouclés, ramenés maladroitement en arrière par un élastique auquel était accrochée une fleur décorative, avait patienté toute la journée pour cet instant d’intimité avec sa future mère (du moins elle l’espérait) et pour pouvoir faire toute sorte d’activités féminines qui, hélas, échappaient complètement à son père. Alors de l’énergie, elle en avait à revendre et sa presque maman pouvait bien le sentir, non seulement à la vitesse de ses dialogues, mais aussi à celle où Marjan changeait de position pour observer l’artéfact dans tous les angles que la vitrine lui permettait.

Victoria était épuisée.

Enceinte de quelques semaines et soucieuse du bien-être de son enfant à venir, elle avait tout juste mis fin à cette mission infernale qui durait depuis deux ans - ou beaucoup trop longtemps. C’était un soulagement, vraiment, et elle avait eu la chance de se reposer ces quelques derniers jours, mais en même temps... C’est comme si tout le stress accumulé au cours de derniers mois lui revenait soudainement avec des intérêts, ou plutôt comme si elle avait su construire un barrage pendant deux ans qui soudainement cédait pour laisser place à l’inondation.

Reprendre une vie normale, voir des gens, ça aidait déjà un peu. Sauf qu’en fait, il y avait pas mal de gens qu’elle ne voulait pas voir... qu’elle ne pouvait pas voir, ou au moins c’est ce dont elle s’était convaincue. Emanuel, le possible géniteur de son enfant? Oh non, nope. Et Nawar, son dangereux amant atteint de lycanthropie? Nope, nope, nope. Les hommes, en général, à l’exception de Cy, Tullio et Nour, entraient pas mal dans la case négative. Victoria n’avait juste pas envie de les voir et de leur rendre des comptes. Pour les femmes de sa vie, quant à elles, Victora était encore en négociation intérieure. La petite Marjan, au moins, était depuis le début dans le oui, même si ça impliquait un minimum de communication avec le père de cette dernière.

— Aï, attention, lance-t-elle tout bas en enserrant malgré tout la petite qui venait de lui foncer contre le ventre.

— Oh, répond-elle peu de temps après, la... Statuette tanuki.

Elle sourit... et meurt un peu à l’intérieur, mais n’en montre rien.

— Elle sert à immobiliser des gens ou des créatures, explique-t-elle doucement, quand on la pose sur eux, ils ne peuvent plus bouger du tout jusqu’à ce qu’on l’enlève.

La raison pour laquelle Marjan ne l’avait jamais vue - et Victoria ne le lui dirait jamais - c’est parce qu’elle l’avait gardé dans sa chambre pour l’utiliser, au besoin, sur son père Nawar dans un contexte qui n’était certainement pas approprié pour son imagination d’enfant.

En attendant, la fillette papillonne encore avec un aplomb effervescent que Victoria contemple déjà avec lassitude, sans pour autant trouver en elle de se fâcher contre la petite pleine d'amour.

— Marjan... Marjannnnnn. Du calme, s’il te plait.

Elle rit un peu, sincère bien qu’avec un manque certain d’énergie.

— Tu bouges tellement que tes cheveux se défont tout seuls, continue-t-elle avec un gloussement attendri au fond de la gorge tandis que ses mains viennent trouver la tignasse bouclée pour y remettre un peu d’ordre.

— Et si je te tressais tout ça devant un film? Ça t’irait pour commencer?

La gamine souriait tout en touchant ses cheveux pour attester de leur état.

-Ouais, papa n’est pas très bon dans la coiffure...

Son père la coiffait comme il le pouvait, mais sincèrement, il aurait bien besoin d’un cours ou deux. Au moins, c’était l’une des seules habilitées de parent qu'il lui manquait.

Quand la chevalière proposa de lui faire des tresses, Marjan sauta de joie et se précipita dans la salle de bain pour récupérer tout le matériel dont Vioctoria aurait besoin. Il faut dire qu'avec ses séjours répétés, Marjan avait laissé quelques objets courants chez sa maman de rêve.

-On écoute quel film? Moana? Raya? Mulan? Frozen 2??

Elle avait énuméré ses préférés avec empressement alors qu’elle allumait déjà la télévision pour accéder au logiciel de Disney+.

Sans trop d’efforts, un sourire paresseux s’esquisse sur ses joues.

