Depuis sont poste d'observation derrière le comptoir, Tullio frotte machinalement tout les verres qui passent à sa portée en gardant un œil sur sa clientèle comme un berger surveille son troupeau. Ils ne sont pas nombreux pour l'instant, deux chevaliers rattrapent le temps perdu autour d'une boisson au fond de la salle, certainement pour échapper à ses oreilles. Pas qu'il écoute volontairement les conversations, mais lorsque l'Aquarium est presque vide il ne peut pas fermer les oreilles comme il peut fermer ou détourner les yeux pour ne pas voir les sourires complices et les mains baladeuses.
Et puis il y a le troisième client, celui qui s'accapare la majorité de son attention.

Le consultant connaît son visage, commence à connaître ses habitudes de boisson aussi, mais n'a pas de nom à y accrocher. Il ne sait même pas, en fait, s'il s'agit d'un chevalier ou s'il a les mêmes liens que lui avec l'ordre. Peu importe, au fond, mais il aime savoir.

D'autant que cet homme-là l'intrigue plus que les autres. Cela doit faire trois ou quatre fois maintenant qu'il le voit étudier un document et il ne comprend pas. Il en a aperçu des bribes en le servant, lui, ou en passant tout proche pour aller servir d'autres clients.
Et Tullio ne comprend pas.

L'homme a certes un accent fort, mais il ne lui a jamais paru avoir de difficultés à s'exprimer en anglais. Alors pourquoi, pourquoi a-t-il l'air de vouloir apprendre à l'écrire? Ou le lire. Ça non plus Tullio ne sait pas, et cela commence à faire beaucoup de questions à propos d'une seule et même personne.

"Qu'est-ce que vous étudiez?"

Finit-il par demander, sur le ton de la conversation, quand l'attention de son client se relâche et qu'il n'a pas trop peur de l'interrompre.

"Ça fait plusieurs fois que je vous vois travailler là-dessus. Ça vous résiste?"

Le verre propre continue de tourner entre ses mains pour en chasser toutes les traces de doigts, inévitables lorsqu'il faut vider le lave-vaisselle et les ranger, et Tullio feint la nonchalance. La personne en face de lui sera sans doute plus inclinée à discuter si elle ne s'aperçoit pas que ça fait en réalité plusieurs jours qu'il a envie de poser la question.

Il s'est toujours efforcé d'être discret dans son observation, de ne pas être plus insistant dans son regard qu'il ne l'aurait été avec un autre client assis au comptoir mais...

"ça vous résiste ?"

Nour lève les yeux de ses notes, cligne des paupières, et sourit, en prenant soudain conscience que quelqu'un lui parle. Son cerveau qui s'emmêle un peu les pinceaux rattrape enfin le retard pris sur les oreilles, et l'homme lâche un petit rire contenu.

- Mon orgueil en souffre un peu, mais oui, je dois l'admettre.

La situation a un goût de déjà-vu qui n'est pas désagréable : elle lui rappelle les heures passées dans l'ombre tumultueuse des troquets où les étudiants venaient dépenser leurs bourses et la sollicitude amusée des serveurs qui regardaient la faune studieuse plisser le front sur leurs livres et leurs cours, avant de prendre des grands airs de philosophe inspiré en fumant des cigarettes bon marché. Il y a des choses qui ne changent pas : l'odeur du café noir, celle du papier neuf et de l'encre d'imprimerie, et l'impression tenace de débroussailler une terre vierge quand on apprend une nouvelle langue. A force, il y a des réflexes qui restent, des habitudes bien rodées mais face à celle-là, Nour se sent aussi démuni que face à une jungle impénétrable, avec un canif en guise de machette.

Un instant, il darde un regard attentif, mais aimable, sur le serveur.

- Tullio, c'est ça ? Demande-il, avec un rien d'amusement. Je crois qu'on n'a jamais été formellement présentés, quand bien même je passe peut-être un peu trop de temps ici.

Il sourit de nouveau, et les fines ridules qui creusent ses traits secs dessinent toute une cartographie qui plissent des paupières tombantes sur les prunelles très noires.

