Devant sa porte d'entrée, Tullio hésite. Tend l'oreille. Quelqu'un, dans l'immeuble, prend une douche s'il en croit les divers bruits de canalisation, mais impossible de dire si c'est Victoria ou pas. A cette heure-ci, Elana est vraisemblablement déjà occupée ailleurs, c'est toujours ça.
Il peut ouvrir cette porte.
Il peut.
Il est chez lui et il est adulte, merde, alors pourquoi se sent-il comme un ado qui a fait le mur?

Le barman inspire lentement, et glisse sa clef dans la serrure, tenant fermement son trousseau pour qu'il ne cliquète pas quand il déverrouille la porte. Il l'ouvre lentement, pour ne pas la faire grincer, et fait un premier pas sur la pointe des pieds… avant de se rendre compte que tout ça n'a servi à rien, parce que Toria est dans le canapé et a tourné la tête.

Alors il soupire, referme la porte sans plus de précaution, et abandonne ses chaussures dans l'entrée pour venir se vautrer à côté d'elle. Il porte encore sa chemise de la veille, maintenant froissée, dont le col ouvert dissimule mal un suçon sur sa clavicule.

"J'ai passé la nuit avec un collègue."

Lâche-t-il, un peu comme une bombe, l'air presque surpris. Il faut dire qu'il aurait bien rigolé si, un an auparavant, on lui avait dit qu'il aurait un jour un coup d'un soir.

"J'ai passé la nuit avec un collègue et je vais plus jamais oser le regarder en face de toute ma vie."

Geins Tullio alors qu'il se passe les mains sur le visage dans une tentative aussi désespérée qu'inutile de dissimuler les couleurs qui grimpent sur ses joues.

Dans le salon, Victoria soupire. À côté du canapé, elle contemple avec lassitude le gros ballon d’exercice qui oscille paresseusement à proximité de la table basse. Tout près, il y a aussi le tapis matelassé qui repose, ouvert et parfaitement vide, depuis un bon moment déjà.  

Après avoir surmonté les vertiges et la nausée des premières semaines, puis l’émotivité incontrôlable des premiers mois, à l’aube du troisième trimestre de sa grossesse, c’était l’épuisement qui trônait sur le piédestal de l’antagonisme. Là tout de suite, par exemple, elle avait mal au dos et savait combien ça lui ferait du bien de s’étirer en profondeur, mais elle était aussi complètement lessivée et la paresse se prouvait plus confortable que toute douleur lombaire.

Elle était juste tellement, tellement fatiguée. Debout que depuis deux heures, elle s’était habillée, puis elle avait sorti son tapis de yoga… Et puis rien. Canapé, téléphone, textos, et déjà Victoria se sentait prête à retourner faire une sieste. Elle se dit, vaguement, qu’elle aurait dû suivre Elana au dojo : là-bas, au moins, la pression des pairs l’aurait motivée à s’activer un peu, même si elle était revenue à la maison encore plus épuisée par la suite. Elle aurait probablement passé le reste de la journée à dormir… Mais c’est peut-être ce qu’elle allait faire de toute façon.

Discuter avec quelqu’un l’aiderait surement à se réveiller, même si en vérité, elle n’avait pas grand-chose à dire. C'est qu'à presque 6 mois, peu de gens étaient au courant qu’elle était enceinte, et ceux qui savaient n’avaient sans doute pas envie de l’entendre se plaindre de ses courbatures et de son ennui perpétuel. Quand bien même ça les aurait intéressés, elle-même n’avait pas envie d’en parler. Et eux? Ils semblaient rarement avoir quelque chose de stimulent à partager de leur côté, à son grand damne.    

Peut-être qu’elle pourrait écouter un film. Elle le proposerait à Tullio, s'il finit par enfin se lever… Sauf que quand il entre finalement dans la pièce, c’est en passant par la porte de l’entrée plutôt qu'en sortant de sa chambre.

Étonnée, Victoria l’interroge du regard en fronçant vaguement des sourcils, toujours avachie sur le canapé, mais une énergie nouvelle l’habite quand elle se redresse en réaction à ses paroles: si celles-ci avaient été lâchées comme une bombe, l’explosion, c’est sur son visage qu’elle se produit. Il y a de la surprise, mais surtout un sourire éclatant. Son ami est à peine assis qu’elle est déjà à moitié sur lui, toute pétillante, avec les jambes qui se glissent sur les siennes et les doigts curieux qui le touchent, comme pour s’assurer qu’il est vraiment présent et comme si elle était capable de vérifier ses dires d'une simple inspection tactile.

