Une fois la nuit tombée, le peintre aimait ouvrir les fenêtres du studio pour laisser les étoiles embrasser la pièce. Selon lui, les peintures appréciaient, bien que celles-ci n'étaient que des objets inanimés. Chaque canevas méticuleusement peint avait une âme. Souvent, l’âme de son créateur s’y trouvait. Dans les peintures faites en thérapie par les femmes du refuge, il voyait leur douleur. Elles n’avaient pas besoin de le dire. Il le sentait dans les couleurs, dans les coups de pinceaux.

Écoutant les sons des parisiens nocturnes, il rangeait son matériel. Les pinceaux allaient dormir dans leur pot désigné, les peintures séchaient dans leur coin. Demain, on pourrait les exposer. Les femmes pourraient les admirer avec fierté et se dire qu’elles avaient réussi à créer du beau avec leur douleur.

L’air chaud de la nuit venait aussi caresser les plantes déposées sur le coin de la fenêtre. Bien que l’artiste préférait les minéraux, il en prenait soin. Il aimait les fleurs, leurs pétales fragiles lui rappelaient l’amour. Elles s’épanouissaient seulement avec beaucoup de patience et de soleil. Sinon, elles se fanaient et tombaient mollement dans leur pot. L’amour, c’était ça : l’équilibre fragile entre fleurir et faner. Oui, Jihoon était bel et bien un romantique irrécupérable. Son dernier amour avait fané avec la mort de Sun et depuis, il était obsédé par ce sentiment de plénitude qu’il voulait retrouver.

Avec amour, il vérifia si la terre des plantes était bien mouillée en y plongeant ses doigts. Lorsque la terre se brisait au contact de son toucher, c’était le moment d’arroser, ce qu’il fit donc avec soin. Mais un mouvement brusque lorsqu’il se retourna pour aller remplir l’arrosoir, et un malheureux pot de fleurs partit en chute libre dans la rue qui accueillait la boutique ésotérique. Une exclamation bien sentie lui fit réaliser que oui, même la nuit, il y avait des gens dehors. Quelqu’un avait reçu un pot de fleurs en cadeau, probablement sur la tête.

Se perchant devant la fenêtre pour constater les dégâts, il fit de grand signe à l’homme à la chevelure bleue. Malheureusement, le pot n’avait pas survécu et ses entrailles s’étaient étendues sur le trottoir. Quelle tragédie !

-Je suis désolé ! cria le coréen.

"Ils se foutent vraiment de ma gueule, c’est pas possible." Avait râlé Tullio, au moment de recevoir son ordre de mission, quand il avait constaté qu’on le renvoyait en Allemagne dans la Forêt Noire où il avait enquêté un moment auparavant avec Nawar.

"Ils sont sérieux, là? Putain, fais chier." Avait-il grogné, en recevant les instructions pour son retour, quand il avait appris qu’il devrait prendre un train, puis un total de trois avions.

"Oh bordel c’est plus possible leurs économies de bouts de chandelles à la con!" S’était-il exclamé, en plein Paris, en réalisant que son billet d’avion n’était que pour le surlendemain, et qu’on lui avait fourni une adresse où il pouvait se rendre pour être hébergé les deux nuits qu’il passerait là.

Quitte à être coincé sur place, le barman en avait profité pour faire le touriste et explorer la ville. Il avait même croisé un groupe d’anglophones en vacances avec qui il avait sympathisé, se retrouvant invité à dîner puis à boire un verre -ils avaient un peu trop remarqué à quel point il était juste paumé dans cette ville-, tant et si bien qu’il faisait déjà nuit quand il pensa à entrer l’adresse qu’on lui avait fournie dans son GPS.

Ça n’était pas tout à fait la porte à côté et si, au début, Tullio observait autour de lui, il s’était vite lassé et avançait le nez collé à son téléphone, ne le redressant que pour anticiper les éventuels obstacles en face de lui. Il ne vit donc pas le pot chuter, et ne réalisa son existence qu’au moment du choc avec son crâne qui lui fit perdre l’équilibre et l’envoya au sol.

La surprise passée, il put se relever et passer une main dans ses cheveux pour constater qu’il n’aurait sans doute qu’un bleu conséquent, avant de redresser la tête dans l’idée de manifester son mécontentement de manière véhémente au français qui s’excusait par la fenêtre. Probablement. Il ne parlait pas français.