- Je m'appelle Nour, reprend-il en tendant une paume rêche comme de la corde. Nour Alizadeh. Et puisque ça semble attiser ta curiosité -il soulève la page qu'il est en train d'étudier- je me suis donné la tâche pour le moins ardue d'arriver à un niveau honorable dans les langues magiques. Pour l'heure, la réussite est plutôt modeste, il me faut le confesser.

Le rire de l'homme en face de lui a déclenché un sourire amusé chez Tullio, dont il ne se défait pas lorsqu'il hausse légèrement un sourcil parce qu'il n'a, pour l'instant, eu que la moitié des réponses qu'il cherchait. Même un peu moins, en fait, mais rien n'est perdu.

"C'est ça, oui."

Reconnaît-il, un peu surpris, même s'il ne devrait pas l'être. Après tout, c'est loin d'être la première fois qu'il le voit dans le bar, et entre ses collègues et les clients qu'il connaît… ça fait pas mal d'occasions de saisir son nom.
Le consultant saisit la main tendue et se contente de sourire, de sourire vraiment, pour ne pas interrompre Nour. Il aura d'autres occasions de lui dire qu'il est enchanté, dont juste après la tirade, et il ne prendra pas le risque de devoir se passer de cette explication qu'il a voulue trop longtemps.
Et quand enfin elle arrive, il est presque déçu.
Seulement presque, parce qu'au fond c'est quand même plus intéressant d'avoir un client qui apprend les langues magiques que l'anglais.

"Oh, bon courage alors! Faudrait que je me décide à apprendre à l’écrire, un jour. Je sais pas si ça serait hyper utile mais bon, quitte à savoir la lire et la parler autant compléter!"

Il faudrait aussi qu’il s’entraîne à nouveau pour pouvoir changer consciemment de langue. Il avait commencé, il y a longtemps, avec Danaé mais s’était vite lassé et avait abandonné. Il fallait dire que ce n’était pas quelque chose qui lui servait souvent, mais il pouvait assez facilement imaginer plusieurs situations où ce serait bien utile.

"Selon où vous en êtes, on pourrait peut-être s’entraider? ‘fin, j’vous serais pas d’une grande aide pour l’écrit mais à l’oral je me débrouille bien, et faudrait que je m’exerce."

Qu’est-ce qu’elle lui avait dit, déjà? Ah, oui. De sentir la différence dans la façon dont il articule les mots.

Nour a l'air chaleureux quand il se présente et serre la main du barman, mais il l'est encore plus lorsque ce dernier lui confie ses aptitudes dans le parler qui est l'objet de son assidue convoitise.

- Eh bien me voilà chanceux ! Je serai ravi de m'exercer à la conversation avec toi, à l'occasion. Et s'il te prend l'envie de vouloir l'écrire aussi, eh bien, nous souffrirons ensemble.

Et dans le large sourire qui lui fend les joues de part en part, on sent clairement que de toute manière, Nour est toujours ravi de palabrer : qu'importe le flacon, pourvu qu'il y ait l'ivresse, et qu'importe la langue pourvu qu'il y ait de quoi en faire usage avec une délectation perceptible. Il baisse les yeux sur ses notes qu'il tapote d'un revers de main : on y voit des listes d'alphabets, des phrases relativement simples et élémentaires, annotées dans les marges par une écriture en pattes de mouches, et quelques exercice de plume pas toujours très heureux.

- Pour l'heure je me débrouille honorablement pour ce qui est comprendre ce qu'on me dit, parce que j'ai eu un peu de pratique en la matière. Hélas, je suis encore assez ignorant de la manière dont on s'exprime, et l'écriture est encore un mystère absolu.

Ses doigts grêles pianotent sur le comptoir, et de nouveau, un sourire lui vient alors qu'il s'étend un peu plus longuement sur ce qu'il sait, sur ce qu'il croit deviner, et ce qu'il lui reste à apprendre. L'homme est disert, c'est une certitude qui s'impose très vite, mais il ne peut non plus cacher une curiosité passionnée, presque impatiente, qui a celle d'un explorateur proche d'aborder une terra incognita. Les yeux brillent, quand il s'exprime et s'égare parfois dans ses propres phrases, avant d'en revenir au fait. Ils ne quittent pas son interlocuteur, derrière le miroir de ses lunettes qui glissent sur l'arête de son nez effilé, plein d'un enthousiasme presque juvénile qui efface beaucoup de l'usure mélancolique qui semble l'avoir marqué jusqu'au fond des os.

