Alors qu’ils farfouillaient entre les étagères, le silence était plus sec que les reliures de cuir usées autour d’eux et plus coupant que les pages fines sur lesquelles ils glissaient leurs doigts.

Méticuleusement, Victoria tire vers elle un ouvrage avec une couverture abimée, avant de le remettre en place, mais beaucoup moins doucement dans son exaspération. Selon les rumeurs qui courraient auprès des élèves, des marques étranges avaient été repérées dans la bibliothèque, dans les rayons, mais il n’était pas clair s’il s’agissait des étagères ou des livres eux-mêmes. Jusqu’à présent, dans tous les cas, les chevaliers n’avaient trouvé que des gribouillis et de l’usure ordinaire. C’est pour ça qu’elle avait décidé d’amener Tullio avec elle, cette fois, dans l’espoir que ses yeux magiques détectent quelque chose que les autres avaient pu manquer. C’était aussi une excuse parfaite pour qu’ils se parlent enfin… Mais pas trop fort.

Obstinée dans son travail, elle répète l’opération avec les trois prochains livres qui semblent en mauvais état, sans beaucoup plus de succès qu’avec le premier. Dans le silence persistant, Victoria se sent un peu mal à l’aise, comme c’est souvent le cas depuis leur dernière escapade en Italie, mais elle prend son courage à deux mains pour croiser le fer avec la quiétude qu’elle coupe avec un murmure affuté : « Es- tu encore fâché contre moi ? ». Elle avait eu l’impression que les choses s’étaient améliorées jusqu’à récemment, avant de rechuter dans les derniers jours… Ou peut-être était-il, tout simplement, complètement gavé de cette mission ridicule.  Comme elle l’était elle-même, et comme l’étaient tous ceux à qui elle avait eu la chance d’en parler.  

Un moment s’écoule entre eux. C’était quelques secondes à peine, mais sa perception l’allongeait de façon insupportable. Elle avait l’air concentrée dans son inspection, nonchalante à ce qu’il faisait de son côté, alors qu’en vérité, elle attendait ses paroles avec beaucoup plus d’attention qu’elle accordait aux ennuyeux bouquins. Même en étant en mission ensemble et en logeant au sein du même condominium le temps de l’accomplir, ils s’étaient peu parlé. C’était d’autant plus aliénant de l’avoir si près et si loin alors qu’ils étaient d’ordinaire si proches, pour ne pas dire fusionnels.  Elle savait que la visite familiale imprévue avait été un sale coup envers lui, mais, en son sens, pas assez pour ruiner à ce point leur relation. Peut-être y avait-il quelque chose d’autre…

Rien d’évident en tout cas ; pas plus que de traces susceptibles de faire avancer leur satanée mission. Elle ne le lui dira probablement pas, et certainement pas avec l'état actuel de leur relation, mais elle avait besoin de lui... Surtout en ce moment ; les funérailles d'Olivia approchaient et la rendaient à fleur de peau et insuportablement seule. La frustration combinée de ses deux situations lui donnait envie autant de se crier un chemin jusqu’à la démence, jusqu’à la douleur, que de rire jusqu’à en être ivre et ne plus rien sentir du tout.

Invariablement, il n'avait pas su lui dire non. Tullio n'avait jamais pu lui refuser quoique ce soit, ou en tout cas jamais avec suffisamment d'énergie, et manifestement les choses n'avaient pas changé malgré le changement qui s'était opéré dans leur relation.

Depuis qu'elle l'avait emmené en Italie, c'était compliqué. Il avait tout d'abord été furieux contre elle. Il le lui avait fait comprendre, d'ailleurs, déjà dans la voiture qui devait les ramener à Turin. Au moins une fois après ça et, depuis, il était moins enclin à discuter avec elle qu'il n'avait pu l'être auparavant.
La mission n'avait pas aidé à améliorer les choses, parce qu'il était venu uniquement pour elle, parce que cette mission était chiante au possible et parce qu'il avait l'impression de ne servir à rien.
Le fait d'entendre toute une classe d'élèves chuchoter au sujet de la nouvelle prof de français et du nouveau prof de musique à moitié nu qui auraient été aperçus dans la cour se dissimulant derrière un arbre n'avait pas aidé non plus.

"Je sais pas si fâché c'est le mot."

Répondit vaguement le consultant, entre deux livres qu'il feuilletait rapidement, parce qu'il n'était plus vraiment en colère. Pas directement contre elle, en tout cas. En fait si, un peu, mais il était surtout blessé.