— Parce que tu préfères lui faire dos? glousse-t-elle, Voyons Tullio… Pas devant les clients, quand même.

Son col froissé, elle le lui replace contentieusement, non sans manquer d’appuyer son pouce un peu plus longtemps que nécessaire sur la marque laissée sur sa peau pâle.  

— Dis-moi tout, termine-t-elle en happant son regard, je veux les détails.

"Nooooooooon!"

Geins Tullio, quand sa meilleure amie le charrie en lui demandant s'il préfèrerait faire dos à son collègue, alors qu'il gagne une teinte de rouge et se tourne vers elle quand elle appuie son pouce sur le suçon qu'il a découvert dans le miroir ce matin.

"Mon dieu Toria, j'ose espérer que tu sais comment ça se passe, c'est pas moi qui vais t'expliquer comment on s'y prend."

C'est son tour de se moquer gentiment, parce qu'il imagine bien que ce n'est pas exactement de ce genre de détails qu'elle veut entendre.

"J'imagine qu'il m'a vu avec… tu sais. Je l'ai rencontré au bar, après tout." Commence-t-il, en roulant des yeux exaspérés à la mention de sa précédente conquête. "Et bon, tu sais bien comment on finit des fois… Alors on parle, on rigole et là… Là il me lance un truc du genre et si je t'attrapais par le col pour t'embrasser, tu ferais quoi?"

Raconte-t-il en agitant ses mains, comme il le fait souvent, allant même jusqu'à mimer le geste de saisir quelqu'un par sa chemise.

"Et, euh, j'ai juste… mon cerveau a eu un bug. Genre… Je sais toujours pas pourquoi je lui ai répondu qu'il n'avait qu'à essayer. ET CE CON L'A FAIT !"

S'exclame le barman, plongeant les mains dans ses cheveux bleus avant de se frotter le visage une fois de plus.

"Et… et bon, une chose en entraîne une autre, et voilà."

Conclut sobrement Tullio, toujours aussi rouge.

L'époque où Victoria pouvait provoquer chez Tullio un rougissement écarlate d'une simple oeillade était révolue. En effet, c'était devenu légèrement moins facile qu'avant, probablement parce qu'il avait développé une certaine immunité en la côtoyant et, certainement, en faisant enfin quelques expériences de son côté. C'est triste, un peu, parce Tullio qui rougit, Victoria ne s’en lasserait jamais. Tout comme son visage se colore, celui de Victoria s'éclaire d'une chaleur partagée.

Dire que maintenant, il essaye même de lui faire de la répartie. C'est adorable, pense-t-elle tandis qu'un scintillement malicieux anime une vague envie de voir jusqu'où il arriverait à lui tenir tête.

— Comment ça se passe, moque-t-elle en retour en répétant ses mots, avant d’enchaîner en gloussant: si tu penses qu’il n’y a une seule façon de faire, il faudra que je te donne des cours. 

De son cou, c'est maintenant dans le mou de sa joue que son doigt s'enfonce.

— Mais évidemment qu'il l'a fait! Elle rit, maintenant, devant la naïveté de son ami, il n'est pas con du tout. Plutôt poli, en fait: de trouver une façon de te demander ta permission avant de se lancer. Je valide. C'est sexy le consentement.

Il y a une pause, peut-être un peu trop longue, certainement un peu moins joyeuse, avant qu'elle reprenne en s’efforçant d'être à nouveau toute pétillante.

— Est-ce que vous avez mis au clair que c'était pour une seule nuit ou est-ce qu'il y a des chances de prochaines fois?

Un peu plus tôt, il semblait dire qu'il sera gêné de le revoir, alors Victoria assume qu'ils n'en ont pas parlé.

— Si tu veux une prochaine fois... Il était bon? Oh mais, tu sais que... 

Pendant un instant, Victoria prend une mine sérieuse. Aux coins de ses joues, toutefois, grimpe lentement un sourire qui se déchire finalement sous la pression d'un grand éclat de rire.

— À nous deux, on va finir par se taper l’entièreté de l'Aquarium.

Tullio hausse une épaule, puis acquiesce quand Toria lui dit que son collègue a été plutôt poli, et que le consentement c'est sexy. C'est qu'il ne peut pas dire le contraire, même s'il évite d'y penser trop souvent, pour ne pas non plus penser au revers de la médaille.

"On n'a pas vraiment parlé, et ce matin je me suis éclipsé."