- Tu sais, reprend-il enfin, c'est heureux de savoir que j'ai encore tellement de choses à apprendre. On en arrive parfois à des moments où on se demande ce qu'il reste encore de nouveau à savoir, alors il n'y a pas de meilleur bain de jouvence que de recommencer à zéro avec quelque chose de nouveau.

Une pause, et il se penche sur ses notes, comme un élève bien appliqué, avant d'ânonner quelques mots en langue magique, avec un soin perceptible. Il bute sur une syllabe ou deux, se reprend, avec une patience méticuleuse, et finit par accoucher d'une phrase de présentation rendue presque méconnaissable par le filtre son accent à couper au couteau. On le sent hésiter, soupeser chaque son, à la manière d'un musicien qui accorde un instrument inconnu et se fait l'oreille à ses accords en cherchant son rythme et sa musicalité propre.

- Tu viens d'assister à la démonstration de mes seuls talents, lâche-il avec un petit rire désolé.

"Autant pour écrire, faudrait qu'on se fasse des vraies séances, autant pour parler si un jour vous êtes là et qu'il y a pas de monde comme, genre, maintenant, on peut se faire ça."

Tullio hoche doucement la tête, au rythme des paroles de Nour quand celui-ci lui explique d'abord ce qu'il sait puis beaucoup, beaucoup d'autres choses, et il ne l'interrompt que pour émettre des "Hmhm." et des "Je vois!" qui ne sont là que pour montrer qu'il est attentif, même quand son regard se fixe ailleurs, même quand il a l'air de faire autre chose, parce qu'il a beau être intéressé il ne doit pas oublier qu'il travaille.

"Ah ouais? Moi c'est plutôt le genre de truc à me faire soupirer jusqu'à la fin des temps."

Ricane-t-il, quand l'homme en face de lui déclare que recommencer de zéro avec quelque chose de nouveau à apprendre est l'équivalent d'un bain de jouvence. Puis c'est en frottant quelques verres de plus qu'il l'écoute bafouiller, en langue magique il suppose, jusqu'à arriver à se présenter.

"Oh c'est pas si mal!"

Essaye de rassurer le barman, avant de se mordre la lèvre inférieure pour essayer de dissimuler son amusement.

"Par contre avant de parler à, genre, des fées, il va falloir travailler un peu sur l'accent parce que ce sont de vraies pestes." Prévient-il, avant de poursuivre, "Mais ouais, on va pouvoir s'entraider, ça va être cool. J'ai du mal à… à passer d'une langue à l'autre, en fait."

Tullio réalise que ce qu'il dit doit être incompréhensible, ou au moins paraître étrange, à quelqu'un qui n'a pas tous les détails. Et comme son état n'est pas un secret, et qu'en plus Nour lui est sympathique…

"Je suis touché par les fées, en fait. Ça veut dire que je parle et que je lis les langues lumineuses les plus courantes mais… je fais pas la différence avec les autres langues que je connais. On a fait l'essai avec une amie qui parle aussi les langues magiques, et elle passait de ça à l'anglais et je l'ai jamais remarqué. J'ai juste… changé en fonction de ce qu'elle utilisait, sans m'en rendre compte. Elle dit qu'il faut que je sente la différence dans la façon dont j'articule les mots mais… je me suis jamais vraiment exercé."

Nour lâche un petit rire qui tire des tons rauques de ses cordes vocales attaquées par le tabac, et ses yeux se plissent avec espièglerie.

- Tu vois, ça apprend l'humilité aux vieux arrogants de ma sorte, j'avais oublié ce que c'était de reprendre quelque chose à zéro.

Il oscille du chef avec amusement, et considère un instant le barman par-dessus ses lunettes qui glissent à nouveau -poc- le long de l'angle bien net que découpe son profil.