"Il paraît que tu t'entends bien avec le prof de musique? Le blond, là. Thorne."

Bien s'entendre mon cul ouais. Il ne s'était pas attendu à ce que ce soit si douloureux de se faire envoyer sur les roses. Il n'avait jamais réellement cru, jamais réellement espéré avoir une chance. Toria avait toujours été trop bien pour lui, hors d'atteinte et c'était pour ça qu'il n'avait jamais rien tenté. Jamais rien affirmé à voix haute, parce que la réponse était évidente.
Ça n'était pas réciproque. Ça ne l'avait été, ça ne le serait sans doute jamais.
Pourtant elle s'était sentie obligée de le repousser, et vertement avec ça.

"Tu sais."

Commence Tullio, en tirant un dictionnaire de l'étagère pour commencer à en faire tourner les pages.

"Je suis un grand garçon. J'aurais pu comprendre sans que tu sois aussi…"

Sa phrase s'interrompt, parce qu'il ne sait pas comment dire les choses.

"T'avais pas besoin d'être méchante. Je sais bien que si j'avais pas mes yeux je t'intéresserais pas. Et si t'as besoin que je dégage pour faire la place pour quelqu'un d'autre, t'as pas besoin d'essayer de me faire fuir, t'as juste à le dire."

Il termine, sans même hausser le ton, mais fourre le dictionnaire entre ses voisins d'un geste peu délicat qui en dit plus long que n'importe laquelle de ses intonations.

Fouiller les étagères de livres

Des rangées de livres se suivent infiniment comme autant d'aventures impossibles, de rêves et de mots oubliés.  

Vous avez fouillé les étagères de livres  :

Quand vous essayez de le replacer, le dictionnaire rencontre un obstacle. En l'agitant en peu, puis en le retirant à nouveau, vous découvrez qu'un objet était coincé au fond de la bibliothèque.

Le fragment était tenus entre deux livres et tombe par terre à vos pieds.

Tullio répond, mais pas du tout sur le sujet qui l'inquietait.

- Le prof de musss’ …Oh, Cy ? Dit-elle distraitement, avec l’écho d’un gloussement enamouré au creux de la gorge. Oui, quand même...

Le silence suspendu entre eux aurait aussi bien pu hurler. Aussi, elle l’examine avec une incertitude qui grandit devant les traits crispés qui creusaient son visage. Ses sourcils haussés le questionnent et accompagnent ses propres observations : incompréhension, supposition, incrédulité, conclusion ; Tullio était jaloux. Il avait dû entendre les rumeurs, comme l’entièreté de l’école d’ailleurs, mais c’était étrange de penser qu’il pourrait y croire – c’est vrai qu’ils n’avaient pas beaucoup parlé ensemble depuis cet incident – ou qu’il en soit dérangé – après tout, elle avait eu d’autres amours, et des vrais, qui ne l’avaient pas affecté à ce point. Elle ouvre la bouche, prête à expliquer que les rumeurs étaient fausses, et que Monsieur Thorne, qui fait partie de l’ordre, notons-le,  ne semble pas être très intéressé envers elle de toute façon. Toutefois, Tullio reprend la parole avant elle. La surprise est évidente sur son visage et Victoria le contemple sans comprendre de quoi il parle.

- Tu… Tu penses que j’ai voulu t’amener voir ta famille pour que tu partes ?

C’est la seule hypothèse plausible qui lui vint en tête. Mais en disant cela, sa voix se brise dans la gorge, de même que quelque chose dans sa poitrine.  

- Tullio, ce n’est pas du tout ça, je …

Elle est coupée par le claquement du dictionnaire sur l’étagère, puis du roulement d’un objet étranger. Son souffle saute dans sa poitrine en une brusque inspiration et elle ramasse le morceau avec minutie, en faisant très attention de ne pas se couper dessus.

- Tullio ! C’est un fragment comme celui que j’ai trouvé avec Cy ! S’exclame-t-elle joyeusement tout en sortant son téléphone pour le prendre en photo. Photo qu’elle envoie d’ailleurs au blond avec un court message – « Un de plus ! » – accompagné d’un petit cœur.

