Dans l’atmosphère tamisée se découpe la forme rectangulaire et lumineuse du téléphone que Victoria vérifie compulsivement depuis presque une heure déjà. Quand elle ne le regarde pas, il reste quand même dans sa main tandis ses doigts tiquent-taquent sur la coquille dure et colorée qui le recouvre. Ainsi, les minutes passent, mais pas son anxiété.

Au terme d’un long débat intérieur et d’une encore plus longue crise existentielle, la chevalière avait trouvé la force d’inviter Emanuel chez elle afin d’éclaircir leur relation après un silence qui aura duré plusieurs semaines. C’est qu’elle est déchirée entre le fait de ne pas vouloir le confronter et la certitude absolue qu’elle devait le faire malgré tout, et au plus vite, parce qu’il lui serait bientôt impossible de cacher son état. Parler de sa grossesse, en effet, n’était toujours pas dans ses projets : ça, elle ne s’en sentait pas capable. Peut-être le pourrait-elle un jour – ou pas – mais Emanuel méritait quand même mieux que son absence à l’heure actuelle.

Dans sa poitrine, ça cogne à tout rompre, jusqu’à l’étourdir, si bien qu’elle abandonne enfin son appareil pour faire quelques exercices de respiration afin d’éviter de faire un malaise : si elle avait été chanceuse au sujet des nausées matinales, le stress avait tendance à lui donner des vertiges et des crampes qui n’étaient assurément bonnes ni pour elle ni pour le bébé. Son rythme cardiaque s’adoucit, finalement – un profond souffle à la fois – au moins jusqu’à ce que son cœur ne réponde de plus belle aux battements qui retentissent de la porte d’entrée.

Une main sur la poignée, Victoria s’immobilise. Il a sans doute pu voir le mouvement de son approche à travers la texture givrée de la fenêtre latérale, malgré tout, elle contemple les excuses qu’elle pourrait fournir pour éviter, à la toute dernière minute, cette rencontre pourtant inévitable.

Finalement, en jetant un coup d’œil vers le miroir fixé sur le mur adjacent, elle s’assure une nouvelle fois que son vêtement masque sa silhouette changeante et, enfin, elle ouvre.  Ce qu’Emanuel voit, donc, c’est sa forme qui se perd dans un hoodie – clairement trop grand pour elle – à l’effigie de son groupe Amarok. Ce n’était pas l’un de ceux qui pouvait être acheté, cela dit, mais l’un des très, très rares qui avait été sérigraphié à la main par les membres du band au tout début de leur carrière musicale. Assurément, il pourrait le reconnaitre… Et être bien placé pour savoir qu’on pouvait compter sur les doigts de la main les exemplaires en circulation.  C’est Cy, évidemment, qui le lui avait offert, sans lui mentionner ni sa rareté ni son importance.

Il aurait pu voir aussi le sourire forcé qui masque à peine son angoisse, sans doute, si elle avait eu la foi de le regarder plus qu’une seconde. Or, elle n’y arrive pas : elle blâmera les hormones, parce qu’elle sent la panique humide qui lui monte déjà sous les cils et elle le cache, in extrémis, en venant poser sa joue contre la poitrine d’Emanuel.    
 
— Je suis désolée, susurre-t-elle, à peine audible.  

Elle ne le serre pas dans ses bras, pas vraiment.

— … De t’avoir évité, continue-t-elle un peu plus fort, mais encore infiniment doucement, tu ne mérites pas ça.

Ses bras restent d’abord ballants de chaque côté de son corps-épave tandis qu’elle s’échoue davantage contre lui. En roulant vaguement son front, enfin, elle arrive malgré tout à replacer le gouvernail vers le cap de sa contenance.

— Il s’est passé beaucoup de choses dans ma vie depuis que j’ai rejoint l’Ordre et… L’an dernier, nous deux, notre relation, ça m’a vraiment fait du bien…

Il y a un « mais » sous-entendu dans la suspension soupirée avec dépit.
Un poing las se lève et elle toque contre son épaule, doucement, lentement, juste assez pour faire vibrer le rythme abimé de son cœur.  

