Si l'hirondelle ne fait pas le printemps, la voix de Victoria suffit bien souvent à ramener l'été à lui seul. Surtout, il faut bien le dire, quand elle dit ces mots-là : "
ta petite fille". Nour se sent déjà le cœur tout chamboulé avant même de la voir, tout rayonnant de fierté, aussi. La porte s'est ouverte sur le coutumier fatras qui hante les lieux, mais on note un effort notable en prévision de la visite tant attendue : les cendriers sont vides et les fenêtres grandes ouvertes pour chasser tout vestige de tabac qui pourrait encore hanter l'endroit.
Les yeux mouillés, Nour embrasse chaleureusement la jeune mère, mais ne dit rien pendant un moment. Les années viennent de rattraper leur retard et pèsent soudain très lourd sur sa nuque, et puis il se passe tellement de choses, tout d'un coup, sa gorge si peu avare de mots ne sait plus par où commencer. Comme d'habitude, Victoria a tranché net dans les doutes et les hésitations et finalement, c'est presque un soulagement, une couche de non-dits qui s'efface.
Alors, voilà. Après en avoir perdu tellement, voilà que la famille s'agrandit et Nour s'émerveille encore du miracle que c'est, que la vie se fasse, fraie son chemin, faufile ses radicelles pour faire surgir de nouvelles pousses, encore si petites.
- C'est un petit pois que t'as pondu, ma Toria. Un tout petit petit pois qui a déjà nos yeux, je crois. Sa voix tremble, quand il rit tout en parlant et en pleurant un peu, mais les longues mains qui se déplient pour recueillir le tout petit corps tiède et remuant du nourrisson n'auraient vacillé pour rien au monde. Lentement, il se referme, comme un arbre qui étend ses racines noueuses pour abriter la graine précieuse. Il se penche, ploie et courbe, la cime et les feuillages en berceau, en arche, en armure ou en bouclier contre le reste du monde pour veiller sur le sommeil du tout-petit.
Soudain c'est trente ans en arrière, soudain c'est Olivia qui lui présente le fruit de ses entrailles -des leurs?- et ses minuscules yeux bruns. Plus tard, il les verra s'ouvrir sur le monde avec la curiosité grave des petits enfants quand ils ont tout le monde entier à découvrir, et plus tard encore, il y dansera des étincelles quand elle le fera tourner en bourrique. Quand il effleure du bout des doigts la joue dodue affaissée contre l'angle de son bras, Nour se demande ce qu'il y aura, dans ces yeux-là. Il a hâte de savoir : le son sa voix, celui de son rire, ce qu'elle aimera ou détestera, quelles personnes elle sera tour à tour, à travers tous les changements et les chrysalides qu'on traverse au cours de sa vie.
- J'ai hâte de la connaître, murmure-il encore.
L'espace d'un moment, tout paraît s'effacer et se réduire uniquement à cette toute, toute petite chose qu'il tient dans ses bras. Il a distraitement posé un coin de fesse sur le canapé, la nuque cassée pour mieux la regarder, parce qu'il n'y a rien à cet instant de plus important. Et puis il la garde tout contre lui, même si son torse malingre n'a pas le confort de celui d'une mère, juste pour un instant encore.
- Et comment tu vas, toi ? Demande-il en couvant sa fille -c'est tout juste s'il ose penser encore le mot- d'un regard encore humide.
Pauvrette, tu as l'air épuisée. Tu te reposes, dis ?