Toria lui demande s'il pense qu'elle a voulu lui faire voir sa famille pour qu'il s'en aille. La vérité, c'était que Tullio n'en savait rien. Il n'en savait rien mais les choses avaient l'air de bien s'enchaîner. Il retrouvait sa mère, supposément pour pouvoir faire la paix avec elle et son passé. Pour pouvoir, d'après elle, laisser tout ça derrière lui.
Puis, dans la voiture, elle lui avait fait comprendre qu'il n'aurait jamais la moindre chance avec elle.
Et maintenant elle roucoulait en prononçant le prénom d'un type.

Si ça n'était pas ça, ça y ressemblait drôlement.

La chute de quelque chose, quand il avait essayé de remettre le dictionnaire, les avait interrompus alors qu'elle essayait de lui dire que ce n'était pas du tout ça. Il recula d'un pas pour la laisser se pencher et ramasser ce qui ressemblait à un morceau de poterie.

"Content de savoir que vous faites pas que roucouler."

Maugréa Tullio, sans se soucier d'être audible ou pas. Il rangea le dictionnaire avec un peu plus de douceur, serrant les dents quand, du coin de l'œil, il aperçut un cœur sur l'écran du téléphone de la chevalière.

"Du coup c'est bon, on a terminé? J'peux y aller?"

Demanda-t-il, en fourrant les mains dans les poches de son jeans. Il n'avait pas franchement envie de continuer leur conversation.

"En tout cas t'inquiète pas, quand on rentre de la mission j'prend mes affaires et je laisse la place à Cy. Maintenant que j'peux laisser mon passé derrière moi et que j'suis officiellement consultant j'suis plus obligé de t'emmerder. J'ai un job, j'peux faire ma vie et te foutre la paix."

Victoria écoute son monologue avec une sensibilité décroissante. Comme en Italie, elle était fâchée à son tour, mais cette fois-ci, elle avait assez raison de l’être.  Pendant quelques instants de contemplation, elle fait tourner le fragment entre ses doigts, ainsi que sa langue dans sa bouche. Une réponse s’impose dans sa tête, ou plutôt plusieurs réponses, avec des commentaires et des reproches qui avaient le potentiel de faire vraiment mal. Sa mâchoire se serre et elle lève les yeux sur lui alors que ses pupilles se rétractent dans la lumière artificielle.    

- Mais est-ce que tu me connais ?

Commence-t-elle, sa voix doucereuse et tranchante à la fois. C’était formulé comme une question, mais la finalité dans sa voix sous-entendait clairement une seule réponse.  

- On va mettre quelque chose au clair : si je voulais que tu sortes de l’appartement, je te l’aurais dit et on en aurait parlé comme des adultes.  Ensuite, je ne sais pas dans quelle réalité tu vis, mais je ne suis pas du genre à me poser dans une petite vie familiale, donc il n’est pas question de faire de la place pour quelqu’un, et certainement pas pour Cy Thorne...

Ni pour pour Lillian, ni pour Parker, ni pour personne d'autre, aussi intenses et différentes soient ses relations avec eux. Vraiment, de toute personne de laquelle s’inquiéter, Tullio était à côté de la plaque. Cy était seulement son collègue, qu’elle aimait taquiner, certes, et qu’elle pourrait peut-être apprendre à apprécier davantage avec le temps… Mais ils n’en étaient pas là. Et quand bien même ça aurait été le cas, Victoria ne pouvait pas croire que Tullio ose définir leur relation à partir des autres. Ça n’avait juste rien à voir. Elle n’y croyait tout simplement pas, et ça se lisait sur son visage. Ses yeux étaient plissés, son nez retroussé, comme si elle cherchait à comprendre une logique qui lui puait au nez ; il était jaloux et elle trouvait cela aussi nauséabond qu’invraisemblable.

Jusque-là, elle avait les bras croisés. En reprenant la parole, toutefois, elle agite les mains, pour désigner sa tête et pointer ses épaules avec toute l’intention de le prendre et de le secouer, toutefois sans jamais le toucher. De la même façon, ses murmures, sans jamais monter de volume, auraient tout aussi bien pu être des cris.  

- Le seul endroit d’où je veux que tu sortes, c’est de ta propre petite tête. Je t’ai amené voir ta mère parce que j’ai perdu la mienne, et, oui, je sais maintenant que ce n’était pas une bonne idée. Mais pour le reste, c’est toi : c’est toi qui es jaloux, toi qui se fais des films et toi qui es convaincu que c’est la réalité… Et que l’image que tu as de moi est la réalité. J’ai des nouvelles pour toi : chez nous, c’est chez toi autant que chez moi, alors si tu pars, c’est ta décision et que tu n’oses pas me mettre ça sur le dos. Et puis pour toute cette histoire de rejet…

Elle prend une pause, les yeux fermés, les inspirations coupantes et les expirations contrôlées comme si elle essayait de faire sortir toute la frustration par son système respiratoire plutôt que dans ses paroles.