- Pour sûr, je ferai bien attention à travailler ma prononciation le jour où il me viendra l'idée saugrenue d'aller tailler le bout de gras avec des fées, elles m'ont bien assez fait de misères comme ça jusqu'ici.

Pas sûr toutefois qu'il arrive vraiment à perdre quelque choses des colorations naturelles de son parler qui filtrent encore chaque mot. Et puis Tullio reprend, avec quelques éclaircissements sur ce qui a fait lever un sourcil au savant et qui capte son attention aussi sûrement qu'un hameçon bien garni. L'appât est gobé sur le champ et tandis que le jeune homme raconte, Nour pose un coude sur le comptoir, le menton dans sa main, et le faisceau de ses pupilles noires se braque comme un phare sur son interlocuteur. Il sourit, un peu, et oscille à nouveau du chef.

- Ta, hum, condition m'est familière, acquiesce-il. Quelqu'un m'a un jour décrit ça comme... Comment était-ce, déjà ?

Les doigts secs pianotent sur le bord du carnet, il murmure quelque chose pour lui-même et marmonne indistinctement.

- Ah, oui, devoir expliquer à quelqu'un comment on s'y prend pour respirer ou faire battre son cœur. C'est dur de se rendre compte des choses qu'on n'a pas eu à apprendre, quand on les a dans le sang et à l'instinct, quand ce n'est pas complètement inconsciemment. Pour autant, tu arrives quand même à savoir quand quelqu'un s'y prend comme un manche -comme je l'ai fait un peu plus tôt.

Une pause, puis il lui glisse à nouveau un regard et un sourire curieux.

- Voudrais-tu bien corriger la prononciation pour moi ? J'ai l'oreille musicale, j'apprends bien mieux en écoutant.

Tullio hausse un sourcil, intrigué, quand Nour lui explique que sa condition lui est familière. Il attend tranquillement la suite quand l'explication reste en suspend, et hoche finalement la tête quand elle se poursuit. Il n'y a jamais pensé en ces termes mais oui, effectivement, expliquer comment il parle ces langues lui semble revenir au même que d'essayer d'expliquer comment il respire.

"Naaan, je dirais pas comme un manche quand même. Je devais pas faire mieux quand j'ai commencé à apprendre l'anglais alors ok, c'est pas la même difficulté, mais si j'ai pu m'en sortir vous allez y arriver aussi."

Proteste-t-il face au commentaire peu élogieux de l'homme en face de lui sur sa propre prestation. Il était probable qu'il manque simplement de pratique et, surtout, d'occasions d'écouter quelqu'un parler. Comment prononcer correctement, et du premier coup, un mot qu'on n'a jamais entendu?

"Ouais, bien sûr! Je peux?"

Demande le barman en tendant une main vers les notes. Un petit "Ouff!" surpris lui échappe devant l'étendue de gribouillis qui s'étale maintenant sous ses yeux. Il a besoin de réfléchir un peu pour trouver où sont les morceaux en langue magique mais, quand c'est fait, il redresse la tête et répète la phrase de présentation, pas trop vite, pour être sûr que Nour le comprend.

Ils se renvoient des mots, des phrases courtes à plusieurs reprises et Tullio corrige doucement, patiemment, plus que ce qu'il aurait cru, à chaque fois qu'il a l'impression que c'est nécessaire. Mais il travaille et, plusieurs fois, ils sont interrompus parce que le barman, étonnamment, a besoin de faire son boulot.

"Faudrait que vous passiez à la maison, une fois où je serais pas en service, on serait plus tranquilles."

Propose finalement Tullio, avec un sourire d'excuse.

"En plus ma coloc' a toute une collection d'objets magiques et tout. Elle doit forcément en avoir avec des écritures lumineuses dessus."

