Dans le silence du grand salon, l’horloge murmure son impatience. Elle est immense, taillée dans le chêne, avec l’emblème familial à l’effigie du même arbre sculpté dans sa structure. Son battement profond est unique, discret dans sa gravité et noble à l’image de la famille dont elle n’est qu’une infime partie de l’héritage.    

Le clan de Clairbois est ancien et son association avec l’occulte remonte à plus loin que son nom lui-même. Hormis les meubles, le blason et la fortune, elle lègue surtout à ses enfants un fardeau de chevalerie héréditaire au sein de l’Ordre de l’aube ; Victoria ne portait peut-être pas leur patronyme, mais sur ce point au moins, son appartenance aux de Clairbois demeurait indéniable.  

Elle et Angélica sont cousines et elles s’entendent bien malgré qu’elles n’aient pas été élevées ensemble. Les valeurs familiales très prononcées du clan sont peut-être ce qui les pousse, maintenant qu’elles sont enfin réunies, à passer ensemble plus de temps qu’elles ne le feraient naturellement.  C’est justement en respect de leur effort commun de rester proches que Victoria s’était pointée chez sa cousine avec des cheesecakes préparés par Tullio, dérobés à ce dernier, et une bouteille d’amaretto italien.

Or, les cuillères n’avaient pas encore été sorties qu’un appel impromptu avait propulsé Angelica dans une suite d’affaires urgentes à régler ; au milieu des dossiers ouverts, éparpillés en presse, des appels cinglants, souvent orageux et censés être privés, la présence silencieuse de Toria est tout juste tolérée, à la limite oubliée. Jusqu’ici, elle s’était tenue discrète dans un fauteuil, la bouteille entre les cuisses et les gâteaux à proximité, patiente, aidée pour un temps au moins par son téléphone portable. Quand toutes les actualités ont été lues et que les pages de ses réseaux sociaux deviennent répétitives, cependant, elle soupire et lève les yeux sur la forme prostrée de sa cousine. Angelica est assise sur le canapé, penchée devant des dossiers ouverts qu’elle contemple avec une lente frustration.  

À côté d’elle, soudain, Victoria s’affaisse sur le dossier du meuble, roulant théâtralement sa tête contre les coussins pour souligner son ennui.

- Qu’est-ce qu’il te reste à faire ?

Les deux parts de cheesecake dans ses mains restent en parfait équilibre même quand, dans un mouvement fluide, son corps entier dégouline sur le canapé pour se forcer une place à côté de sa cousine.  Elle tient les assiettes en hauteur alors que sa tête vient se poser contre les cuisses de l’autre femme et que ses jambes surélevées, basculées sur le bras du canapé, battent dans le vide avec la même légèreté que son regard qui glisse sur les documents confidentiels.

J’étais tranquillement posée dans le grand salon, profitant d’un instant de répit lorsque quelqu’un sonna à la porte. D’un pas nonchalant, je m’étais donc dirigée vers la porte pour l’ouvrir et c’est avec surprise que j’accueilli ma cousine Victoria. Depuis quelque temps maintenant, nous essayions de nous retrouver à diverses occasions, espérant nouer des liens que nous n’avions jamais connu pendant l’enfance.

Victoria s’était pointée, avec son culot habituelle, tenant fièrement une bouteille d’un délicieux nectar italien et de pâtisserie qui avait l’air délicieuse : c’était forcément des créations de Tullio, ma cousine lui ayant volé avant de partir. Après les salutations d’usages, nous nous apprêtions à les déguster quand le téléphone sonna. C’était un appel urgent concernant l’implantation d’un kitsune. Une créature aussi puissante et aussi rare, je ne pouvais pas laisser passer cette chance.

« Je suis désolée Vic, ça risque de prendre un peu de temps » lançai-je à ma cousine en reprenant aussi vite ma conversation téléphonique. Celle-ci n’était pas de tout repos, il fallait que je me batte pour obtenir ce renard magique.