Avoue-t-il, quand elle le questionne sur une discussion qu'il aurait idéalement fallu avoir avant qu'il n'arrive quoi que ce soit… mais sa disparition et la façon dont son collègue y réagira en diront déjà beaucoup à ce sujet.
Quant à savoir s'il était bon, la chevalière pourrait probablement deviner la réponse à la vague de chaleur qui engloutit le visage tout entier du barman qui, contrairement à quelques mois plus tôt, aurait répondu si sa meilleure amie ne s'était pas soudainement parée d'un air sérieux qui se délite aussi vite qu'il est arrivé.

"Madre di Dio, Toria, on croirait que tu essayes de me dissuader!"

Pas que Tullio le pense vraiment, comme le prouve le rire qui le secoue. Néanmoins c'est une idée qui ne le laisse pas tout à fait à l'aise, et il choisit de revenir sur le sujet précédent pour chasser loin, très loin cette idée.

"Plus sérieusement il était très bien, mais vu qu'on bosse ensemble je voudrais pas que ça se reproduise trop souvent. Parce que si l'un de nous deux s'attache et pas l'autre, ou même si on devait finir ensemble, ça rendrait le boulot compliqué à chaque désaccord."

L'argument est logique. Il pourrait sans doute se satisfaire à lui-même s'il n'y en avait pas un autre, sous-jacent, qu'il a décidé de faire l'effort de ne pas ignorer parce qu'au fond ça ne lui a jamais trop réussi.

"Et puis je me sens pas de me lancer dans un truc suivi pour l'instant."

C'est que l'ombre de Xander plane encore, parfois, au-dessus de ses épaules, et que la dernière tentative d'avoir une relation suivie que monsieur et madame tout le monde qualifieraient de sérieuse n'avait pas exactement été une réussite.

"L'avantage du célibat, c'est que ça me laisse plus de temps pour te masser le dos."

Conclut Tullio, ses mains reposant désormais sur les jambes de Toria qui n'ont pas quitté ses cuisses alors qu'il hausse un sourcil interrogateur. Il a bien vu le matériel soigneusement disposé au sol et, sachant comme elle est fatiguée en ce moment, se doute aussi qu'il n'a pas dû beaucoup servir, alors si en lui massant le dos il peut améliorer la journée de sa meilleure amie, qui est-il pour ne pas le lui proposer?

Ça se sent déjà dans son rictus qu’elle regrette au moins un peu son confinement de grossesse: autrement, elle aurait bien accompagné Tullio à l’Aquarium afin d’assister à son interaction avec ce collègue qu’il n’aurait pas le choix de confronter plus tôt que tard.

— Eh bien, ton prochain quart de travail risque d’être intéressant, pétille-t-elle en ignorant sciemment son malaise, en le balayant même d’un geste de la main qui repousse sa tête autant qu’elle la caresse avec affection.

— Écoute, s’il fallait qu’on s’empêche de coucher et de sortir avec nos collègues, en considérant notre mode de vie de chevaliers....

C’est que ce n’est pas facile de rencontrer des gens et de maintenir des romances en dehors de l’Ordre: Victoria est bien placée pour savoir ce que ça exige. Et même à l’intérieur de l’Ordre, parfois, ça ne laisse pour option qu’une relation en perpétuel décalage.

Bien qu’il ne le nomme pas, Victoria sait que Tullio, lui, pense à Xander. Elle acquiesce sobrement avec un petit pincement à la fois sur ses lèvres et dans sa poitrine. Leur rupture, survenue au tout début de sa grossesse, ne l’avait pas trop choquée sur le coup - ou elle avait peut-être été trop en surcharge émotionnelle pour le réaliser à ce moment-là -, mais le départ de Xander lui faisait finalement beaucoup de la peine à elle aussi. Au-delà de son empathie pour son ami qui avait eu le cœur brisé, elle n’aurait pas imaginé que celui qu’elle avait promptement accepté dans sa vie comme un demi-frère puisse en sortir plus vite qu’il y était arrivé. Ça l’attristait, donc, autant que ça venait la mettre en colère contre lui.

— C’est légitime, reprend-elle, et important de trouver quelqu’un avec qui tu vas te sentir en sécurité sur tous les plans.

Ce qui peu prendre du temps ; ça aussi, elle était bien placée pour le savoir.

D’une lassitude un peu maussade, son regard brille un peu plus quand la jeune femme comprend la proposition implicite que Tullio venait de lui lancer.

— Maintenant? Relance-t-elle avec espoir et se redressant déjà pour adopter une position qui lui offrirait un meilleur accès aux zones douloureuses.

— Donc, oui, tu as intérêt à rester célibataire pour AU MOINS trois mois encore, enchaine-t-elle ensuite en ronronnerait presque tandis que ses mains s’activaient au bas de son dos.