— Alors qu’il est doué avec les nœuds, glousse-t-elle pour son propre amusement avant d’ajouter une demi-vérité pour éviter trop d’indiscrétions dont les détails ne seraient pas appropriés pour ses oreilles d’enfant, à cause de son travail...

Marjan connait bien l’endroit et Victoria la laisse courir à sa guise, fatiguée, mais quand même attendrie.

— Je n’ai pas encore vu Raya, tiens, souligne-t-elle en empoignant déjà à deux mains pleines les boucles brunes de la petite fille.

Au final, elle y met de l’huile de coco et un peu plus de temps que prévu afin de lui faire de jolies tresses de viking compliquées, puis elle profite du film même si son attention, alors dirigée vers les cheveux de Marjan, avait manqué pendant le premier tiers du long métrage au moins. De son coté, si la fillette l’avait vu plusieurs fois, Raya, ça ne l’empêche pas de réagir fortement, de s’exciter... Quand la fin de l'histoire se profile, Victoria sent déjà son énergie débordante prête à se manifester à nouveau et en force renouvelée.

— J’ai faim, lance-t-elle juste avant le moment où elle estime que la petite se serait remise en vadrouille, allons préparer une collation.

Elle a un peu la nausée, aussi, et elle manque vaguement d'équilibre quand elle se redresse, mais ça passe tandis qu'il se dirige vers la cuisine. 

— Allez viens, je dois te parler de quelque chose en même temps.

Comme l’avait prédit la chevalière, la petite tornade part semer le chaos dans la cuisine, sortant tous les ingrédients et accessoires divers dont elles auraient besoin pour préparer des biscuits.

- Biscuits à la noix de coco ou au chocolat? Pourquoi pas les deux?

Sans réellement demander l’avis de sa gardienne, elle sortit les flocons de noix de coco et les pépites de chocolat et les mit sur le comptoir. Le mélange des deux semblait être le choix évident de la gamine.

- Bon alors... Le sujet important, c’est quoi? ... C’est à propos de mon Papa et toi? s'excite-t-elle déjà, tu sais, ça fait un moment que j’ai remarqué et ça me dérange pas du tout! J’suis même très heureuse pour vous deux!

Marjan était déjà bien partie dans ses fabulations enfantines. Entre son admiration pour Victoria, le rôle de mère qu'elle insistait à lui accorder et les quelques regards complices qu’elle avait surpris récemment, entre elle et Nawar, Marjan avait laissé son imagination remplir les lacunes de son histoire. Bientôt, ils formeraient tous ensemble une famille heureuse. Ils déménageraient dans une maison et leur vie continuerait tel un conte de fées rempli de bisounours.

Surexcitée par l’appréhension de l’annonce, elle renversa un peu de farine lorsqu’elle mesura la première portion.

Victoria a faim et elle a faim maintenant. Quand Marjan avait parlé d’une collation, la jeune femme avait donc pensé à des craquelins et à du fromage, à des fruits ou à des légumes à manger avec de la trempette toute faite qu’elle pourrait juste sortir du réfrigérateur. C’est donc avec un certain sentiment d’impuissance, de dépassement, qu’elle regarde Marjan mettre sens dessus dessous la cuisine pour commencer le long processus de confection de biscuits.

— Comme tu veux, trésor, dit-elle malgré tout en allant vers le frigo pour sortir non pas des ingrédients additionnels, mais un plat de crudités pour manger en attendant. Un morceau de concombre entre les dents, elle allume ensuite le four pour qu’il préchauffe, puis sort de la penderie les plaques à biscuits qu’elle recouvre tout de suite de papier parchemin.

— Non Marjan... C’est vrai que moi et Nawar nous entendons mieux, avoue-t-elle distraitement en grignotant cette fois un bâtonnet de carotte, avant de se reprendre prestement en réalisant ce qu’elle venait de dire, bien, qu’on s’entend bien... Mais ceci ne concerne pas ton père.

La poussière de farine se dissipe et Victoria attend, patiemment, les yeux calmes, d’avoir toute l’attention de la petite avant de continuer.

— Tu dois me promettre de garder le secret. C’est très, très important pour moi, ma sécurité, insiste-t-elle en plongeant son regard dans le sien, et pour celle... Du bébé dans mon ventre.

La consigne et l’aveu, deux en un.

— Je suis enceinte, reformule-t-elle donc, je vais être maman dans quelques mois.