C'est fini.
Le couperet est tombé, façon de parler, en milieu de matinée et par SMS interposés. Il y a eu quelques larmes, de son côté au moins, impossible de savoir pour Xander, mais pas de drame. Pas de cris, pas d'accusations, pas de panache.
Juste une relation fanée, ponctuée par un point final écrit à quatre mains parce qu'ils sont adultes, ou tout du moins suffisamment pour se rendre compte que ça ne marche pas. Que malgré leurs efforts, ça ne marche plus.
Tullio est, officiellement, célibataire.

Il n'est pas surpris, pas vraiment, et pourtant sourire et paraître joyeux et amical alors qu'il sert les clients lui demande plus d'énergie qu'il n'en a l'habitude. Mais il le fait parce que c'est le job, parce qu'il n'a pas vraiment le choix, parce que se morfondre n'avancera à rien. Et si ses collègues voient quelque chose au travers de la mascarade, ils ont le bon goût de ne rien lui dire.

C'est la tête et les épaules basses, le cœur lourd et les doigts trop proches de son smartphone qu'il rentre chez lui. Il est déjà failli envoyer un message à Xander à deux reprises, pour lui raconter sa journée pourrie et trouver un peu de réconfort avant de se rappeler que ce n'est désormais plus une option.

"Je suis rentré."

Annonce-t-il par habitude, sans savoir s'il sera entendu, alors qu'il abandonne veste, clés et chaussures dans l'entrée pour avancer dans le salon. Il y trouve Toria, avec sa posture des mauvais jours, et il ne peut pas s'empêcher de soupirer quand il remarque à quel point la pauvre a les yeux rouges.

"Apparemment on passe tout les deux une belle journée de merde. Je nous fais du thé qui goûte le beurre et tu me racontes tout ça?"

Suggère Tullio, parce qu'il a besoin de quelque chose de chaud entre ses mains s'il doit trouver encore un peu d'énergie pour réconforter sa meilleure amie.

"Je propose qu'on sorte les biscuits, je pense qu'on le mérite."

C’est un nouveau départ.

Elle n’était pas surprise, pas vraiment. Le test de grossesse n’avait servi qu’à confirmer ce qu’elle avait déjà deviné en écoutant les signaux de son corps. La seule chose qui avait changé, en vérité, c’était sa capacité à nier ce qu’elle savait déjà, et l’obligation de penser à l’avenir. C’est qu’il y en avait, des choses à planifier, et si les rêveries des beaux jours lui insufflaient d’heureuses images, il n’en restait pas moins toutes ces urgences qui ne sauraient être procrastinées; c’est que la vie est impatiente et qu’elle ne daignera pas attendre que Victoria soit prête à l’affronter à son rythme.

Après son intense échange téléphonique avec Nour, la panique initiale s’était comme engourdie, puis transformée en ce calme placide qui la laisse contemplative, figée dans un semblant de réflexions assourdies, cotonneuses, abstraites, et c’est ainsi que Tullio la retrouve avachie et un peu barbouillée.

- Plutôt une tisane pour moi, souffle-t-elle distraitement à son ami après avoir vaguement acquiescé à sa proposition.  

L’ellipse entre cet échange et la première gorgée un peu trop chaude est un brouillard duquel Victoria sort progressivement; la présence de Tullio, tout près d’elle, est un phare et elle se retrouve soudainement, lucide, presque surprise de constater tout le temps qui s’était écoulé sans qu’elle ne le réalise.

- Demain, j’annonce aux ressources humaines que j’abandonne ma mission, énonce-t-elle enfin en portant à nouveau la tasse à ses lèvres, quoique sans oser en boire puisqu’elle sentait encore la chaleur irradier sa peau, je suis enceinte, lâche-t-elle ensuite sans plus de cérémonie, avec peut-être l’écho d’un rire un peu jaune et l’ombre d’un sourire désabusé aux coins des joues.