— C’est devenu plus compliqué encore et je… C’est trop. Je ne me sens pas capable de faire face à des sentiments et des attaches, je… C’est juste trop pour moi en ce moment.

Ses doigts caressaient le bois de la rampe d'escalier alors que ses pas montaient un à un, un peu frêles peut-être, mais bien décidé.

En chemin, l'homme s'était arrêté plusieurs fois : une première devant un carré d'herbe où vivait un arbre, il avait pris plaisir à renifler l'air frais de la journée et ouvrir la bouche pour tenter de définir l'avenir et surtout sa relation si compliquée (et pourtant si simple) avec Victoria, ce qu'il deviendrait, pourquoi il était là.

Nostalgique et un brin stressé malgré l'air qu'il tentait de se donnait, Emanuel finit par s'allonger sur l'herbe, ses yeux se fixèrent sur le ciel dont les nuages bougeaient si mélancoliquement qu'ils achevèrent de le bercer avec douceur. Ses yeux étaient sur le point de se fermer lorsqu'il entendit le pépiement d'une fée et se releva immédiatement, pour lui chanter des louanges sur sa beauté (et finir par se faire insulter de sale crapaud par la délicieuse créature, parce qu'il ne fallait non plus abuser, Emanuel eut un exquis rire, se releva d'un bond et se dirigea vers l'appartement de Victoria.

À quoi bon s'inquiéter, à quoi bon stresser ? N'étaient-ils pas heureux ainsi à n'avoir aucune limite et profiter ainsi de l'un et de l'autre ? Il se maudit tout d'un coup d'avoir été aussi jaloux, alors que sa compagne voulait sans doute être toute seule à un moment, où partager son âme avec un autre, comme il le faisait parfois, en pensée la plupart du temps, avec quelque fille de la magie.

Alors Emanuel était tendu, mais curieusement, plus il s'en rapprocha, plus la peur cessait de s'immiscer dans ses pensées. Qu'il se sentait en réalité heureux de la revoir, qu'un doux sourire se lisait sur son visage fatigué de Chevalier.

Lorsqu'elle lui apparut enfin, il sut que rien de ce qu'elle avait pu lui dire, ne pas lui dire, de leurs embrouilles ou de leurs paroles n'avait d'importance. Elle avait un teint sublime et alors qu'il la regardait en intégralité, lâchant un « Salut ! » de bonne humeur, il put voir qu'elle portait un de leurs sweats du début. Assez ample, il cachait ses formes avec virtuosité.

« Ne t'inquiète pas, je ne t'en veux pas, tu sais. »

Son toucher l'enchantait, un sourire se lisait sur son visage, l'éclat de ses yeux était joueur, même si l'heure était plus à la conversation qu'au jeu.

« Tu sais...Nous pouvons juste faire comme c'était le cas au début. Juste nous voir, comme ça, sans obligation, pour moi, l'essentiel sera que tu sois là, quelque part. »

Il lui attrapa la main, lui serra la sienne, sans doute un peu trop fort, il ne contrôlait pas trop sa force. Il retroussa la lèvre et un rire sortit de sa bouche.

« Je sais pas si je suis capable de partager, en fait. Je suis un piètre menteur, tu sais. J'ai menti à ton père, je te mens à toi, je me mens à moi-même. Je tiens vraiment à toi, tu sais. Je pense que je t'aime. Plus que tout, tout ce que j'espère, c'est que tu es heureuse. », il la fixa. « L'es-tu ? »

Il sent le savon et l'herbe fraiche. Cette odeur l'apaise déjà un peu et Victoria inspire profondément, là, contre son épaule sur laquelle elle cache son visage.

Il ne lui en veut pas et ils peuvent continuer leur relation comme avant, dit-il, et à ces mots son cœur se serre, gonflé, peut-être, par un peu trop d'espoir. C'est tout ce qu'elle avait voulu de lui, en vérité, mis à part qu'il y avait le bébé dont il ignorait l'existence et qui menaçait de lui faire changer sa position. Et si... Victoria se crispe un peu, parce qu'elle se surprend maintenant à espérer que ses craintes ne soient pas fondées, qu'elle pourrait peut-être tout lui avouer, qu'il comprendrait et que ça ne changerait rien.

