Je tourne une dernière fois dans mes draps tièdes mais le sommeil m'a définitivement fui. Dehors, le jour s'habille de belles couleurs. Il y a un moment déjà, je crois avoir entendu la porte d'entrée. Sûrement V. pour ses exercices matinaux. Je soupire. Bientôt, moi aussi je me lèverais tôt et le programme annoncé ne me laisserait plus trop l'occasion de faire des grasses matinées. J'aurais aimé profiter de ce répit post-River Stone mais pré-entraînement mais je suis trop excitée à l'idée d'être à Old Fyre. Depuis que nous sommes arrivés, je m'endors tard et me réveille tôt sans ressentir la moindre fatigue au cours de mes journées. Allez, finis de traîner. Je m'étire et m'extirpe du lit.

La chambre dont j'ai pris possession me plaît. Bien sûr, pour l'instant, elle ne me ressemble pas trop mais ça viendra. J'en apprécie déjà l'ambiance cosy, bien plus agréable que celle de la chambre d'hôtel où j'ai dormi ces derniers mois. Elle donne sur le salon et est attenante à une petite salle d'eau que je partage plus ou moins avec Tullio. Et j'ai une fenêtre. En fin de journée, lorsque le soleil commence à se coucher et transporte avec lui cette odeur particulière, j'aime ouvrir la grande fenêtre du balcon et celle de ma chambre pour créer un courant d'air. Lorsque nous sommes arrivés, c'est la première chose que j'ai faite, histoire d'éventer l'odeur un peu poussiéreuse qui régnait dans ma chambre, jusqu'alors utilisée plutôt à des fins de stockage. Depuis, c'est un peu mon rituel, je commence toujours ma journée fenêtre ouverte pour apprécier la brise matinale, quitte à frissonner.

Je passe un tee-shirt ample et long et quitte ma chambre. J'entends doucement le bruit de la douche me parvenir de la salle de bain qui jointe la chambre de V. Elle n'est pas rentrée depuis si longtemps que ça en fin de compte, j'ai somnolé, perdant un peu la notion du temps. Dans le salon, la télé murmure des messes basses. Une touffe de cheveux bleus en bataille s'étale sur le canapé. Tullio a dû s'endormir devant en rentrant du travail. J'avance jusqu'au poste et l'éteins, avant de découvrir en me retournant le triste spectacle que m'offre mon frère. Des cernes noirs sous des yeux mi-clos, il trône au milieu de plusieurs bouteilles de bière vides, une dernière encore piégée entre ses doigts. Je pensais, assez naïvement, que travailler dans un bar, ce serait comme travailler dans une chocolaterie, écœurant envers la matière première, mais manifestement, ça me fonctionnait pas ainsi pour Tullio.

Je mets la bouilloire en marche pour me préparer une infusion au citron et en parallèle, fouille les placards à la recherche d'une cafetière à l'italienne, pressentant que ce serait peut-être nécessaire au bon réveil du frangin. Malgré toutes mes précautions, une légère rumeur emplit bientôt l'appartement, mais Tullio ne bouge pas pour autant. Je ne sais pas trop quoi faire : est-ce que je dois le réveiller pour qu'il aille récupérer et cuver dans sa chambre, étant donné qu'il n'a clairement pas dormi suffisamment, ou dois-je le laisser ronfler sur le canapé comme un bienheureux au risque de le réveiller ? Je choisis la deuxième option dans le doute mais me lance tout de même à la chasse aux bouteilles vides, histoire d'y voir un peu plus clair.

Le soleil levant grimpe sur le mur à travers les lattes horizontales qui habillent la fenêtre. Il est tôt et Victoria n’a pas envie de se lever, alors elle regarde cette lumière matinale danser à côté d’elle. Dehors, les oiseaux joyeux la narguent et elle finit par se trainer jusqu’à la salle de bain adjacente pour se rafraichir avant son entrainement.  

Pendant son service à River Stone High, le sport matinal n’avait pas toujours été possible ; Victoria s’était forcée, au début de l’année, mais avait bien vite abandonné à mesure que le travail devenait invivable. Bien sûr, elle devait maintenant reprendre ses bonnes habitudes, de préférence avant de demander à ses deux colocataires de faire la même chose. Ainsi, elle émerge habillée, avec son sac et part rapidement pour courir à jeun.

En tournant vers l’entrée, son œil capte la lumière de la télé, ainsi que le haut de tête de Tullio qui semble endormi. Ça, ce n’est pas normal, se dit-elle, Tullio n’a pas dormi dans le salon depuis… Longtemps. Au final, elle se dit que Lillian a dû l’épuiser au boulot, et comme il dort, elle préfère ne pas le déranger pour le moment. Elle le réveillera à son retour, s’il ne se lève pas par lui-même d’ici là.