- Et toi, ta journée? Enchaine-t-elle sur ce ton un tantinet trop expressif qui voudrait rediriger la conversation malgré la bombe qui venait d'être larguée, avant de se surprendre à souligner un détail qui s'était presque perdu dans les brumes de son attention, tu disais qu’elle était plutôt merdique?

"Hmm." Emet Tullio, parce qu'on ne peut pas vraiment appeler ça répondre, quand Toria réclame une tisane plutôt que du thé. Ils ont un peu moins de choix, mais il finit par attraper un mélange pétales de rose-fleurs de bleuet-lavande qu'il faudra bien boire un jour et en fait une théière parce que c'est plus simple que de faire de la tisane et du thé.

Une fois les tasses servies, il tend la sienne à sa colocataire et s'installe à ses côtés sur le canapé, une jambe repliée sous lui et son genou nonchalamment appuyé contre elle alors qu'il tient sa tasse en équilibre sur son autre jambe.
Il hoche un peu la tête quand elle lui annonce qu'elle abandonne sa mission et ne dit pas qu'il pense que c'est pour le mieux, avant qu'elle ne lui annonce qu'elle est enceinte.

Il n'a pas le temps d'y réagir, il n'aurait pas su quoi dire de toute façon, qu'elle oriente la conversation sur sa journée à lui. Et même si elle vient de lâcher une bombe, il décide qu'ils peuvent bien changer de sujet pour l'instant, ce qui ne l'empêche pas de venir presser une main contre l'épaule de Toria.

"Je suis célibataire," largue-t-il, un peu comme elle vient de le faire, sauf qu'il n'y a rien pour les obliger à changer de sujet encore une fois alors il enchaîne, "on s'est quittés, avec Xander. On a… c'est plus comme avant. Et au plus ça va au moins ça fonctionne alors… on arrête là. On s'est mis d'accord. Je continuerais de garder Spike s'il a besoin, enfin, c'était prévu comme ça, mais il n'y a pas une histoire avec les femmes enceintes et les chats?"

Il laisse la question en suspens, le temps de boire un peu d'infusion même s'il se brûle le palais, avant de reprendre sans vraiment attendre de réponse.

"A priori on reste amis, même si on devrait pas se voir avant un moment. C'est pas comme s'il était souvent là de toute façon."

Achève Tullio et, au fond, il n'y a rien de plus à raconter. C'est fini, c'est tout. Alors il jette un coup d'œil à la chevalière et pince un peu les lèvres, parce qu'il n'est pas sûr de ce qu'il devrait dire, s'il doit être content pour elle ou non…

"Tu sais que je suis là, si t'as besoin? Quoiqu'il arrive."

Souffle-t-il doucement, quand il aurait eu envie de dire quoique tu fasses parce qu'il n'imagine pas Toria faire autre chose qu'accueillir ce bébé qui semble s'être invité à l'improviste. Elle a beaucoup trop tendance à adopter tout les enfants perdus qu'elle trouve, lui, Elana, Marjan, toutes les recrues qu'elle prend sous son aile, pour qu'il imagine l'autre option. L'abandon de la mission n'allait pas dans ce sens non plus, à son avis.
Mais il serait là de toute façon.

Victoria est d’une apparente placidité, alors qu’elle est plutôt un désordre d’émotions qui s’embrouillent et de réactions tellement contradictoires qu’elles s’annulent. Son indolence est une façade, et pas une très bonne, ce qu’elle sait très bien.

Ô Tullio – fidèle à lui-même – se montre néanmoins flexible et délicat, mais la jeune femme n’est pas certaine que sa réaction lui convienne. C’est que sa propre vulnérabilité l’irrite, qu’elle voudrait avant tout percer l’abcès et, en vérité, comptait peut-être un peu sur son ami pour le faire à sa place. C’est qu’il est doux et calme dans sa réaction autant que dans l’annonce de sa propre rupture, tandis que Victoria tremble d’anticipation et s’émeut en un souffle aspiré. C’est presque frustrant; injuste, au moins, pense-t-elle en relâchant un sanglot crispé.