Au bout de plusieurs dizaines de minutes, je raccrochais enfin, mais il fallait que je rassemble tout un tas de papier et que je constitue un dossier solide pour valider son admission à Old Fyre. J’étais assise dans le canapé, un dossier ouvert devant moi. Je fixais depuis plusieurs minutes une grande carte du Sanctuaire afin de déterminer quel emplacement serait le plus adéquat pour la chapelle du kitsune. Cette affaire allait sûrement me prendre beaucoup de temps et me demander une grande implication. C’est ce moment que choisi ma chère cousine pour m’interrompre. Mais comment lui en vouloir, elle avait déjà beaucoup patienté.

« Excuse moi pour l’attente, mais cette implantation est vraiment très importante. Il faut que je monte tout un programme pour l’arrivée d’un kitsune ! Tu te rends compte, ce serait une chance énorme d’avoir une telle créature ici, à Old Fyre ! Ça risque de me maintenir éveiller pendant plusieurs nuits tout ça… »

J’étais une grande passionnée, je le savais et je m’emballais très rapidement pour les choses qui me tenait vraiment à coeur, ça m’avait déjà causé quelques soucis par le passé d’ailleurs, mais cette fois-ci, je savais d’instinct que ça serait pour la bonne cause !

J’attrapais alors la bouteille que Victoria avait ramené, l’ouvrit et sans plus de cérémonie, j’en bus une grande gorgée directement au goulot. Toute cette paperasse pouvait bien attendre jusqu’au lendemain. J’avais maintenant envie de profiter un peu de ma cousine. Je lui arrachai des mains la cuillère avec laquelle elle jouait et commençai la dégustation.

« Et toi chère cousine, qu’est ce qui t’amène ? Tout va bien pour toi ? »

Sous le regard figé de l’horloge familial, Victoria se languit et s’étire et battant des pattes comme un chat insolent ; contre les cuisses d’Angelica, sa tête et ses épaules roulent et elle se tortille quelques instants pour mieux s’installer.      

- Mais, j’ai… Elle s’apprêtait à dire préparé, mais ça aurait été un mensonge, volé du dessert pour toooiii, se reprend-elle finalement, avec un rire au fond de la gorge, son ton étant trop plaintif et trop exagéré pour être sérieux.

En attendant, ses yeux baladeurs patinent sur les pages ouvertes dans son champ de vision, coupant rapidement le superflu pour ne garder que quelques mot-clés, notamment : kitsune, temple, Cheryl ? Statue. Officiellement, elle n’est ni censée voir ces documents ni censée écouter Angie en parler – ce qu’elle fait distraitement – mais la vérité est qu’elle s’en fout complètement et que cette indifférente rend son implication inconséquente. Sa cousine devait s’en douter, et de toute façon… La personne qui oserait venir les disputer à ce sujet serait confrontée à beaucoup plus qu’elle ne saurait affronter.      

En vérité, de toutes ses paroles, Victoria accroche seulement sur les mots qui concernent ses longues nuits éveillées.

- Justement, il faudrait que tu penses à être tenue éveillée par autre chose que le boulot, moque-t-elle alors que sa cousine s’empare enfin de la bouteille et de la première gorgée, marquant la fin de son travail interminable ; triomphante, Victoria se redresse aussitôt et se hisse – non sans la bousculer un peu – par-dessus ses genoux pour s’installer dos contre le bras du meuble, les jambes par-dessus les siennes.  

Placée ainsi, elle peut déposer sa part de dessert sur ses genoux, puis voler la bouteille d’amaretto de laquelle elle partage de goulot pour une longue gorgée.

-        Ce qui m’amène ? Pas grand-chose, tout, m’importe quoi, répond-elle vaguement, avant de reprendre, sinon Tullio m’a dit que tu étais passée à l’Aquarium… Elle laisse ses mots s’infuser doucement alors qu’un sourire sournois se trace sur sa bouche sucrée… Isaac, hein ?

Glousse-t-elle finalement.