Nour esquisse un rire gêné en voyant Tullio froncer le nez devant ses notes et, bien diligemment, désigne les passages coincés entre des lignes serrées griffonnées dans des pattes de mouches en persan et quelques abréviations lapidaires de son cru. Mais en bon élève studieux, il s'applique, il écoute et répète. ça le fait sourire alors qu'il parle, parce que la scène prête effectivement à l'amusement quand on voit le vénérable bonhomme suspendu aux enseignements du jeune homme qui se soustrait un moment à ses obligations professionnelles. Il n'y a pas foule ce jour-là, aussi Nour n'a guère de scrupules à distraire son professeur improvisé : toute miette de savoir est bonne à prendre, de toute façon. On le voit prendre un malin plaisir à l'exercice, quand bien même il peine encore à former des sons encore inconnus.

Les obligations se rappellent néanmoins à eux, et force est de constater qu'un coin de zinc en pleine après midi n'est pas forcément le meilleur moment pour une leçon de linguistique et Nour bat en retraite plusieurs fois pour laisser à Tullio le soin de faire ce pourquoi il est là en priorité. Lorsque ce dernier lui revient, Nour opine vivement du chef.

- Tu vis chez Victoria, il me semble ? Je ne manquerai pas de passer vous voir. Tiens, -il cherche un coin de page libre dans son carnet- note moi tes jours de libres, veux-tu ? ça sera plus confortable que de donner un cours magistral derrière le bar. Note-moi aussi si une heure t'arrange, je suis souvent un peu trop matinal au goût des gens.

Il lui sourit en rempochant ses notes dès que Tullio a fini d'écrire.

- La prochaine fois, c'est moi qui fournis le café.

Et de fait, il termine le sien et retourne s'asseoir là où il ne pourra plus distraire le barman mais comme Nour ne peut décemment mettre les pieds quelque part sans être alpagué par une connaissance quelconque, un petit groupe le hèle et "Tonton" se voit bien évidemment forcé de se joindre à eux pour un précoce apéritif qui semble considérer que l'heure du goûter est tout à fait légitime pour entamer autre chose que différentes variations de caféine. Et comme Nour, n'en déplaise à sa respectabilité de vieux sage, ne peut non plus décemment refuser une invitation, voilà que les fastidieux travaux en restent là pour ce jour et que le reste de la soirée se passe en discussions bien arrosées.

Il faut quelques jours pour que les emplois du temps se coordonnent suffisamment et pour trouver un horaire adéquat qui ne déplaise à personne. Nour, fidèle à son habitude et invité attentionné, se pointe avec ses notes sous le bras et avec dans sa musette assez de café noir et de sucreries pour que l'ensemble puisse être considéré comme un attentat à l'intégrité des artères d'autrui. A tout prendre, se pencher plus que jamais dans l'épineux casse-tête lui donne une échappatoire idéale pour fuir ses soucis, ses souvenirs, et couvrir d'une belle couche de déni tout ce qui lui fend le cœur et la tête depuis ces dernières semaines. Le printemps n'a pas été vraiment joyeux, il faut bien le dire, et l'équipée en Afrique a puisé dans ses forces qui ont émoussé bien plus que le physique : c'est la mémoire, la mémoire qui flanche et qui refuse, qui revient trop souvent.

Dernièrement, bien qu'il le taise, ses nuits se sont faites bien courtes et seuls en témoignent le vertigineux relevé des appels passés à Khadija et la profondeur des cernes qui lui cerclent les joues. Mais l’enthousiasme ne faillit pas, et il ravale tout ça sur le paillasson du logement où il sonne. Il sait que Victoria a gardé beaucoup d'affaires de sa mère -il l'a même aidée à les transporter ici- mais cette hantise-là, il sait y faire, à la longue. La distraction, toujours la distraction, pour s'empêcher de penser et faire rempart avec ses pauvres mains contre le flot qui ne cesse se s'insinuer pour essayer de le submerger.

Cela faisait maintenant quelques jours que Tullio avait confirmé à Nour qu'il habitait chez Toria et qu'il lui avait noté ses jours de libres, accompagnés de son numéro de téléphone et d'une heure qu'il estimait décente y compris pour Elana et, enfin, ils avaient trouvé un moment qui leur convenait à tout les deux.