Son poing serré, tendu, trouve durement le versant de son bras. Pas assez pour faire mal, mais assez pour le secouer un peu. La tasse, sur son genou, tremble d’ailleurs dangereusement et elle se penche agilement pour la stabiliser, juste à temps.

- Tu as le droit d’avoir une opinion, tu sais, dit-elle, peut-être un peu sèchement tandis qu’elle se redresse, et du ressentiment et, et –

Si Tullio – qui avait vraiment aimé Xander, elle en était certaine – pouvait lui parler ainsi de sa rupture, pourquoi est-ce qu’elle-même avait soudainement envie de pleurer en pensant à celle – plus ou moins officielle – qui clôturait sa relation avec Emanuel.

- Tu as le droit d’être triste, reprend-elle, et de –

Pleurer n’avait jamais été naturel pour elle, et pourtant, ça lui arrivait drôlement souvent ces derniers jours. Au moins, maintenant, elle pouvait mettre ces effusions sur le dos des hormones, ce qu’elle fait d’ailleurs en bafouillant une justification à peine compréhensible tout en se levant subitement. Debout, elle retient son souffle, en avalant ses lèvres pour rester stoïque malgré les larmes qui coulent déjà sur ses joues.

- Du coup, on oublie l’idée de vous demander d’être les parrains, reprend-elle après un court silence, après avoir repris son souffle et un peu de son calme, enfin, toi ça fonctionne toujours, si tu veux bien, enchaine-t-elle impulsivement – car c’était, en vérité, la première fois qu’elle pensait même à ce sujet tout court – avant de continuer en oubliant qu’il serait plus simple et traditionnel de trouver une marraine, tu serais offusqué que je demande à Cy d’être le deuxième?

Toria relâche un sanglot, et la gorge de Tullio se noue. C'est que d'habitude la situation est inversée, avec sa meilleure amie qui se montre stoïque pendant que lui pleure, mais il a toute une journée à faire semblant que tout va bien alors il peut tenir encore un peu, parce qu'il est évident que pour l'instant ce n'est pas lui qui a le plus besoin de soutien et-

"Ouch," proteste-t-il, quand bien même il n'a pas vraiment eu mal, "Je suis triste, Toria, c'est juste…"

Il pince les lèvres et la laisse bafouiller, en profitant pour essuyer ses yeux qui se sont traîtreusement humidifiés qu'il relève ensuite sur sa silhouette. Il faut une seconde au barman pour comprendre ce qu'elle lui demande et quand c'est fait il étouffe un début de rire.

"Pourquoi je serais offusqué? Il a appris à s'habiller."

Plaisante-t-il, parce que c'est plus facile que de penser à Xander, plus facile que de dire à Toria qu'il l'a vu venir, qu'il aurait dû le savoir.
Que c'était, sans doute, trop beau pour être vrai.

"Ça consiste en quoi exactement?"

Demande quand même Tullio, parce que même si son premier élan est d'accepter volontiers, il vaut sans doute mieux qu'il sache à quoi il s'engage. C'est qu'il y a un enfant dans l'équation, maintenant, et si rien que cette pensée suffit à lui donner le tournis il n'ose pas imaginer l'état de la chevalière.
Raison de plus pour ne pas s'attarder sur sa rupture.

"Je sais même plus si j'en avais un, de parrain, probablement en fait, alors je préfère poser la question avant de dire oui plutôt que de dire oui d'abord et de demander après et de flipper comme un con."

Et même si son sourire tremble un peu, même si ses yeux brillent un peu trop, pour le moment le masque tient encore. Peut-être plus pour très longtemps, mais il tient.

- C'est bon, je comprends, ment-elle maladroitement au sujet de son ressentiment.