"Tu pourrais p-" Oh, cute. Coupé dans son élan par le joli minois penché à la fenêtre, Tullio cligna des yeux une fois, deux fois, avant de réaliser qu’il ferait mieux de dire quelque chose au lieu de fixer l’inconnu.

"Je préfère mes fleurs sans élan!" Lança-t-il finalement, en rangeant son téléphone dans la poche arrière de son pantalon qu’il épousseta au passage avant de s’accroupir auprès de l’infortunée victime.

"Je pense qu’on peut la sauver si tu as un pot et de la terre." Rajouta-t-il, en relevant la tête vers le cutie qui lui valait un beau mal de tête et qui, il l’espérait, comprenait l’anglais.

"Et si t’as une aspirine je dis pas non." Ce soupir-là n’était sans doute pas audible depuis là-haut, mais avec un peu de chance il aurait ce qu’il fallait dans son sac à dos, ou la personne supposée l’accueillir aurait quelque chose à lui donner.

Jihoon s’attendait à recevoir une pluie de bêtises en échange de sa maladresse, mais au contraire, l’homme qui s’adressait en anglais répondit avec une blague. Qu’est-ce qui avait fait répondre l’étranger avec gentillesse, malgré la douleur assénée à son pauvre crâne ? Peut-être était-ce le charme indiscutable du coréen ? L’homme aux cheveux bleus n’était pas désagréable à regarder non plus, il fallait l'avouer.

Soupirant de soulagement, le sorcier passa une main dans ses mèches noir corbeau, tout de même un peu gêné.

-Je suis désolé, répéta-t-il en anglais, afin qu’ils se comprennent bien.

Si la fleur était récupérable ? À ce moment, il pensait surtout à sauver le cerveau de ce pauvre homme, qui devait être plutôt secoué par l’impact du pot.

-Hmhm. Laissez-moi m’occuper de votre tête d’abord, nous verrons pour la plante ensuite. Ne bougez pas, je viens vous ouvrir ! dit-il du haut de son atelier.

Avant de dévaler les escaliers pour faire entrer l’inconnu, le sorcier fit un arrêt à sa chambre. Dans sa collection de cristaux enchantés, il prit un petit quartz. La pierre claire qui reflétait la lumière avait été enchantée avec des propriétés de guérison. C’était son cristal fourre-tout, bon pour à peu près n’importe quoi. Il le glissa dans sa poche et alla rejoindre l’étranger.

Ouvrant discrètement la porte de la boutique pour éviter d’éveiller Saskia – même si les visites nocturnes n’étaient pas hors du commun - il fit signe à l’homme d’entrer. Il ne parla pas avant d’être dans son atelier avec l’homme, la porte fermée. Pour une fois, son studio de peinture était bien rangé. Chaque chose était à sa place. Mais ce n’était jamais ainsi longtemps.

-Bienvenue dans mon studio ! Asseyez-vous, je vous en prie.

Il fit un geste vers le fauteuil qui décorait la pièce. Une fois l’homme installé, Jihoon disparut dans une des nombreuses pièces de ce refuge pour trouver de la glace et des aspirines. Il n’était pas rare d’accueillir des femmes quelque peu amochées, ils avaient donc un peu de tout.

Remèdes en main, il revint auprès de l’homme à la chevelure bleue et lui tendit le tout, en plus d’un verre d’eau fraiche, avant de s’installer à ses côtés sur le fauteuil confortable.

-Je m’appelle Emrys, en passant… Ça sonne mieux que « l’idiot qui lance des pots par la fenêtre ».

Il ne donnait jamais son vrai nom aux inconnus. Sauf peut-être Alea. Mais elle, c’était une autre histoire. Même si l’homme dégageait une aura lumineuse qu’il pouvait sentir en étant près de lui, il fallait être prudent.

Le coréen étira un sourire sincère en attendant que l'étranger lui donne son nom en retour, qu'il soit vrai ou faux. Quand Jihoon souriait, on pouvait remarquer que sa bouche était minuscule comme celle d’un enfant sur un visage d’adulte. Ses dents droites semblaient aussi prendre trop de place, dans un sourire de lapin.

Ne pas bouger. Tullio pense, un instant, à demander s'il peut faire une exception pour respirer, mais renonce finalement parce que la tête a disparu de la fenêtre et qu'il n'est pas sûr que le français l'entendra. Alors il attend, sagement, qu'on vienne effectivement lui ouvrir la porte… qui s'avère être celle de la boutique qu'il cherchait, s'il en croit son GPS et la disposition des lieux.