« Sérieusement Vic ? Éveillée par autre chose que le boulot ? Excuse moi de ne pas être aussi volage que toi! »   Lançai-je à ma cousine en pouffant de rire. « Bon ok, t’as raison, c’est vrai que ça me ferait du bien. Mais ce dossier est vraiment important et je suis très contente de ne pas avoir trop de distraction pour le moment… »  

Je savais que je n’avais pas besoin d’approfondir plus la conversation. Toria était suffisamment discrète et sérieuse pour garder confidentiel ce qu’elle venait d’entendre. Et bien assez intelligente pour comprendre l’importance de cette implantation. Une telle créature à Old Fyre serait vraiment un formidable accomplissement pour moi et pour la remise sur les rails du sanctuaire.

Tandis que ma cousine me parlait de ma visite à l’Aquarium, je notais à son sourire que je n’allais pas aimer ce qu’elle était sur le point de me dire. Tullio, Isaac… Et merde.

« Tullio, bordel ! Incapable de tenir sa langue celui-là ! En même temps, comment résister à l’envie de se faire bien voir par sa chère et tendre Victoria n’est ce pas… C’est quoi cette histoire entre toi et Tullio, Chère Cousine ? »  

Tel était pris, qui croyait prendre… Moi aussi, je peux jouer à ça n’est-ce pas ? De toute façon, Tullio m’avait avoué qu’il avait des sentiments pour elle ET qu’elle était au courant. Quitte à ce que l’une d’entre nous sois mal à l’aise, pourquoi pas les deux ?

« Mais oui, Isaac. Tu sais bien que j’ai toujours eu un petit faible pour lui Toria… Déjà, quand on était gamine, j’étais enchantée à chaque fois qu’on le croisait. C’est pas comme si tu le découvrais… Mais il y a 3 ans, Isaac est venu à Old Fyre et sachant que je suis la gardienne, il est venu me trouver pour me saluer. Nos familles sont en lien depuis des générations en même temps… »  

Je repensais à ce jour, je ne m’attendais pas à le voir arriver dans mon bureau, j’étais comme toujours plongée dans les cartes et les dossiers, une clope au bec. J’étais fatiguée par les heures que j’avais passées coincées entre ces quatre murs, un chignon grossier sur la tête. Avec le recul, je me disais que je devrais être un peu plus souvent présentable, on ne pouvait jamais savoir qui débarquerai à l’improviste dans notre bureau…

« Enfin bref, quand on s’est revu, il y a eu des étincelles. Pourtant, je ressemblais à rien ce jour-là. On a beaucoup discuté, il a été d’excellent conseil et grâce à lui, j’ai réussi à boucler mon dossier. On a été se promener près de la plage du coup… On s’est revu plusieurs fois depuis chaque fois qu’il passait par Old Fyre d’ailleurs… Et il m’aide beaucoup avec le sanctuaire. Comme il a grandi à Four Pines, il a des connaissances intéressantes qu’il partage volontiers avec moi. »  

Voilà, je lui avais raconté les grandes lignes. Je ne voulais pas rentrer trop dans les détails, histoire de préserver un minimum notre intimité, mais connaissant ma cousine, ça ne m’aurai pas étonné qu’elle finisse par me poser plus de question…

-        Tu dis ça comme si j’avais une vie sexuelle, renâcle-t-elle en roulant des yeux, au risque de te décevoir, c’est plutôt mort depuis qu’on m’a adoubée chevalière...  

La phrase qui avait commencé avec un rire se fond progressivement dans un silence suspendu, presque un malaise qu’elle balaye avec une grande gorgée d’alcool. En vérité, entre son déménagement et le dépaysement qui y était inhérent, elle n’avait couché qu’une fois avec Lillian avant la mésaventure avec Nawar qui l’avait entrainée dans une période de célibat plus ou moins volontaire. Cela la rendait clairement un peu amère, parce que le sexe lui manquait énormément, mais en même temps, même avec une bonne libido individuelle, quand venait le temps d’aborder des partenaires potentiels, on aurait dit que son désir s’enfuyait avec une timidité qui ne lui ressemblait pas.  