Au dojo, Victoria s’échauffe, isole ses muscles, puis échange quelques droites avec un collègue. C’est seulement sur la piste de course qu’elle ressent vraiment son inactivité des dernières semaines, alors que l’air se brule un chemin dans sa gorge et qu’elle rentre avec une petite toux d’épuisement. Quand elle passe le seuil de la porte de l’appartement, elle est courbée, trempée de sueur et se sent poisseuse, mais au moins la douche n’en est que meilleure. L’eau froide est vivifiante et lui redonne du tonus, puis, la crème mentholée qu’elle masse sur ses muscles endoloris la réchauffe et la fait relaxer.

Son ventre vibre et l’odeur du café remplit ses narines appréciatives, sauf que Tullio est toujours sur le canapé et ne donne absolument pas l’air d’avoir bougé. Intriguée, elle s’approche, seulement pour voir les bières vides, ainsi que les yeux entrouverts qui fixaient le vide. Un long frisson parcours son dos, parce que pendant un instant, il ressemble non pas à son Tullio, mais au junkie qui avait débarqué chez elle quelques années plus tôt.  

- Tullio ?

Une main se glisse doucement sur son épaule et des yeux soucieux coulent sur son visage endormi.

 Elle soutient son regard pour voir avec soulagement que si ses yeux étaient un peu bouffis, ils n’étaient pas éjectés de sang, flous ou dilatés.

- Je vais appeler Quentin ce soir.

Lui souffle-t-elle tandis qu’il se rend vers la cuisine. Elle parle doucement, mais elle est furieuse. Si c’est elle qui était tombée sur Anya, la créature se serait fait trainer jusque chez elle par les cheveux. C’est aussi pour cette raison qu’elle n’appelle pas immédiatement son collègue, préférant attendre quelques heures et être capable de parler calmement au téléphone plutôt que de se fâcher et de se mettre à hurler.  

Son ventre gronde et les odeurs émanant de la cuisine l’appellent, mais elle reste derrière pour replacer un peu le salon, ainsi que son humeur. Elle range donc les sous-verres dans leur socle et replace les coussins, ainsi que le plaid, sur le canapé. Il resterait encore à laver le dessus de la table basse, mais ça pouvait attendre à après leur petit déjeuner.

- Écoute ta sœur ! Lance-t-elle du salon, quand elle entend de loin la jeune fille lui dire que la bière n’était pas un aliment nutritif convenable. Victoria avait d’autant plus le droit de supporter son conseil maintenant qu’elle avait elle-même grandement diminué sa consommation d’alcool.

Elle est agréablement surprise de voir Elana arriver avec son plateau de nourriture et lui sourit avant de croiser son regard défiant et d’entendre ses paroles.  Un sourcil se dresse sur son front en réaction au ton de la petite et elle glousse vaguement, avec le coin d’une lèvre se soulève avec incrédulité.

- Ce n’est pas mon histoire à raconter, et ce ne sont pas des histoires de famille tout court.

Répond-elle, évasive, le ton presque sarcastique. En même temps, ses épaules ses haussent avec une certaine nonchalance, mais un éclat aiguisé dans ses yeux exigeaient qu’elle abandonne son questionnement.

Derrière Elana, Tullio émerge et Victoria le toise avec une magnanimité silencieuse, lui laissant le choix quant à s’il voulait expliquer la situation à Elana et quels détails il lui donnerait.  

Sous les effets de la crème mentholée, ses muscles chauds relaxent jusqu’à somnoler. Ainsi, Victoria s’affaisse sur le sofa pour mieux s’affaler vers l’endorphine qui folâtre dans ses veines.

Devant elle, les deux Cavaleri interagissent. Elana approche, Tullio se hérisse, tous deux se froncent et se rétractent, et, comme devant deux chats qui établissent leurs limites selon des règles qui leurs sont propres, Victoria reste contemplative, à la fois vaguement fascinée et vaguement nonchalante. Pour l’instant, c’est encore Tullio qui domine, même si Elana ne semble pas vraiment satisfaite par cet ordre des choses. Victoria sent déjà que la petite va rapidement grandir et devancer son frère sur l’échelle du caractère, d’autant plus vite du moment qu’elle l’inviterait à suivre ses propres traces.

Pour l’instant, en sirotant son café chaud, Victoria trônait paisiblement en les surplombant de beaucoup plus haut, sans grandes inquiétudes concernant sa position au sommet de la hiérarchie familiale.

Les odeurs de la nourriture devant elle la font saliver plus que jamais, et, sans attendre que les deux autres s’installent enfin, elle commence lentement à manger son repas. C’est donc avec une fourchette dans la bouche qu’elle lève les yeux vers Elana quand celle-ci lui demande quand commenceront les entrainements.

- Quand tu veux Trésor.

Dit-elle finalement, après avoir avalé sa bouchée.

- Je pars à 7h demain matin. Si c'est ce que tu veux... Sois prête et suis-moi.

Souffle-t-elle doucement contre le rebord de sa tasse de café fumant. Elle lève ensuite les yeux vers son frère pour lui indiquer que ça le concernait également.

- Mais une fois qu’on commence, il n’y a pas de retour en arrière.

Termine-t-elle, avec pour ponctuation finale le roulement malin d’un rire léger comme des bulles.