Il se penche pour ramasser la plante, maudit son mal de tête, et suit le charmant inconnu sur la pointe des pieds, sans un mot, puisque l'autre semble se faire discret. C'est qu'il est tard, et qu'il doit y avoir des gens qui dorment derrière les portes qu'il a aperçues.
Une fois sur place, il avise la première surface plane et y abandonne le végétal, promenant un regard curieux sur le studio alors qu'il s'essuie les mains sur son pantalon et s'installe sur le fauteuil qu'on lui désigne.

"Merci."

La réponse est un peu automatique alors qu'il observe autour de lui et constate avec un sourire qu'ils ont pour point commun d'avoir des passions évidentes au premier coup d'œil quand on entre chez eux.

"Moi c'est Tullio."

Le barman grimace un peu quand il presse la glace contre son crâne, mais le sourire d'Emrys est contagieux. Il y a quelque chose de doux, dans ses traits, qui appelle les doigts et fait que l'italien est presque soulagé d'avoir les mains occupées.

"Donc comme ça tu l'as lancé?" Prétend-il demander, avec un sourire en coin et en se penchant légèrement vers son hôte. "Vu la précision dont tu as fait preuve, ça ne doit pas être la première fois. C'est une technique de drague? Parce que si c'est le cas, va peut-être en falloir revoir ta stratégie et viser à côté."

Il se moque un peu, mais c'est qu'il y a quelque chose chez le jeune homme qui semble presque… familier. Il ne saurait dire ni quoi, ni pourquoi, mais la présence d'Emrys avive des impressions fugaces, qu'il sait liées à des souvenirs, sans pouvoir mettre le doigt dessus.
Pas qu'il s'en soucie réellement, de toute façon.

"Mais c'est vrai que si tu m'avais loupé tu n'aurais pas eu d'excuse pour me faire monter chez toi."

Tullio lui adresse un clin d'œil pour ponctuer sa plaisanterie, puis se redresse parce qu'après tout il ne souhaite pas le mettre mal à l'aise, et que de toute manière c'est préférable pour vider le verre qu'il tient toujours à la main.

-Tullio, répéta-t-il, pour s’assurer qu’il prononçait bien le prénom de l’inconnu.

Bien que Jihoon était trilingue (coréen, anglais et français), il arrivait parfois que les alphabets et les prononciations se mélangeaient. Son esprit d’immortel pensait dans toutes les langues qu’il connaissait. Mais lorsqu’il écrivait, l’hangul revenait d’instinct. On ne pouvait jamais perdre nos racines.

L’homme aux cheveux bleus jouait clairement avec lui. Face à sa remarque, le coréen repoussa ses blagues en secouant les mains, ses joues prenant une teinte rosée. Une technique de drague ? Non, il y avait un moment qu’il avait utilisé une telle chose.

Depuis Sun… il n’avait eu que des amants et des amantes, des histoires sans lendemain. Des baisers échangés sans retour de SMS. Sinon, un lit terriblement vide, mais rempli du fantôme de son ancien amour.

-N-Non, je t’assure que non!

Il se redressa pour s’occuper les mains et fuir les plaisanteries du bel inconnu. Le peintre récupéra la fleur abandonnée par Tullio et la prit avec délicatesse pour la remettre dans un pot neuf. Avec une attention chirurgicale, il vint remplir le pot de terre et plaça la fleur à un endroit plus sécuritaire que le bord de la fenêtre, où elle ne risquerait pas d'attaquer un autre pauvre touriste.

Revenant vers Tullio, il lui prit le verre des mains avec délicatesse, leurs doigts s’effleurant l’espace d’un instant. Pendant qu’il le distrayait avec ceci, le coréen glissa le quartz de guérison dans la poche du grand blessé.

-Ça va mieux ? demanda-t-il, tout de même inquiet de son état.

Après tout, il avait été blessé par sa faute.

Une part de lui, craintive, se demandait ce qu’il était venu chercher ici. Depuis la disparition de Sun, il avait peur qu’on lui réserve le même sort. Que lui aussi, on l’enlève de son monde pour tenter de comprendre ses pouvoirs et de se les approprier.

Jihoon n’était ni un guerrier ni un aventurier. Il voulait vivre sa petite vie tranquille de guérisseur et d’artiste, loin des regards trop curieux.