Elle n’en était pas devenue prude ou effarouchée pour autant, surtout pas au sujet de Tullio que sa cousine aborde ; Angie a d'ailleurs l’air beaucoup trop contente de lui balancer sa question, ce à quoi Victoria répond avec un sourire moqueur retrouvé et quelques théâtraux battements de cils.  

- Tullio est amoureux de moi, explique-t-elle simplement, et ce n’est pas réciproque… Enfin, pas comme il le souhaiterait. Elle n’en ni gênée ni excitée, juste factuelle… Il est ma famille, et c’est tout.  

L’horloge sonne sévèrement quand arrive l’heure juste, comme si elle cherchait à participer à la conversation au nom du clan tout entier. Assurément, ce qu’elle venait de dire ne plairait pas à tous les ainés De Clairebois qui avaient parfois des visions assez traditionnelles de la famille. Déjà, à l’époque, sa mère Olivia avait reçu plusieurs regards de travers à cause de son affiliation rapprochée avec les Wynters, et encore plus quand elle avait opté de laisser à Victoria le patronyme de son père qu’elle n’avait pas l’intention d’épouser, ou même de garder dans sa vie, alors qui n’avait en plus aucun lien avec les clans et l’Ordre... En contrepartie, plusieurs seraient forts heureux d’entendre Angelica parler d’Isaac Turner, noble chevalier d’une famille ancienne, avec autant d’intérêt.

-       Isaac est effectivement un bon parti pour toi… Raille-t-elle, légère, mais sans ironie, Grand-mère serait si fière de toi, s’amuse-t-elle en pinçant les lèvres avec humeur, tapotant son crâne comme pour la féliciter comme un petit animal bien dressé… Et l’Ordre serait bien trop content d’avoir un homme avec qui diviser ton rôle de gardienne… Termine-t-elle, toujours moqueuse, mais avec une lourdeur nouvelle.

« C’est pas ce que semblait dire Tullio la dernière fois… » Voyant ma cousine se renfrogner, j’insistais pour en savoir un peu plus. « T’es sûre que ça va? »

Victoria, tout comme sa mère, était un électron libre dans la famille. Les traditions ancestrales et le mode de vie qui allait avec ne faisait pas vraiment partie de ses ambitions d’avenir. Tante Olivia, la première avait montré à tous qu’elle se foutait royalement de l’étiquette. Elle avait fait un enfant hors mariage et elle avait eu droit à de belles réprimandes à ce sujet. Ma cousine en profita pour me railler à ce sujet. Certes, ma relation avec Isaac devait plaire au clan. Je repoussai alors sa main qui me tapotait sur la tête avec ferveur.

« J’en ai rien à foutre de plaire à la famille et tu le sais bordel. Sur le papier, je suis la parfaite petite descendante. Gardienne d’un sanctuaire à mon âge, je vis un début de relation avec un chevalier d’un clan ancien et allié aux Clairbois. Je fais ce qui me plaît, sans me soucier de ce qu’en disent les anciens. Et puis merde. J’aime les hommes, j’y peux rien ! Je vais pas devenir lesbienne, juste pour revendiquer mes idées non plus. Il a fallu que je craque pour Isaac, ben, c’est la vie. Et puis de toute façon, il n’est pas vraiment dans les petits papiers de l’ordre. Il est trop pacifiste, il n’est pas forcément le chevalier exemplaire. En plus, il n’est jamais là bien longtemps donc il n’a aucune influence sur les décisions que je prends. Et qui te dit que je ne compte pas en jouer aussi… ? »

Je commençais sérieusement à en avoir ras le cul que tout le monde observe et commente chacun de mes gestes. Bordel, je suis encore libre d’aimer qui je veux non?! Je me levais alors précipitamment pour attraper mon paquet de cigarettes qui traînait un peu plus loin. J’en portais une à la bouche et l’allumer, me resservant un verre. Je n’en voulais pas à Toria, elle avait raison dans le fond, je m’en voulais d’être si « parfaite » aux yeux de notre clan. Ce n'était pas ce que je cherchais. Je ne voulais pas être si conventionnelle. Je ne supportais plus cette putain de société, dans laquelle une femme était définie par qui elle aimait et toujours critiquée quels que soient ses choix. Cette société, je l’avais en horreur, j’avais envie de la vomir.