Même s'il avait noté 9 heures sur le bout de carnet qui lui avait été attribué, le barman avait préféré se lever plus tôt que d'habitude pour pouvoir mettre un coup de propre à l'appartement. C'était, après tout, la première fois qu'il faisait venir quelqu'un en dehors de Xander et s'il pouvait laisser une bonne impression…
C'était dans la même optique qu'il avait préparé des cookies, une fournée avec des pépites de chocolat et une autre avec des pépites et des noisettes, parce qu'il ne savait pas si Nour aurait mangé et que puisqu'il apportait du café, lui pouvait bien se charger de prévoir un grignotage quelconque.

Il a beau être très au courant du fait qu'il va recevoir de la visite et avoir surveillé l'heure, la sonnette de l'appartement le fait tout de même sursauter et il se précipite peut-être juste un peu trop vers la porte.

"Salut Nour!"

Tullio ne réalise que trop tard que sa salutation est sans doute trop familière compte tenu de l'âge de l'homme en face de lui et, comme il ne sait pas s'il doit lui serrer la main ou pas, il opte pour s'écarter et le laisser entrer d'abord.
Il se demande, aussi, s'il doit continuer à le vouvoyer ou pas parce que le vous sonne étrange une fois adressé à quelqu'un qu'il a invité chez lui mais qu'il ne se sent pas à l'aise avec le tutoiement pour autant.

"Je propose qu'on s'installe dans la cuisine, parce que j'ai fait des cookies et qu'on sera sans doute mieux là que pliés en deux dans le canapé."

Explique-t-il en indiquant globalement la direction de ladite cuisine et, s'il cligne des yeux devant les cernes de son invité, il ne les mentionne pas parce que ça ne lui paraît pas très poli.

"Il y a du progrès depuis la dernière fois?"

Nour a à peine retiré le doigt de la sonnette que Tullio s'encadre dans la porte comme un diable sorti de sa boîte. La hâte est suspecte et trahit peut-être un peu de nervosité mais le savant est égal à lui-même et enjambe l'hésitation du jeune homme en lui administrant une vigoureuse poignée de main et quelques tapes dans le dos, parce qu'il déteste les salutations pompeuses, et encore plus qu'on lui fasse sentir qu'il est trop vieux pour les familiarités.

- Salam ! Tu as l'air d'attaque, dis moi.

Il entre, et brandit fièrement le sac dont le contenu suffirait à alimenter un régiment.

- Merveilleux ! On va pas mourir de faim, ça tombe bien. Le travail intellectuel, ça creuse.

Et comme Nour connaît déjà le chemin, il embraye sans hésiter vers la cuisine qui embaume effectivement une odeur toute ronde de pâte cuite et de chocolat fondu où flotte l'arôme caractéristique des noisettes torréfiées. Il garde un minimum de convenance et veille à ne pas empiéter sur les plates-bandes de son hôte, et se contente de s'asseoir en sortant le contenu de sa sacoche : du café, des pâtisseries et des livres. Ce qui, en soit, constitue un assez bon résumé de ses choses préférées et de son quotidien le plus élémentaire, tout bien réfléchi.

Il lâche un petit rire quand Tullio s'enquiert de ses avancées, et ânonne quelques mots pour signifier qu'il y a eu un peu de progrès. Hardiesse suprême, il tente même une phrase un peu plus aboutie, quoiqu'entrecoupée de quelques jurons colorés, avant de capituler en oscillant du chef.

- Voilà ce qui arrive quand on essaie de faire le malin.

De nouveau, un rire s'embusque et lui fait briller le regard sous les paupières lourdes et les cernes vertigineux. Malgré la fatigue qu'il accuse nettement, l'esprit est toujours vif et la gaieté dissipe le brouillard qui a l'air de lui être tombé dessus, et pas seulement à cause de l'heure matinale.

- ça t'ennuie si je fume ?

"Ah ouais, effectivement on va pas mourir de faim."

Ricane Tullio, quand son compagnon d'études sort de son sac le café promis… et des pâtisseries. Selon la durée de leur séance, il commençait à devenir probable que ni l'un ni l'autre n'ait faim quand l'heure du repas se présenterait. Ce qui ne l'empêchera pas de grignoter, bien sûr.