-Maintenant que tu es déjà monté chez moi…Que cherchais-tu à cette heure-ci ? demanda-t-il soudainement, tentant lui aussi, une blague, mais bien voilée par son inquiétude.

Tullio se reproche un peu sa blague quand Emrys réagit vivement, secouant les mains et se levant pour aller rempoter la plante qui avait l'air de ne pas avoir apprécié sa chute. Avec quelques bons soins, elle devrait cependant s'en remettre rapidement, et il ne doutait pas que ce serait le cas.

Il lève brusquement les yeux quand une main délicate apparaît dans son champ de vision, pour les rebaisser aussitôt quand leurs doigts s'effleurent et que le verre offert un peu plus tôt lui est retiré, l'empêchant de continuer à le tapoter nerveusement.

"Ça va, oui, merci. Je suis solide."

Le barman fait l'effort de redresser la tête et d'offrir un sourire au jeune homme, avant de lâcher un petit rire quand Emrys lui demande ce qu'il cherchait à cette heure-ci.

"La boutique en bas de chez toi, en fait. J'étais en voyage pour le boulot, mais j'ai deux nuits à passer à Paris avant de pouvoir rentrer, et on m'a dit que la propriétaire pourrait m'héberger… enfin j'imagine qu'il est trop tard pour ça maintenant alors je vais probablement essayer de trouver un hôtel à la place."

Les joues de Tullio commencent à s'étirer sur un début de sourire alors qu'il s'apprête à ajouter quelque chose impliquant qu'il ne verrait aucun inconvénient à passer la nuit là, mais il se ravise finalement. Emrys a eu l'air trop gêné par la précédente, et c'était déjà suffisamment gentil de l'avoir invité à monter au lieu de le laisser se débrouiller avec son mal de crâne.

"Tu connaîtrais pas quelque chose dans le coin? Ou suffisamment proche pour y aller à pieds?"

Le boulot. Il faisait donc probablement partie de l’ordre et connaissait Saskia. Peut-être qu’il mentait – il semblait sincère -, mais il ne semblait y avoir rien à craindre en accueillant cet étranger dans l’atelier. Nerveusement, Emrys se mit à tapoter sa cuisse.

-Reste !

Peut-être que sa voix était sortie un peu trop aiguë, un peu trop désespérée. Mais il avait parlé impulsivement, sans réfléchir une seconde. Gêné, le coréen tourna la tête alors que ses joues se coloraient de rose.

-Je veux dire… tu peux rester, puisque tu es déjà ici. C’est ce que tu cherchais, non ? Le fauteuil de mon atelier est pas mal…Puis tout autour est assez dispendieux.

Sans attendre qu’il accepte ou décline son offre, le coréen fouilla dans le placard et posa l’essentiel pour la nuit devant lui : couvertures chaudes et oreillers de plumes.  

-I-Installe-toi pendant que je me prépare pour la nuit et je reviendrai te voir. Il y a des toilettes à côté si tu as besoin de…prendre une douche pour enlever la terre.

Puis, il disparut aussi vite qu’il était apparu. Qu’est-ce qui lui prenait ? Est-ce que ça faisait aussi longtemps qu’un joli homme s’était présenté ainsi dans son atelier ? Peut-être avait-il envie d’une main ferme masculine autour de sa petite taille et que cette envie ne faisait que s’accentuer en présence d’un beau garçon, qui flirtait autant qu’il respirait. Il y avait bel et bien… cet autre homme, dans sa vie, mais il était impossible de sentir son toucher.  
Le coréen se cacha donc dans sa salle de bain, où il aspergea son visage d’eau froide et où il troqua ses vêtements de jour pour un pyjama de soie noire, légèrement translucide. Quand la lumière s’y reflétait, on pouvait apercevoir l’ombre d’un muscle pectoral ou la ligne de son ventre plat. Une fois calmé, le peintre retourna à son atelier et toqua à la porte avant d’y entrer pour s’assurer que Tullio était suffisamment confortable.

Reste.
Ce n'est sans doute qu'une impression trompeuse, parce qu'après tout ils ne sont que deux inconnus, mais il y a comme… Quelque chose, dans la voix d'Emrys, qui lui dit qu'effectivement il ferait mieux de rester. C'est un peu surprenant, tout comme le fait que les joues du français se colorent de rose, mais Tullio se contente de sourire quand il le voit se détourner et sortir tout le nécessaire après qu'il lui ait expliqué qu'autour il ne trouverait bien d'abordable.