- Je ne t’ai jamais rejeté parce que tu n’as jamais fait un pas dans cette direction. Si tu me connaissais un peu, tu saurais à quel point la ligne entre amitié, intimité et amour est floue pour moi. Et tu serais en pleine désillusion de penser que je serais une bonne compagne de vie… Mais si tu comprends ça, que tu te purges de ta maudite jalousie dégueulasse et que tu trouves les couilles de m’approcher... On en reparlera.  

Tullio ne répond pas à la question, se contentant de froncer les sourcils quand la chevalière lui demande s'il la connaît. Il avait envie de répondre que oui, au moins un peu, mais elle n'aurait pas demandé si elle n'avait pas considéré que non. Alors il écoute, même s'il a envie de tourner les talons.

Il reste silencieux quand elle lui explique que si elle avait voulu le voir partir, elle le lui aurait dit clairement et que la vie familiale ça n'était pas son truc.
Bon, d'accord, ça lui avait semblé étrange comme façon de procéder. La chevalière ne l'avait pas habitué à ça. Mais ça s'enchaînait pourtant parfaitement?

Le geste de Toria lui fait retirer ses mains de ses poches, et il ne peut freiner un léger mouvement de recul. Il était persuadé qu'elle l'aurait secoué comme un cocotier s'ils n'étaient pas dans une bibliothèque et, en bon imbécile qu'il était, il se serait laissé faire.

S'il avait toujours considéré, depuis leur déménagement, qu'il se trouvait chez lui dans l'appartement de maman Machiavel, c'était la première fois qu'il l'entendait de la bouche de la chevalière.
Et ça n'était pas rien.

La suite, en revanche, lui fit prendre une grande inspiration pour ne pas la couper, parce que ça l'obligerait à hausser le ton, ce qu'il ne voulait et ne pouvait pas faire.

"Alors déjà si j'avais voulu une bonne compagne de vie, comme tu dis, toujours prête à me laver mes chaussettes et à m'attendre avec le dîner sur la table j'aurais essayé de choper Danaé mais même si je l'adore, elle m'intéresse absolument pas."

Siffla-t-il en se forçant, lui aussi, à s'interrompre le temps de respirer.

"Et ensuite quand bien même t'aurais pas été très claire dans la bagnole, parce que moi je t'aurais présentée à ma famille si j'avais encore eut des contacts avec, ne serais-ce qu'en tant qu'amie, tu m'as bien regardé?"

Tullio rabattit ses mains vers lui pour se désigner, avant de faire un grand geste vers le reste de la pièce pour la désigner à son tour.

"On trouve des gens mieux que moi par paquets de cent. Rien que dans la mission je peux te trouver une dizaine de belles gueules mieux gaulées que moi, plus intelligents que moi et qui ont pas un passif de junkie, alors pourquoi est-ce que toi ou n'importe qui d'autre s'emmerderait avec quelqu'un comme moi, hein?"

Son bras retomba le long de son flanc, et Tullio secoua la tête.

"J'tente pas les missions suicide. J'sais bien que j'tiens pas la comparaison."

Sans vraiment y mettre des mots précis, leur conversation commençait à prendre des allures d’aveux explicites. Comme Tullio l’avait passablement enterrée jusqu’ici, c’est elle qui avait ramené cette possibilité à la surface, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir un soudain sentiment d’anticipation. Pour elle, il fallait que ça vienne tout seul, de façon organique et sans aucun besoin de poser des questions ou des étiquettes. Quand le tout devenait trop sérieux et dramatique, se déclenchait en elle un mécanisme de fuite émotionnelle, de détachement et de lassitude.  Ce n’est pas parce que c’est lui en particulier qu’elle éprouve soudainement l’envie de faire marche arrière sur toutes les implications en lien avec leur relation, en contrepartie, c’est seulement parce que c’est lui qu’elle y résiste continue le dialogue.  

La frustration commence à peser lourd sur son front, alors elle pince et masse l’arche entre ses yeux fermés le temps qu’il termine son tour de parole.