« Ça me donne la gerbe toutes ces histoires, je suis fière de mon parcours. Je suis une jeune femme forte, j’ai réussi à tenir tête à tous ces vieux grabataires qui pensaient que je n’y arriverai pas. J’en ai marre qu’on me dise ce que je dois et peux faire, bordel ! »

- Je vais bien, tranche-t-elle, peut-être avec un peu trop de presse. Changeant rapidement de sujet, Victoria questionne plutôt sa cousine du regard quant aux racontars de Tullio, vaguement curieuse, avant de rouler des yeux pour s’en peindre un portait globale et y retrouver une certaine indifférence ; elle le connait bien, son Tullio, ainsi elle n’est ni surprise ni choquée de ce qu’elle devine.

- Tu sais, Tullio voit parfois les choses en noir et blanc… Et il a souvent une vision déformée, biaisée de qui je suis vraiment, pose-t-elle doucement, parfois il pense que je suis une sainte et que je suis infaillible, d’autres fois, c’est tout l’inverse...  La vérité, c’est qu’il ne connait pas grand-chose à ma vie intime. Je ne lui en parle pas beaucoup… Parce qu'il n'y a pas grand chose à raconter, mais je pense qu’il fait beaucoup d’assomptions, et que ces assomptions sont parfois alimentées par ses insécurités et sa jalousie.

Ses explications sont didactiques, calmes et dénuées de frustration ou de jugement. C'est comme ça, et c'est tout.

Angelica est son antithèse. Sa pique fait mouche et, en réaction, sa colère enfle et gronde rapidement. Elle se lève, bousculant sa cousine moqueuse qui n’en fait pas grand cas. Cependant, la bouteille d’amaretto valse et son contenu menace dangereusement de s’échapper. Heureusement, d’un mouvement souple – in extrémis – Victoria la stabilise avant qu’elle ne laisse s’échapper plus que quelques gouttes. En parallèle, la tirade démesurée lui fait quand même lever un sourcil, surtout quand sa cousine parle de son orientation sexuelle alors qu’elle n’avait pas, au moindre moment, critiqué ce point. Bien qu'elle préférait elle-même les femmes, elle n'avait jamais considéré aimer les hommes comme une faiblesse.

Elle la laisse donc vider son sac, reconnaissant cette explosion d’insécurités comme une fragilité dans son caractère. Dans un silence contemplatif, un peu perplexe, un peu désinvolte, elle hoche donc machinalement de la tête en pinçant les lèvres, attendant le retour au calme pour lui accorder un long regard amusé et, finalement, craquer dans un long éclat de rire.      

Il n’y a pas de méchanceté dans ses esclaffements limpides, vraiment. C'est juste sa façon de briser le silence et de désamorcer la situation.    

-Tu ne peux pas vraiment les empêcher de te dire quoi faire, commence-t-elle, l'écho de son rire encore audible dans la voix fébrile et joyeuse,  mais, s’il-te plait, sens-toi libre de continuer à ne pas les écouter, relance-t-elle en plongeant finalement sa cuillère dans sa part de dessert, avant d’ajouter, en l’amenant à sa bouche,ca semble avoir fonctionné pour toi jusqu’ici.

Ma cousine paraissait un peu trop sèche lorsqu’elle me dit qu’elle allait bien pour que ce soit totalement crédible. Quelques chose devait la déranger, mais je ne savais pas quoi et je ne voulais pas insister, elle semblait vraiment réticente à en parler.

« Tu sais, je suis là si tu as besoin de parler. C’est aussi à ça que sert la famille… » Je n’insistais pas plus, je voulais juste qu’elle sache qu’elle pourrait me parler dès qu’elle en aurait le besoin.