Il y a ces courbes qui font sourire ses yeux noirs et qui l'invitent à prendre ce dangereux détour. Avait-il vraiment besoin d'être aussi parfait? Le maudit-elle alors qu'elle sent le coin de ses joues s'attendrir et qu'elle serre, juste un peu, sur ses mains qu'il a entrelacées aux siennes.

Si Emanuel s'était arrêté là, peut-être - peut-être - qu'elle se serait laissée convaincre. Oui, Victoria l'aurait invité à entrer, à s'asseoir avec elle dans le salon pour qu'ils se consolent ensemble et elle lui aurait dit au revoir en se promettant de penser à la possibilité d'un avenir familial ensemble... Aussi peu conventionnel soit-il. À la place, il avait enchaîné avec à fois les meilleurs et les pires mots imaginables. Ses confessions, en effet, ont au moins le mérite de dissiper toutes ses hésitations. Ainsi, son sourire naissant disparaît beaucoup plus vite qu'il était venu.

Il ne lui en veut pas, avait-il dit, mais tout dans son regard à elle, là, tout de suite, lui répond en silence que c'est elle qui est maintenant fâchée contre lui. Ne venait-elle pas de lui dire qu'elle était présentement incapable d'adresser leurs sentiments? Quelle idée, à la fin, de lui avouer non seulement son amour, mais en insinuant en plus un soupçon de jalousie qu'elle ne pourrait jamais, jamais accepter.

— Pas capable de... me partager... Répète-t-elle, incrédule, avec les dents qui brillent, soudainement, sous ses lèvres qui s'étirent. Peut-être qu'elle a envie d'être fâchée contre lui, en fait, juste pour rendre leur rupture plus facile ; c'est pour ça, sans doute, qu'il y a aussi facilement l'amorce d'un gloussement qui roule dans sa gorge.

— C'est ça que tu ne comprends pas, Emanuel, rit-elle maintenant dans un grand éclat. En parallèle, elle repousse ses mains, sans violence hormis peut-être dans le ton du rire qui continu et qu'elle ne contrôle plus.

— Ça tombe bien, parce que tu n'as rien de moi à partager, vocifère-t-elle enfin entre deux soubresauts, déjà essoufflée, à moitié hilare et à moitié furax, je ne suis pas à toi: je ne l'ai jamais été et je ne le serai jamais.

Une crampe; elle se plie vaguement et s'appuie soudain d'une main contre l'épaule du chevalier, sans oser porter l'autre au ventre qu'elle trahirait autrement. Elle ne rit plus, mais demeure une confusion d'émotions, donc elle baisse son visage pour cacher comment il se crispe. Pour le reste, Victoria elle-même ne pourrait dire ce qui cause l'humidité dans son regard quand elle le remonte directement vers le sien.

— Je serai heureuse quand tu auras compris ça. Pour l'instant...

Ce n'est pas vraiment ce qu'elle voulait dire, pas vraiment comme ça qu'elle voulait terminer cette conversation, mais une seconde crampe cogne dans ses tripes une panique pleine d'urgence.

— Tu peux juste partir.

S'il te plait, l'implore-t-elle presque des yeux.

C'était sans doute pire que tout.
C'était comme sauter d'un avion sans parachute, se glisser dans les profondeurs d'un océan sombre comme le noir sans combinaison ni bouteilles.

Emanuel retint son souffle, chacune de ses respirations lui paraissait surfaite.

Juste partir.

Une petite voix à l'intérieur de lui lui criait que c'était bien fait, qu'il n'aurait pas dû lui avouer ça. Qu'il aurait dû continuer à se comporter comme il le faisait avant, à rire, l'aimer, la caresser en secret.

« Je ne comprends pas, en effet. », sa main se leva, mais il n'osa pas lui toucher ou lui caresser la joue.

Pourtant, il en avait tant envie. Pourtant, il ne comprend pas quand elle se crispe, quand elle s'appuie sur lui, le visage douloureux. Malgré la douleur de la rupture, du rejet, de ce que vous vouliez, il ne pouvait pas s'empêcher d'être lui-même : attentif et bienveillant.