- C’est bon, t’as fini ? Déjà, essaye la confiance en toi, c’est beaucoup plus attirant ; se dégrader verbalement, pas tellement. Ensuite… Merde, tu m’as déjà entendu parler de mon père ? Ou même juste mentionné qu’il existe ou qu’on a une bonne relation ? Ou une relation tout court ?  

Elle se souvient finalement du moment dans la bagnole dont il parlait et qui avait causé toute cette situation. Elle avait été sèche dans son irritation, c’est vrai,  mais en vérité, ça ne lui était absolument pas venu en tête jusque-là parce que pour elle ça avait été des paroles en l’air. Est-ce qu’elle avait voulu le repousser en disant qu’elle ne lui présenterait pas son père ? C’est vrai, dans les faits, mais pas dans l’idée de le chasser. Elle ne s’en souvenait même plus ; Victoria était particulièrement douée pour mettre sous clé les mauvais souvenirs et les malaises, et les heures passées en voiture vers Turin en faisaient certainement partie.  

- Tullio, j’ai pas vu mon père depuis presque trois ans et je pense que la seule fois que je lui ai parlé, c’était pour de la paperasse. Je le déteste, il me déteste, et oui, bon, il te détesterait aussi, mais on s’en fout. Adolescente, je me serais fait un plaisir de te ramener à la maison juste pour le faire chier, mais en tant qu’adulte, j’ai pas cette immaturité ou cette énergie. Si tu veux vraiment le rencontrer, par contre, je te file son numéro et tu le feras tout seul comme un grand, d’autant que ça ne me concerne pas… En contrepartie, je t’aurais certainement présenté à ma mère… Sauf qu’elle est morte… Supposément. À la place, je t’ai invité à vivre chez elle ; je ne sais pas ce que tu veux que je fasse de plus.

Ce qu’elle aimerait faire de plus, par contre, c’est de trouver plus d’indices et finir la mission, et pas seulement parce que c’est une échappatoire émotionnelle facile dans la présente situation.

Essayer la confiance en soi. Ça n'était pas une question de confiance en lui, c'était une question qu'il n'avait même pas obtenu son brevet alors que n'importe lequel des chevaliers devait au moins avoir terminé le lycée. Et qu'il était taillé comme une crevette, accessoirement. Ça n'aidait pas.

En revanche la mention de son père lui fit se mordre l'intérieur des joues. C'était vrai qu'elle ne lui en avait jamais parlé. Mais lui non plus n'avait jamais évoqué sa famille, et pourtant il n'avait jamais imaginé que les choses se passeraient si mal.

Les pièces du puzzle se mettaient en place, lentement, et Tullio avait de plus en plus honte au fur et à mesure qu'il comprenait que tout ça partait d'une incompréhension, parce qu'il n'avait pas été foutu de se dire que peut-être que s'énerver un bon coup contre Toria serait une meilleur idée que de maugréer dans son coin.

Que peut-être s'exprimer une bonne fois pour toutes sur ce qu'il ressentait, quitte à prendre un râteau, aurait été une bonne chose.

"Me laisser t'offrir un verre?"

Glissa le consultant, quand la chevalière lui demanda ce qu'il voulait qu'elle fasse de plus.

"Je…"

Commença Tullio, se passant les mains sur le visage puis dans les cheveux, tirant légèrement dessus.

"J'ai été con. Vraiment très, très con. J'aurais dû venir t'en parler au lieu de laisser ça m'ronger pour rien. J'te présente mes excuses, Toria."

Continua-t-il, fourrant ses mains dans ses poches avant d'en dégager une pour se frotter la nuque.

"Et j'sais bien que c'est pas avec un verre que j'vais me faire pardonner mais… J'sais pas quoi faire d'autre."

Tullio se sent très mal et ça se voit dans son expression faciale, dans ses gestes et dans ses hésitations. La satisfaction se lève comme le soleil après une longue nuit de tension et l’ombre d’un sourire grimpe aux coins des lèvres de Victoria. Soudainement, sans qu’elle le veuille, elle est remplie d’un sentiment comparable à du plaisir de le voir réaliser son tort et de justement s’en culpabiliser. Ce ravissement malsain est toutefois obombré quand il s’excuse avec une maturité émotionnelle qui ne lui ressemblait pas et qu’elle se sent, à son tour, habitée par une grande puérilité inconfortable.  