Concernant Isaac, je n’aurais peut-être pas du m’emballer sur ce sujet, ni mettre sur le tapis mon orientation sexuelle, surtout en sachant que Toria étais bisexuelle (ou pan, je ne sais plus…) C’est juste que tout le monde me voyait comme une femme forte, toujours à fond, (ce que je suis en grande partie, certes…) mais moi aussi j’ai des insécurités, je ne suis pas infaillible même si je passe mon temps à montrer le contraire. Toutefois, j’eu à peine terminé ma tirade que Victoria éclata de rire.

« C’est pas drôle! » Lui lançai-je avec un ton enfantin et à grand renfort de tirage de langue.

Je fis mine de bouder quelques instants, même en me doutant que cela n’ait aucun impact sur ma cousine qui continuerait à rire.

« Je continuerai à vivre ma vie comme je l’entends et tu le sais bien, je suis qui je suis et je ne changerai pour personne. C’est juste épuisant à la longue… Mais tu ne connais pas ça toi… Tu es la descendante d’une femme déjà dysfonctionnelle, ils attendent moins de toi que de moi! »

Même si je pensais chacun des mots que je venais de dire, j’espérais qu’elle ne le prendrait pas mal. J’adorais ma cousine, j’adorais ma tantine chérie et j’enviais beaucoup Toria qui envoyait tout péter sans que cela ait de réelles conséquences. Ça devait être quand même agréable de ne pas avoir chacun de ses faits et gestes scrutés en permanence…

- Je vais bien ! Réitère-t-elle, cette fois avec un peu plus d’assurance, je suis juste frustrée dans ma sexualité, ajoute-t-elle, sans totalement mentir, avant de conclure avec un rictus moqueur, ce serait fort étrange que tu puisses y faire quoi que ce soit…

Le cou crispé, Victoria sourit à dents découvertes et à joues tirées pour souligner l’aberration dans son sous-entendu.

- Tout est drôle ! Répond-elle ensuite devant sa langue tirée, la gorge encore vibrante de cet amusement qu’elle cherchait activement et trouver dans toute situation.

Une gorgée d’amaretto plus tard, un sourcil saute imperceptiblement et Victoria porte une cuillère de cheese-cake à sa bouche pour adoucir tout acide qu’elle aurait pu cracher un peu trop vite ; dire d’Olivia – c’est-à-dire la femme la plus accomplie et aimante du monde – qu’elle était une mère dysfonctionnelle, alors qu’Angie la confrontait justement avec son propre bagage familial stressant et épuisant, avait quelque chose de trop ironique pour que Victoria s’en offusque vraiment. L’idée était aberrante et sa cousine avait tort, certainement, mais la chevalière savait qu’un débat sur le sujet serait vain. Elle se contente de poser sur elle, une fois sa bouchée avalée, un sourire las, rempli d’indulgence… Certes, Victoria était prête à concéder que le mode de vie de sa mère n’avait pas été normal, ce qui toutefois n’était pas à confondre avec le fait d’être ou non fonctionnel. Normalité et validité n’étaient pas à confondre ; souvent, la normalité se révélait même problématique.

Pour le reste, elle tourne des yeux, renifle et renâcle avant de lui accorder, dans un sourire calculé, l’éclat dangereux de ses canines alors qu’elle réplique entre ses dents.

- Ta comparaison ne compte manifestement pas la famille de mon père.

Les trois derniers mots laissent un gout amer dans sa bouche et elle n’a pas du tout envie d’en parler davantage. Encore une fois, elle prend donc plutôt une bouchée sucrée qu’elle mâche distraitement, une fois l’ustensile reposer, tout en levant deux doigts qu’elle vient presser sur le bout du nez de sa cousine.

- Peut-être que tu devrais te concentrer moins sur ce qu’ils attendent de toi, commence-t-elle en avalant, et plus sur ce que tu attends de toi-même.

Comme ça, se dit-elle vaguement, elle serait peut-être moins en colère tout le temps.