Être visible dans le noir.
J'ai toujours espéré être différent, quelqu'un de spécial.
Durant toute mon enfance, adolescence, j'ai toujours pensé être mieux que les autres, avoir un truc, CE TRUC qui me permettrait d'être sûr d'être quelqu'un.
J'ai grandi en Angleterre dans une famille plutôt aisée, plutôt aimante, plutôt du style à me laisser faire ce que je voulais faire, à me laisser devenir ce que je voulais devenir. D'aspect extérieur, j'ai eu une éducation « classique » : l'école, des amis qui se succèdent, on apprend la vie en fonction de ce qui nous tombe dessus. Moi je l'ai appris en me faisant discret, en observant énormément.
Mais quand même, peu importe la personne que je fréquentais, je me répétais intérieurement être meilleur qu'elle. Je dirais même qu'il FALLAIT que je me prouve être supérieur, peu importe sur quel plan, la culture, l'autonomie, la mémoire… il fallait que je trouve ce truc que l'autre n'avait pas et que j'avais pour me conforter dans mon idée de ne pas être rien.
Vous l'avez compris, j'étais dans l'attente d'une approbation extérieur, un courrier ou un messager qui serait venu m'annoncer que ma place était ailleurs ou en tout cas qu'on m'avait remarqué, que j'étais quelqu'un au point que l'on me dise que c'était de MOI dont on avait besoin, quelque part.
Rien n'est jamais arrivé, ni courrier, ni messager, rien.
Mais la réalité est bien incapable de convaincre les bornés et j'ai continué à attendre patiemment qu'un jour on m'annonce que j'étais quelqu'un d'exceptionnel plutôt qu'utiliser ce temps pour essayer de le devenir.
Je regarde cette époque avec dégoût aujourd'hui, tant de temps gâché à ne rien faire de soi-même, à penser être quelqu'un alors qu'on est bien installé dans sa chrysalide.
Puis après le dégoût vient la nostalgie… Ah la belle époque !
Un jour, lors d'une promenade familiale en forêt, je m'étais, comme à mon accoutumé, éloigné pour profiter du silence des belles choses. J'étais à l'époque en début début de vingtaine, en train d'étudier la mécanique et même si ça ne me passionnait pas complètement, ça me promettait un futur enviable : un métier stable et prometteur, une femme et de beaux enfants, une maison qui n'avait rien à envier à celle de mes parents… les critères d'une « belle vie » pour beaucoup, une sorte de moyen de me convaincre d'être à ma place pour moi.
C'est alors que je pus voir deux hommes en train de courir après une chèvre dans les bois. Ils n'avaient vraiment pas l'air de chasser et ces bois étaient plutôt éloignés et méconnus, il était rare de croiser quelqu'un durant ces marches familiales. C'est pourquoi cet événement m'intrigua et que j'ai continué à l'observer de loin : la chèvre finit par réussir à semer les deux hommes et ils discutèrent d'un moyen de la rattraper. Ça n'était pas une chèvre qu'ils cherchaient, mais CETTE chèvre.
Je compris bien des années plus tard que ces deux hommes, bien sûr chevaliers de l'aube, étaient en train de poursuivre en réalité un satyre.
Sans savoir tout ça ou même comprendre quoique ce soit à ce que je venais de voir, je compris qu'il y avait un truc et les souvenirs de mon esprit d'adolescent qui attendait son message émergèrent soudain. S'entreprit alors plusieurs jours, semaines, puis mois où j'investiguais sur la potentielle existence d'un mystère, d'une société secrète… qui étaient ces hommes et pourquoi courraient-ils après une chèvre ?
L'investigation se transforma en traque après que je réussis à récolter des informations sur ces deux individus des bois. J'y ai travaillé pendant un bon moment également, préparant un plan, des mécanismes, usant de mes capacités et connaissances pour créer un piège parfait.
C'était ça, le passage à l'acte.
Comme un goût d'initiation, d'étape à passer, de moment où il fallait pas se louper, pour voir ce que me propose le destin. Si j'ai tout imaginé ou si je me foire, je peux finir en prison à compter mes jours en me disant que je ne suis qu'un cinglé complotiste capable de piéger un pauvre gars qui a un jour couru après une chèvre. Mais si au contraire ça marche… j'en sais rien, mais justement, qu'est-ce qu'il va se passer ?
Le plan se déroula comme je l'avais imaginé.
Première étape - repérer l'un des deux hommes en ville.
Deuxième étape - le bousculer violemment et lui voler quelque chose
Troisième étape - courir le plus vite possible pour ne pas se faire rattraper, pas tout de suite.
Quatrième étape - attirer le poursuivant dans des ruelles jusqu'à faire croire qu'on s'est soi-même bloqué dans un cul-de-sac.
Cinquième étape - espérer que j'ai bien conçu les machines installées dans ce cul-de-sac.