"C'est vraiment gentil, merci."

Après tout, rien ne l'y obligeait. Maintenant qu'Emrys s'était assuré qu'il allait bien, il aurait tout aussi bien pu décider que les quelques tentatives de flirt qui lui avaient échappées n'étaient pas à son goût. Mais au lieu de ça, il lui propose de s'installer, de se doucher si besoin, et reviendra le voir.

Le premier réflexe de Tullio est donc de vérifier s'il a de la terre dans les cheveux mais, au plus il essaye d'en trouver au plus il ne parvient qu'à raviver -quoique temporairement à chaque fois- la douleur sous son cuir chevelu et décide qu'il n'a pas envie, ni besoin, de s'infliger un shampoing. Quant au reste de sa personne ça pourrait bien attendre le lendemain matin, si Emrys acceptait d'étendre sa générosité jusque là.

Il ne lui reste ainsi qu'à se changer pour la nuit, et il vient d'ailleurs d'enlever son haut quand son hôte toque puis entre.

"Je me doucherais plutôt demain matin, si tu es d'accord?"

Demande-t-il avec un grand sourire, alors qu'il pose son t-shirt sur le canapé le temps de fouiller dans son sac à dos pour trouver celui, usé et informe, qu'il porte pour dormir quand il n'est pas chez lui. Et ce n'est qu'en relevant la tête vers le français pour ajouter qu'il pense avoir tout ce qu'il faut qu'il remarque la légère transparence du tissu dont il s'est vêtu dans l'intervalle. Malgré sa noirceur, quand la lumière le frappe au bon angle, il laisse apparaître des courbes, aplats et ombres qui lui demandent un effort pour s'en détourner.

"Joli pyjama."

Fait remarquer le barman avec un sourire charmeur, parce qu'il ne peut pas s'en empêcher, tandis qu'il sort le sien… et le garde entre ses mains pour l'instant, indécis. C'est qu'il a du mal à déchiffrer les réactions d'Emrys, l'empêchant de comprendre ses intentions. C'était plus facile au bar, quand tout le monde avait un verre dans le nez et se montrait moins subtil. C'était aussi plus facile parce que malgré tout il connaissait beaucoup de ces gens de vue et savait, pour quelques-uns, qu'il était hors de question de leur sourire comme il l'avait fait à l'instant ou au contraire qu'il serait bien reçu.
Mais Emrys?
C'était la première fois qu'il le voyait et, aussi charmant soit-il, Tullio ne voulait pas se montrer présomptueux et risquer de froisser son hôte.

"Le mien est beaucoup moins joli. Il faudrait sans doute que j'investisse un jour mais chez moi je n'en porte pas."

Avoue-t-il avec un léger rire, en se passant une main sur la nuque.

Bien que ses yeux souhaitaient rester accrochés à la courbe délicate et invitante de son torse, Jihoon se força à détourner le regard tandis que ses petites dents de lapin torturaient le bas de sa lèvre pulpeuse.

-C’est pour ton confort. Personnellement… ça ne me dérange pas, assura-t-il avec un sourire gêné.

À sa remarque, son regard se posa sur le tissu de soie qui laissait peu de place à l’imagination. Soudainement, ses bras légèrement musclés se posèrent contre son torse, comme pour cacher son indécence. Il n’avait pas vraiment pensé à la transparence du vêtement en l’enfilant, et le voilà maintenant devant cet inconnu, rougissant comme une vierge effarouchée.

-M-Merci, dit-il face au compliment.

Jihoon finit par se détendre un peu et se posa sur le fauteuil où l’Italien passerait sûrement la nuit.

-On a souvent des invités… alors je me dois d’en avoir quelques-uns, pour le confort des femmes qui logent ici aussi, mais je dors nu également... avec la porte normalement fermée.

« Normalement fermée ». Il ne savait pas pourquoi il avait senti le besoin de préciser. Naïvement, espérait-il qu’un jeune homme aux traits elfiques se glisserait dans son lit  ?

-Tu dis que tu es ici pour le boulot… tu travailles pour l’Ordre ?