Comment aurait-il pu la haïr, après tout, alors qu'il la chérissait tant ?

« Ca va ? », demanda-t-il. Il ne voyait pas le ventre, il ne voyait pas le changement et il était compliqué de les distinguer alors que pas une seule de ses neurones ne voulait s'y concentrer. Après tout, il était obsédé par cette histoire, comment pouvait-il se concentrer sur autre chose ?

Mais voilà, Victoria le suppliait de partir. Lui donnait l'ordre, lui ordonnait, alors qu'elle semblait ressentir de la douleur à nouveau.

« Comment veux-tu que...Je vais partir, si tu ne veux plus me voir, même si je n'en ai pas envie, mais avant. », il lui attrapa la main, la prit délicatement du bout de ses doigts. « Tu as besoin que je t'emmène chez un médecin, ça va aller ? »

Elle allait probablement le défoncer, le chasser à coup de pieds au cul de chez elle, mais il était comme ça, fier chevalier, ne désirant que le bonheur de sa douce. Ce n'était pas comme si il la considérait comme la princesse à sauver (après tout, Victoria avait déjà montrer maintes fois qu'elle pouvait le mettre au sol), mais il ne pouvait rester sans rien faire.

Son esprit s'était rempli de souvenirs, chacun lui évoquant un moment plus précieux qu'un autre. Et dire que leur relation avait commencé par un quiproquo, et qu'elle allait finir à cause de sa petite personne.

Emanuel en était presque furieux, s'il n'avait pas été aussi inquiet.

« Tu sais. », sa voix était calme, mais on pouvait y lire toute sa tristesse. « Je ne considère pas que tenir à toi, juste toi, signifie que tu m'appartiennes. Cette considération est...archaïque ? Étrange ? Demande-moi de partir à nouveau et je le ferai, je veux juste m'assurer que tu prendras soin de ta santé. »

La réaction de Victoria était excessive, animée par la panique qui déclenchait - c'était immanquable - un réflexe de fuite presque primal. Comme un petit animal farouche, elle se gonfle et se hérisse au contact de sa main; l’amour et l'attachement lui font toujours montrer les crocs et sortir les griffes, bien malgré elle, et Emanuel ne pouvait plus se surprendre de sentir l'avant gout acide de son venin. 

— Je n'ai pas besoin de toi, s'entend-elle lui rétorquer. Ça brûle tellement c'est froid, même à ses propres oreilles. Parce que c'est vrai, en soi, qu'elle n'a pas besoin de lui, ce qui ne veut pas dire que sa présence n'aurait pas pu être bénéfique, pour elle comme pour l'enfant qui était peut-être le sien, ce qu'elle sait également très bien mais ne dirait pas. Pour ne rien aider, Emanuel a cet aura à la fois triste et douce qui lui rappelle Nour. Nour a qui on avait refusé les droits paternels, mais qui aurait assurément été un bon père; qui en avait été un malgré tout, en vérité. 

— C'est gentil, mais je sais ce qui m'arrive et je n'ai pas besoin de voir un médecin, reprend-elle avec un peu plus de douceur, j'ai juste besoin de repos. 

Tout ceci se passe si mal, songe-t-elle en soupirant tristement. Déjà, elle regrette d'avoir décidé de lui parler aujourd'hui; déjà, elle ne veut que mettre fin à cette conversation. L'effacer, ça aurait été encore mieux, mais c'était impossible ou à peu près.

— Emanuel, je... 

Elle s'est calmée, ou bien il avait réussi à l'apprivoiser à l'usure - peu importe - si bien qu'il ne restait, dans ses grands yeux de biche, que de la tristesse et de la lassitude. 

— Je ne voulais pas que cette conversation prenne ce ton, concède-t-elle avec presque l'intention de demander pardon, et on pourra peut-être la recommencer une autre fois, mais... 

L'horrible vérité c'est qu'il a tout fait, mais qu'elle étouffait. 

—J'ai besoin de temps et ne sais pas de combien... Alors ne m'attends pas.