Ce fut magnifique : alors qu'il était bien installé dans sa confiance, cet homme fut d'un coup immobilisé par électrocution, mes mécanismes ayant fonctionné à merveille. Je pus alors lui révéler mes pensées : s'il faisait bien parti d'une quelconque organisation et si j'avais réussi à l'attraper aussi facilement, c'est que je pouvais être utile à son groupuscule, c'est que je pouvais être quelqu'un.
Jusque là, personne n'était venu me chercher,
j'étais bien obligé de le faire moi-même.
Et voilà, après quelques modalités à remplir, s'assurer de quelques trucs avant de pouvoir me faire confiance, je pus intégrer l'ordre des chevaliers de l'aube et combler ce désir de supériorité sur l'espèce humaine que je souhaitais depuis toutes ces années.
En tant que chevalier de l'aube, j'usais surtout de ma nature discrète et de mes connaissances en mécanique pour être capable de traquer ou d'immobiliser n'importe qui, n'importe quoi. Une mission, c'est rien de plus qu'une traque, un jeu où il faut savoir être le plus malin, que ce soit en négociation, argumentation ou en planification… et planifier les actions de l'autre tout en concevant un piège qui va lentement se renfermer sur lui, j'adore ça.
La magie, c'est utile et marrant, mais j'aime moins.
Si la vie m'a appris un truc, c'est que je ne peux compter que sur moi.
Et je préfère faire confiance à ce que j'ai conçu, à ce que je maîtrise,
plutôt qu'avoir simplement utiliser des pouvoirs tombés du ciel.
Pour continuer sur mon histoire, un autre souvenir marquant fut cette journée où j'accompagnais ma famille à un mariage d'un cousin éloigné. Je me souviens être dans cette voiture et écouter leurs discussions d'une banalité affligeante tout en me disant « Ah si vous saviez, moi je suis en réalité un chevalier ! Je connais un monde que vous ignorez tous ! Moi je peux voir des choses que vous n'imaginez même pas et je suis capable de tours de forces assez impressionnant ! Ahah, j'aimerais vous le dire mais je peux pas parce que c'est le genre de trucs tellement incroyables que ça ne doit pas se dire mais moi je… »
Et c'est là que partit la voiture dans le décor en même temps que la vie des corps de ma famille.
Tous morts, tous mes proches, j'étais le seul rescapé qui n'eut la chance de ne perdre que son bras gauche et son œil droit.
Un mal pour un bien : le bras gauche arraché je pus utiliser ce manque comme terrain d'expérimentation pour finalement me créer un bras mécanique amélioré.
On est une dizaine d'années plus tard et mes techniques sont bien plus perfectionnées. Mon bras gauche est aujourd'hui capable de produire de l'électricité pour électrifier et immobiliser un individu que j'arrive à toucher. Je peux également projeter la dernière phalange de mon index et mon majeur, tel un taser, pour atteindre le même but.
L'électricité produite par ma main gauche peut également être attirée et électrifier à courte distance une tige en un matériau conducteur, plutôt pratique vu que je possède un pistolet projetant des pics d'acier.
Enfin la panoplie se termine par un parapluie-épée (en verre, matériau isolant) qui peut également, lorsque sa partie supérieure est retournée, amplifier l'électricité produite par mon bras mécanique.
Voilà voilà, tout l'équipement du petit traqueur prêt à fièrement servir son ordre.
Cet accident, la mort de mes proches…
Un mal pour un bien, comme je disais !
Mais soyons honnête trente secondes : pensez-vous vraiment que l'on est supérieur aux autres lorsque l'on passe la moitié de sa vie à tenter de le devenir jusqu'à en oublier ses proches ? Pensez-vous vraiment que j'ai réussi à devenir heureux ainsi ? Bien sûr que non, je fais mon travail machinalement parce que c'est devenu ma seule raison d'être, mais c'est tout.
Je n'ai plus rien d'autre.
Je ne suis plus rien d'autre
Un papillon qui s'en retourne dans sa chrysalide.
Je suis plus sage maintenant, je comprends mieux le monde et ce qui m'entoure.
Mais ça me permet seulement de me rendre compte de ma condition actuel… Et ça me hante chaque jour de ma vie.
Toute ma famille est morte devant mes yeux alors que j'étais en train de me vanter intérieurement d'être capable de tout. Capable de rien oui. J'ai rien pu faire si ce n'est constaté à quel point j'ai été absent, à quel point j'aurais pu commencer par être meilleur vis-à-vis d'eux.
Et pourtant, c'est moi qui suis en vie, avec de l'argent, une belle maison, un travail sympa, des capacités supérieures à la moyenne.
D'extérieur, je suis enviable, pourtant je ne pense qu'à me saboter.
Enviable mais prêt à se saborder.