Sa voix s’était légèrement affaiblie pour ne devenir qu’un chuchotement. On ne savait jamais ce qui pouvait être entendu par des oreilles trop curieuses. Le corps de Jihoon, bien que désireux du touché de l’étranger, se montrait plus fermé et méfiant. S’il ne travaillait pas pour l’Ordre… il travaillait sûrement pour les chasseurs de sorcières. Dans sa maladresse et ses bonnes intentions, il avait totalement laissé tomber ses gardes habituelles. De toute façon… même si Tullio était un ennemi, cet atelier était si protégé qu’il ne pourrait rien tenter.

-Je travaille parfois pour l’Ordre aussi. Je dessine des paysages inexplorés au besoin, dit-il en désignant vaguement des peintures et des plans qui décoraient les murs de son atelier.

Emrys rougit face au compliment, les bras maintenant croisés sur son torse comme pour se protéger et Tullio songe qu'il devrait sans doute s'excuser quand le français s'installe finalement sur le canapé. Au plus les minutes s'écoulent et au moins il arrive à lire ses intentions, mais mieux vaut ne pas se laisser perturber alors il s'assied, lui aussi, son haut de pyjama toujours entre les mains.

La mention de normalement fermée lui fait hausser un sourcil, se demandant s'il faut y voir un sous-entendu comme quoi elle serait ouverte cette nuit, mais il décide de balayer cette possibilité. C'est beaucoup trop direct pour son hôte qui semble définitivement plus timide et délicat que ça.
Et de toute façon la question sur l'Ordre l'empêche de se poser plus de questions à ce sujet. Il ouvre la bouche pour trouver un prétexte, une explication, tout en tentant de trouver où il a bien pu merder pour réussir à révéler cette information pourtant supposée être secrète…

Puis Emrys avoue travailler parfois pour les chevaliers, et la posture du barman se détend aussitôt.

"Je suis consultant pour l'Ordre, oui. Et barman quand ils ne m'envoient pas en mission, je reviens d'Allemagne et là je rentre en Australie où j'habite."

Raconte-t-il, avec plus de détails que strictement nécessaire et moins que ce qui lui serait venu naturellement. Mais même si l'Ordre a beaucoup changé, d'après Toria en tout cas, il sait qu'il n'est pas supposé discuter du surnaturel avec n'importe qui. Après tout, peut-être que le français ignore tout des créatures magiques, auquel cas ce n'est pas à lui d'en faire la révélation.

"En tout cas ça me surprend pas qu'ils fassent appel à toi pour des dessins, tes tableaux sont vraiment chouettes."

Il y a néanmoins une question que Tullio ne peut pas poser à laquelle il voudrait des réponses, maintenant que les paysages ont été mis sur la table.

"Et tu peins des êtres vivants, parfois, pour l'Ordre?"

Si Emrys savait, il comprendrait de quoi il parlait. Et s'il ne savait pas… il pourrait toujours prétendre avoir perdu un instant le mot animal en anglais, quoiqu'à force de fréquenter des anglophones il avait plutôt tendance à chercher ses mots en italien et ce malgré ses discussions avec Toria.

Peut-être aurait-il voulu au fond que Tullio flirte en retour, mais parler du boulot était bien plus réconfortant pour le coréen qui avait oublié comment fonctionnait la romance. La vérité était qu’il était seul depuis si longtemps. Il ne savait plus comment aborder une belle personne sans se mettre les pieds dans les plats. À la place, il passait maintenant par quatre chemins plutôt qu’opter par la voie directe, d’où les paroles avec de lourds sous-entendus.

Le barman lui présenta son travail et la sorcière hocha simplement la tête avec un sourire rassuré. Au moins, il n’était pas un ennemi et ils travaillaient dans le même objectif.

-Oh, merci ! J’ai justement immigré ici pour mes études en arts, il y a quelques années, dit-il face au compliment.

En entendant son accent autant en anglais qu’en français, il était évident que Jihoon ne venait pas de France. La question qui suivit le surprit légèrement, mais sa nouvelle connaissance devait bien tester ses connaissances et voir s’ils en savaient autant sur le monde magique.

-Oui, mais pas nécessairement pour l’Ordre! Surtout en échange d’un peu de magie.

Comme pour appuyer ses dires, il se leva l’espace d’un instant pour repérer son carnet de voyage, où il dessinait des êtres magiques trouvés par hasard. Il tendit le tout à Tullio et revint s’assoir à ses côtés, tandis que l’italien feuilletait le calepin où figuraient divers brouillons, autant de paysage que de créatures magiques. D’ailleurs, plus il se rapprochait de Tullio, plus il sentait que ce dernier n’était pas tout à fait ordinaire. L'Italien n’était pas exactement comme lui, alors il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.