Elle aurait dû lui demander pardon également, à la place de quoi elle hoche la tête pour lui accorder le sien, sans plus.  

- Un verre serait déjà bien, oui… Mais pas au bar de l’hôtel s’il te plait... Ils servent que de la merde.

Dit-elle avec un ton de moquerie et de connivence.  Elle s’approche jusqu’à coller son front sur son épaule pour une étreinte chaste, brisant la barrière physique qui s’était progressivement dressée entre eux dans les dernières semaines.  

- À part ça, t’as juste besoin d’arrêter de t’apitoyer sur ton sort et de me regarder comme un chien battu… En gros, de retrouver l’équilibre qu’on avait avant… Et je pense qu’on va être bons.

Son téléphone, qui était toujours dans sa main, vibre doucement et l’écran s’illumine. Monsieur Thorne vient de lui répondre: « Noté. Cessez vos cœurs » de la plus impersonnelle des façon et Victoria pouffe de rire avant de montrer le texto à Tullio.

- Mais pour en revenir à la jalousie… J’insiste sur le fait que c’est moche, surtout quand elle n’a absolument aucune raison d’être.

Elle s’empresse de répondre un « <3<3<3 è__é » pour embêter le blond, amusée en l’imaginant grommeler et rouler des yeux en bon grognon qu’il était. Victoria fait cela avec cet air mutin dont Tullio avait souvent lui-même été la victime et qui ne témoignait rien de plus que son besoin compulsif de s’amuser aux dépens des autres.  Une réponse vient immédiatement : « Cessez » et Victoria s’esclaffe à nouveau avant de reprendre son téléphone, juste alors qu’il vibre à nouveau. Elle est agréablement surprise de recevoir ce nouveau message… Qui est une photo, en fait. Sur le cliché, Nàtt a une oreille dressée et un sourire de chien adorable qui fait glousser Victoria avec tendresse et adoration.  Elle se cache bien de montrer à Tullio que Cy commence à lui envoyer des photos de son animal ; en fait, elle range l’appareil dans sa poche.  

- On peut continuer à chercher des indices. Il y a peut-être d’autres fragments cachés ici. Fit-elle finalement, son ton clairement plus joyeux qu’il ne l’eût été depuis un bon moment en sa compagnie.

"Ouais, je sais."

Ricane Tullio, avant de poser une main sur le biceps de la chevalière quand elle vient appuyer sa tête contre son épaule. Il la relâche dès qu'elle s'écarte, presque soulagé que le contact prenne fin, avant d'hocher la tête quand elle lui donne des pistes sur ce qu'il peut faire. Son premier réflexe quand le téléphone vibre et que Toria le lève est de détourner les yeux mais son attention est irrémédiablement attirée quand elle le brandit vers lui.
Ok, d'accord, il est absolument pas intéressé. Il ne peut, d'ailleurs, s'empêcher de rire un peu en s'imaginant la détresse du chevalier quand elle se jouait de lui comme ça.

"J'peux pas t'promettre que j'vais réussir à m'en débarrasser complètement. Mais j'te promet que j'vais essayer."

Répond le consultant, ignorant le fait que ses joues se sont remises à chauffer quand Toria a ramené sa jalousie sur le terrain. Comme elle ne brandit plus son téléphone quand il vibre, Tullio fait attention à détourner les yeux pour ne pas avoir une vue plongeante sur l'écran. Ce qu'elle envoie et ce qu'elle reçoit ne regarde qu'elle, même si ce n'est pas l'envie de fureter qui manque.

"Ouais, on aurait l'air cons si on déclare avoir fouillé la bibliothèque et que quelqu'un trouve autre chose dedans."

Acquiesce-t-il, sans pouvoir s'empêcher de sourire un peu. Il reprend donc sa fouille méthodique, s'emparant du livre voisin au dictionnaire de tout à l'heure. Le silence retombe donc entre eux, plus confortable que précédemment, et pourtant Tullio n'arrive pas à se détendre.
Je lui en parle, ou…? Il secoue la tête, soupire en feuilletant un des trop nombreux ouvrages entreposés. Il valait sans doute mieux qu'il se taise. Ils venaient tout juste de faire la paix, ça n'était pas le moment. Et puis de toute façon, qu'est-ce que ça y changerait?
C'était arrivé, et maintenant il fallait qu'il oublie.
Qu'il se concentre sur la mission pour qu'ils puissent rentrer et retrouver leur routine.[/i][/i]