Inévitablement, des esclaffements saccadés viennent se mêler aux sanglots et finissent par complètement les remplacer ; elle rit, mais elle rit un peu jaune, parce qu’elle réalise bien à quel point il est ironique de reprocher à son ami de ne pas assez exprimer ses émotions, surtout quand on sait que cette façade indifférente, c’est sans doute un peu elle qui la lui a apprise. Puis elle rit à nouveau, différemment, avec une sincérité désespérée en voyant les humides brouillards qui flottent et embuent bel et bien le bleu de ses yeux.

- Attends, Xander avait des problèmes pour s’habiller? bredouille-t-elle en forçant les sourcils, à la fois pour manifester son incompréhension et pour contenir les nuages qui nagent encore dans les siens.

- Oh, tu parles de Cy, réalise-t-elle presque aussitôt, placide dans sa réalisation, avant qu’un fou rire ne la prenne à nouveau jusqu’à ce qu’elle essuie deux ou trois fois ses yeux avec ses doigts, puis un mouchoir tiré du meuble de la télévision.

- Aspects religieux mis à part, explique-t-elle finalement, avec l’allégresse épuisée de l’hilarité qui engourdit ses sens, c’est comme devenir oncle sur papier, même quand tu n’es pas lié par le sang.

Elle-même avait plusieurs parrains et marraines… Du moins, officiellement et officieusement. C’est qu’Olivia n’avait pas tenu à la faire baptiser et que les individus choisis par la famille d’Alessio ne lui avaient pas convenu après coup. C’est Nour, ainsi qu’Aileen – la mère de Xander – qui avaient hérité du titre symbolique, ce que Victoria décide de ne pas mentionner pour éviter de remettre le sujet sensible de l’ex petit-ami de son ami sur la table.

- Et s’il m’arrive quelque chose, reprend-elle tout doucement, ça te donne une voie facile pour devenir le tuteur légal de l’enfant.

C’est qu’elle faisait un métier dangereux, après tout, et qu’il n’y aurait pas de père dans les parages pour prendre la relève si le pire venait à lui arriver.

- Si tu as envie de la faire, bien entendu. Sinon on trouvera bien quelqu'un d'autre. J'ai pas mal de famille dans l'Ordre.

Tullio hoche doucement la tête quand Toria lui explique que c'est un peu comme être un oncle. Que s'il lui arrive quelque chose, il aurait des facilités pour adopter l'enfant.
S'il lui arrive quelque chose.

"Non, ça va, j'serais content de faire ça pour toi."

Répond-il rapidement quand sa colocataire lui dit qu'elle trouvera bien quelqu'un d'autre s'il n'en a pas envie.

"J'peux pas promettre que je le ferais, évidemment, et selon l'âge de l'enfant il ou elle aura son mot à dire, mais plus d'options c'est toujours bien."

Explique le barman, en passant une main un peu nerveuse sur sa nuque. Il n'aime pas parler de ce genre de sujets, tout en ayant conscience que c'est nécessaire.

"Je vais aller me doucher vite fait, parce que je dois encore avoir les cheveux qui sentent la bière et après…"

Un coup d'œil en direction de sa chambre lui rappelle qu'il va y avoir des affaires à rendre à récupérer, et Tullio pince les lèvres pour refouler tout ce que ça lui inspire.

"Après on se fait un film avec de la glace? J'pense qu'on mérite de la glace."

Quand il revient s'installer sur le canapé, les cheveux humides et habillé d'un jogging, il a les yeux rouges et un sac de sport repose désormais près de l'entrée.

Ils n'écoutent le film que d'une oreille, l'interrompant de temps à autre pour se demander où sera installé le berceau, quelles plantes pourraient être toxiques, comment arranger les objets magiques ou tranchants de sorte qu'ils ne soient pas à portée…
En somme, tout ce qu'il faudra prévoir pour rendre leur appartement accueillant pour un bébé.