-Je suis une sorcière et c’est pas mal le cas de toutes les personnes dans cet établissement, finit-il par dire, tous les cristaux que tu vois ici sont enchantés d’une façon ou d’une autre. C’est pour ça que ton mal de tête a disparu.

La sorcière n’attendit pas de réaction. À la place, Jihoon se releva, comme s’il ne pouvait tenir en place, puis se posa devant son étagère principale afin de trouver un cristal parfait pour l’occasion. Sa plus grande collection se trouvait plutôt dans sa chambre, mais il y avait tout de même quelques pierres colorées mélangées aux fournitures d’arts. Parmi le fouillis, il trouva une sphère de quartz rose. La pierre délicate avait été polie et taillée dans une forme parfaite. Celle-ci avait été enchantée dans l’intention de rapprocher des personnes déjà attirées l'une envers l'autre. Bien sûr, elle n’était pas assez puissante pour rendre amoureux qui que ce soit, mais elle était suffisamment puissante pour embraser un feu déjà entamé. Avec un sourire joueur, Jihoon se posa devant Tullio et lui tendit la sphère.

-Tiens-la et pense à quelqu’un qui te plait.

Tullio ne parvient pas à complètement masquer sa surprise quand Emrys lui parle de magie. Il n’a pas souvent eu l’occasion de s’y frotter, en dehors de la collection d’objets magiques conséquente de Toria qu’il considère plus comme de la décoration qu’autre chose, et bien souvent se frotter au surnaturel n’est pas quelque chose qu’il apprécie particulièrement.

"Oh, wow."

Fait-il, sans y penser, quand il tourne quelques pages au hasard du carnet que lui a tendu le français. C’est qu’il a bel et bien un sacré coup de crayon. La suite va vite, un peu trop vite pour le barman qui relève la tête au mot sorcière, écarquille un peu les yeux en apprenant que le bâtiment en regorge et apprend ensuite que tous les cristaux qu’il voit sont enchantés.
Et que c’est pour ça qu’il n’a plus mal à la tête.
Interloqué, parce qu’il ne se souvient pas d’avoir touché ou reçu un cristal, il se tâte les poches plus par réflexe qu’autre chose, comme s’il avait perdu son téléphone… et sent bel et bien un relief contre ses doigts.
Il n’est pas sûr d’aimer ça.

Mais déjà Emrys lui tend un autre cristal, du quartz rose taillé en sphère et entre son sourire joueur et les instructions qu’il lui fournit, l’italien pense pouvoir décréter sans trop se tromper qu’ils se plaisent mutuellement.

C’est d’ailleurs au français qu’il pense, comment faire autrement alors qu’ils sont face à face, quand il lui prend la sphère des mains. Il ne la garde pas longtemps entre ses doigts, juste le temps de l’observer et de réaliser que rien dans son apparence ne permet de détecter qu’elle est enchantée et de la déposer délicatement au creux du canapé, là où elle ne risque pas de tomber.
Mais pendant ces quelques instants, c’est comme une corde qui se tend entre lui et Emrys, semblant le tirer en avant.
Ça ne lui plaît pas.
Au moins, cette fois-ci, les choses sont différentes. La sphère lui a été présentée, il peut décider de ne pas la tenir entre ses doigts, et il sait que l’attirance était déjà là avant.

"Je préfère faire sans ce genre d’accessoires."

Déclare doucement Tullio, avec un sourire pour atténuer tout reproche qu’Emrys pourrait percevoir, parce qu’il n’y en a pas. Pour la sorcière c’est sans doute un petit tour destiné à charmer les personnes sur lesquelles il jette son dévolu, tout comme lui ferait virevolter des bouteilles au moment de préparer un cocktail.

Alors le barman se lève, s’avançant d’un demi pas dans le même mouvement pour se trouver devant le français, trop proche pour être parfaitement innocent, et il s’enhardit même jusqu’à poser des doigts légers sur la hanche couverte de soie translucide.

"Mais il y a peut-être autre chose que tu voudrais me montrer?"

Interroge-t-il, un ton plus bas, la voix juste un peu plus caressante. Il aimerait l’embrasser, et approche son visage dans ce but, quoique sans vraiment se décider à passer à l’acte. Ce sera à Emrys de décider s’il accepte le baiser ou non.