Je prends le briquet tendu et j’offre en échange ce que j’ai de plus pertinent sur le moment : un sourire de remerciement.

- Salut Blue.

Comment est-ce que je pourrais oublier son visage alors que j’essaie de me souvenir de tous ceux de mes collègues ? Et puis il a les cheveux bleus. Un visage plutôt mignon. C’est difficile à oublier, ce genre de choses, même quand le propriétaire des avantages a passé une soirée entière à essayer de ne pas me regarder les seins.
Certains des étudiants nous regardent, je le sais. Ils doivent se demander qui est cette personne inconnue taillant le bout de gras avec leur surveillant, si je vais les dénoncer, si j’ai le droit d’être là. La réponse aux deux dernières questions est “non”, celle à la première…

- On est amis.

Je dis ça à l’adolescent qui a l’air d’être plus malin que les autres, un grand échalas aux cheveux noirs qui fait presque bien celui qui observe la flamme de mon briquet plutôt que moi.

- Dis-leur, Blue. Je ne vais pas vous balancer…

J’agite un peu ma cigarette -je n’aime pas spécialement ça mais j’ai été jeune et rebelle moi aussi, je sais fumer- pour qu’ils comprennent tous que les dénoncer aux autorités voudrait dire me dénoncer au passage. Je ne suis pas assez stupide pour ça, ils doivent bien s’en rendre compte.
Grand Ténébreux a l’air de bien saisir l’idée en tout cas, il décide de m’ignorer pour recommencer à parler devoirs avec une autre jeune personne. Je me reconcentre sur Tullio dans un effort pour renforcer mon image d’adulte en qui on peut avoir confiance. Ce sera utile pour parler avec les ados. Enfin, c’est le plan. Au pire je me mettrais à leur raconter mes propres bêtises de jeunesse pour gagner des points.

- Tu t’es bien remis de la soirée ?

Oh non, je ne suis pas mieux. Je suis même certainement une bien pire personne mais ce ne sont pas les affaires de Blue que mes petits travers de jeunesse. J’ai appris à dissimuler mes traces depuis que j’ai A.J., à cacher ma propension à faire des bêtises. Et puis j’ai appris à m’assagir aussi. Je ne suis même pas un quart de qui j’étais dans mon adolescence maintenant que j’ai une famille et que je fais partie de l’Ordre.

- Oh oui, ça a été. J’ai pris un litre d’eau pétillante avant d’aller me coucher…

Je prends une bouffée de nicotine et je la recrache haut dans le ciel en riant. Les volutes de fumée sont jolies. Elle s’entortillent comme des serpents ou comme l’écume dans les trous d’eau. Avec le ciel bleu derrière, avec un peu de soleil, c’est parfaitement hypnotisant.
Je reste donc le nez en l’air pour parler, et je suis du regard la disparition de ma trace dans l’air.

- … J’avais presque pas mal au crâne en me réveillant. C’est la meilleure technique pour éviter la gueule de bois.

Je ris encore, sachant que c’est parfaitement faux. La meilleure technique c’est de ne pas boire, tout simplement, mais une soirée détente et champagne sans champagne aurait été assez mensongère. Je ne suis pas du genre à promettre quelque chose puis à offrir de la boisson pour enfants ensuite.
Objectivement, je sais aussi que sans le lubrifiant social de l’alcool, personne n’aurait discuté avec son voisin. Mes collègues sont trop peu sociables, c’est ce que je retiens de mes années dans l’Ordre : ils sont courageux, forts, intelligents, mais souvent totalement asociaux ou timides ou simplement habitués à être de preux Chevaliers solitaires parcourant le monde. Bref, tout sauf des personnes capables de se détendre pour une soirée spa.

- Du coup comme je n’ai pas mal et que je m’ennuyais, je me suis dit que je pouvais venir rencontrer du monde.

Soudain, le ciel ne m’intéresse plus. Je me fixe plutôt dans le bleu des yeux de Tullio, j’essaie de lui faire comprendre ce que je veux dire sans avoir besoin de le dire vraiment.
Il faut qu’il comprenne.
Il faut qu’il m’aide un peu.

- Discuter un peu. Partager des potins. Et fumer aussi.