- Ola, ma nièce ! Devine qui a pensé à toi et qui t'apporte du travail ? Claironne Nour d'une voix qui tente de porter à travers les rayonnages, tout en respectant le calme vénérable du lieu.

Pierrot et lui sont chargés comme des mules avec des empilements de minces cartons d'archives et de classeurs défraîchis qui menacent de glisser subrepticement des empilements instables. Il n'y a personne, à cette heure là, mais on entend des chuchotis derrière les armoires closes : peut-être des visiteurs qui s'attardent, ou des travailleurs acharnés qui refusent de quitter leur table de travail ? Les deux hommes se hâtent de décharger leurs bras engourdis sur un bureau proche : patiemment, Nour entasse les dossiers qu'il a gardés sous le bras, puis dépose cérémonieusement la vieille bouteille thermos cabossée dont il se sépare trop peu, au goût de certains.

- Et comme je suis sans aucun doute le meilleur oncle du monde, j'ai même apporté le café.

Aussi essentiels à sa vie que l'air et l'eau, la caféine et le tabac sont des halos qui l'entourent en permanence ; qu'il veille à en fournir à toute occasion possible, quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit et ce dans le plus grand mépris des horloges circadiennes d'autrui n'étonne plus personne, depuis le temps. Et ça n'étonnera sans doute pas Sameera, à n'en pas douter.

- Les gens normaux ne boivent pas de café à cette heure-ci, Nour, objecte la voix calme et lente de Pierrot, derrière lui.

- Tiens donc, lâche l'autre en fouillant ses épais cheveux noirs, derrière son oreille, pour en tirer une cigarette roulée et un peu aplatie. Quelle idée saugrenue.

Son compagnon ricane dans sa barbe en devinant qu'il faudrait sans doute un gros effort au savant pour qu'il arrive à se soucier de l'heure présente. C'est que les épais murs des ziggourats du sanctuaire donnent un drôle de jour dans les couloirs interminables, pour l'essentiel privés de toute lumière extérieure. On vit dans les entrailles des hautes tours comme dans celles d'une grotte, avec son atmosphère sépulcrale qui garde loin, loin dehors les âpretés terribles du climat qui règne sur les montagnes désolées.

Derrière eux, non loin, quelque chose rit encore, tout bas. Un tout petit tapotement de pieds nus sur le sol répand une trainée de sons mats, comme des clapotis d'eau douce. C'est étrange, du coin de l’œil, Nour jurerait avoir vu quelque chose bouger à ras du sol. Hors de son champ de vision, à quelques pas de lui, un gros volume oscille dans un recoin d'étagère, puis bascule en silence, sous l'impulsion de toutes, toutes petites mains affairées qui s'en emparent et le soulèvent au prix de gros efforts.

Sameera, comme toujours bien plus concentrée que son oncle, ne tarde pas à s'intéresser au lourd chargement des deux hommes et ramène Nour à de plus concrètes occupations. Il lisse et replace soigneusement sa cigarette froissée derrière son oreille, puis feuillette les classeurs et les quelques liasses pour les montrer à l'archiviste. Pendant qu'il lui explique qu'ils ont été appelés pour vider les archives d'un de leurs collègues qui a pris sa retraite récemment, Pierrot s'éloigne un peu, la mine circonspecte.

- Je suis sûre que tu te souviens d'Aylan, continue Nour en se servant un gobelet de café qu'il garde précautionneusement entre deux doigts crochus. Mais si, tu sais, un grand type avec une tête de croque-mort, toujours avec ses godillots de randonnée et son chapeau. Sacré foutoir, qu'il nous a laissé, pense-tu. quarante ans de paperasse de toutes sortes ! Tu feras bien attention à ces cartons, il y a mis des sceaux pour éviter les fuites de magie.

Et de fait, quelques boîtes d'archives, soigneusement fermées par du papier adhésif, arborent de fines calligraphies qui luisent faiblement dans la pénombre.

L'homme poursuit sa litote, un rien plus distrait, en suivant des yeux son compagnon qui s'écarte encore en fouillant dans une de ses poches. C'est toujours fascinant à quel point ce grand balourd de Pierrot, tout barbu et costaud, arrive à avoir une démarche de chat quand il s'approche de quelque chose qu'il veut surprendre. Ses grosses semelles ne font plus aucun bruit sur le dallage et ses yeux ne cillent même plus en fixant quelque chose que Nour ne distingue pas lui-même.

- Dis-moi, azizam, il y a des petites souris chez toi ? Demande Nour, tout sourire, à Sameera. On dirait que quelque chose a fait lever les oreilles au limier.

Il pique du nez dans son café quand l'autre chevalier lui fait vigoureusement signe de la boucler. Et, de nouveau, léger comme des bulles de savon, on entend de touts petits pas, de toutes petites voix, et le son très léger que feraient, mettons, de toutes petites créatures très affairées.