Il ne peut s'empêcher de sourire, amusé, quand Nour tente une phrase mais finit par jurer plus souvent qu'il ne parle, et il se mord la lèvre inférieure pour ne pas rire. "Ça fait pas si longtemps qu'on s'est vus, aussi." Justifie-t-il en haussant une épaule, parce qu'après tout lui-même aurait probablement faire pire s'ils avaient été dans la situation inverse.

"Plutôt sur le balcon, si ça te gêne pas? Les filles fument pas alors j'ai pris l'habitude de sortir. En plus des fois ça a le mérite de me dissuader."

Explique le barman, en terminant sur un reniflement amusé. Il est absolument certain qu'il fumerait beaucoup plus s'il avait la possibilité de s'installer sur le canapé avec une bière et son paquet de cigarettes, au lieu de devoir sortir. Le mauvais temps, la chaleur, et parfois la simple flemme lui avaient fait renoncer à plus d'une clope… et c'est très bien comme ça.

"Et puis ça encrasse, à la longue, et je suis pas sûr que les artéfacts de Toria apprécient. Mais par contre je suis sûr de pas vouloir les nettoyer un par un."

Mention spéciale à la statuette avec un pénis en rubis. Moins il la regardait, mieux il se portait.

"On a qu'à discuter tranquillement de comment on va s'y prendre, si tu veux?"

Propose Tullio, tandis qu'il s'éloigne de quelques pas pour farfouiller dans le tiroir à bric-à-brac de la cuisine. Ses doigts pianotent sur une boîte à cigarettes en métal et, l'espace d'un instant, il hésite à s'en saisir… avant de finalement attraper le paquet en papier qui repose juste à côté, et la boîte d'allumettes indispensable dans toute cuisine qui se respecte. Il faudra qu'il retrouve son briquet, un jour.

"Parce que je me suis lancé une fois tête baissée dans une séance d'étude sans avoir discuté de rien et c'était pas franchement glorieux."

- Sir, yes sir, acquiesce Nour en se levant pour aller rejoindre le balcon, la cigarette coincée à la commissure des lèvres. Je te propose pas des miennes, je coupe mon tabac à la feuille d'épinette des fées et il paraît que ça y donne un goût pas terrible.

Il lâche un petit rire en grattant une allumette et darde un regard amusé sur Tullio. Il n'a aucune peine à imaginer avec quel soin jaloux sa colocataire couve ses bien, exactement comme une poule avec ses œufs, ou pire encore, une dragonne et son trésor. Que Dieu ait pitié du pauvre bougre qui oserait ternir l'éclat de ses trouvailles ! Sodome et Gomorrhe, c'est un pique-nique estival, à côté de ce qu'il la sait capable de déployer d'ire et de destruction sur le mufle de l'imprudent négligent.

- Sûr qu'elle te les ferait récurer à la brosse à dent s'il leur arrivait quoi que ce soit, pas vrai ? Une vraie terreur, quand elle veut.

Exactement comme sa mère, complète son esprit qui se demande aussi quand est-ce qu'il arrêtera de toujours penser à Olivia, quand il songe à sa fille. C'est moche, de rester coincé en boucle sur les mêmes choses, encore et encore, mais il n'y peut rien. Il a beau poser les yeux un peu partout, ici et là, elle s'embusque comme une odeur tenace.

- Faisons donc, et il acquiesce de nouveau en tirant une longue bouffée qui virevolte dans un courant d'air.

Les yeux se plissent encore dans un sourire qui escalade les joues mal rasées.

- J'vais te dire, y'a pas de secret, j'ai jamais réussi à apprendre une langue sans la pratiquer, et j'en ai appris tout un tas. Ce qui nous serait profitable à tous les deux, puisque tu me disais l'autre fois que tu avais des difficultés à savoir consciemment quand tu parles le lumineux, c'est de papoter un peu. Rien de bien sorcier, t'as bien vu que j'en suis pas encore à faire de grands discours, mais quelques basiques pour que je me fasse un peu les dents sur ce parler là, et toi ça t'exercera à savoir quand tu passe d'une langue à l'autre. Deal ?