Poc-poc, fait ma main sur la porte. C’est discret mais ce n’est pas effacé, c’est pressant mais pas urgent, c’est un tapotement très maîtrisé que j’offre à mon Lieutenant. Comme toujours. Je fais de mon mieux devant Tamar, c’est comme ça que les choses marchent lorsqu’on veut avancer dans un carrière : il faut respecter l’autorité et bien présenter. C’est pour ça, les coups calibrés contre le bois. C’est pour ça, la robe un peu plus discrète qu’à l’accoutumée, sobrement bordeau et à col haut.

- Oui madame.

Comme demandé, j’entre. Et je referme la porte derrière moi. Et je ne vais pas m’étaler sur un fauteuil mais j’avance jusqu’au bureau pour me placer au repos en attente de plus d’informations. Il y a des dossiers sur le sol maintenant et si je faisais l’effort, je pourrais essayer de les lire. Je n’ai pas envie. Ca ferait mauvais genre.

- S’il vous plait, oui.

Oui, je la vouvoie. Un jour lorsque je vivais encore avec mes parents, mon père m’a dit de toujours vouvoyer ceux qui peuvent quelque chose pour toi et ceux qui peuvent te détruire d’un claquement de doigts. Depuis je vouvoie les Lieutenants, ma grand-mère paternelle, et c’est à peu près tout. Et Tamar. Surtout Tamar, parce qu’elle est mon Lieutenant et qu’elle m’a sauvé la vie, deux choses importantes à mes yeux.
Je ne propose pas de l’aider pour le café par contre. Il ne faut pas abuser : la personne qui propose la boisson se tape sa fabrication, c’est la loi. Je me contente de m’assurer qu’il y a bien un endroit où poser les tasses sans avoir à les mettre sur un bibelot magique quelconque et ça s’arrête là.

- Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

J’aimerais bien savoir. Est-ce que c’est une convocation de routine, est-ce que c’est une mission, est-ce que je vais me faire taper sur les doigts ? Ce serait possible. Je crois que la fée que j’ai viré de mon jardin à coups de serpillère il y a deux semaines n’a pas très bien pris la chose, peut-être qu’elle était importante. Ou pas. On va bien voir.

Elle pose le café, moi je tend directement la main pour le noyer dans le sucre et la crème avec un hochement de tête pour dire merci. Je n’aime pas beaucoup l’amertume d’un bon arabica, je ne vais pas me pâmer sur celle d’une boisson faite par-dessus la jambe par ma supérieure. Autant adoucir la tasse avec la moitié du contenu de son petit panier à additifs pour faire passer le tout. Première gorgée, je teste le mélange… Ca va. C’est chaud, lacté, bourré de goût de sucre. C’est tout ce que je demande pour l’instant.
Je m'assois donc, avec la tasse dans les mains. Je croise les jambes. Et je hoche la tête pour répondre à sa question. Bien sûr que je veux une promotion. Je veux monter en grade, me faire un nom, assurer la postérité pour moi et ma descendance sur les dizaines de générations à venir. Je veux faire pâlir d’envie les vieilles familles de l’Ordre lorsque les Saint-Just leur auront piqué la place.
Je veux tout. Le pouvoir, la gloire, un nom que tout le monde reconnaîtra.
Donc je veux sa mission.

- J’écoute.

Enfin, je lis. Le dossier qu’elle pose devant moi est échangé avec la tasse, je m’enfonce dans mon siège pour en dévorer chaque ligne. En silence. Je me concentre, je prend des notes dans ma tête.
Des sirènes coulant des navires. En Angleterre ? Je ne peux pas réprimer le rictus méprisant sur mes lèvres. Je n’aime pas beaucoup les eaux froides et je n’ai pas d’affection pour le Commonwealth. Ca part mal entre moi et la mission.

- Est-ce qu’on sait combien de victimes ont fait les sirènes ? Ou est-ce que ce n’était que les bateaux ?

Peu probable que ce soit juste des créatures marines qui se prennent de passion pour les colis Amazon traversant la Manche, mais sait-on jamais… Peut-être qu’elles veulent juste de nouvelles paires de chaussures et pas noyer des marins.

- Autre question, est-ce que l’Ordre nous fournit le bateau pour les rapatrier ? Si oui, je ne veux pas de bâtiment de pêche. C’est affreux à manœuvrer.

Oui, j’ai déjà essayé. Non, ça ne m’a pas fait très plaisir. Et puis franchement, un chalutier pour pêcher de la sirène, ce serait ridicule. Offensant, même.

- Troisième question : quand est-ce qu’on part ?

Et celle-là, je la pose avec un sourire enthousiaste depuis derrière le dossier. Bien sûr que Tamar peut compter sur moi, elle l’a toujours pu : à l’instant où elle a attrapé ma main pour m’empêcher de couler, elle a gagné ma loyauté. Je la suivrais aveuglément dans le palais des sirènes si elle le demandait.
Et pas juste parce que les sirènes en question ont la réputation d’être canons.

J’ai le droit de choisir le bâteau ? Mon visage s’illumine à cette nouvelle et je rêve soudain à un navire pirate, ou peut-être un voilier de course : quelque chose de racé et de rapide, d’amusant, d’affriolant. L’idée même de pouvoir parcourir le pont d’un beau bâtiment me fait des choses absolument partout.

- Demain matin, je serais là.

- - -

Je m’amuse rarement plus que lorsque je suis en mer. L’air chargé d’iode, les embruns sur ma peau, le soleil qui frappe sur mes cheveux et le roulement des vagues sous mes pieds, c’est à ça que j'appartient. C’est ce qui fait battre mon coeur. Je crois que l’équipage l’a immédiatement compris. Aucun de mes ordres est ignoré : elles ont toutes à cœur de travailler au mieux pour que le ketch avance à vive allure, les Chevalières qui nous accompagnent.
Je sais que j’aurais pu prendre un navire à moteur, bien sûr… Mais le charme de la voile a eu raison de moi. Ce n’est pas comme si nous étions limités aux moyens normaux de déplacement non plus : un sort ici, un objet rituel là, et ce bâtiment est devenu plus rapide que n’importe quel bâteau de course d’un simple coup de pouce magique.
Et avec de la chance, les sirènes ne se sentiront pas de couler un si beau navire.

- Comment allez-vous Tamar ?

Sous mes pieds nus, le bois du pont ne grince pas alors que je me rapproche innocemment de ma supérieure. Mes cheveux, par contre, claquent au vent comme un drapeau pris dans une tempête lorsque je me penche au-dessus des vagues.

- Le mal de mer finit par disparaître au bout de quelques jours, ne vous en faites pas.

Mon sourire n’est pas moqueur, non : il est doux, il est parental. Je ne sais pas ce que fait ce mal mais j’ai vu bien assez de personnes en souffrir pour comprendre que ce n’est pas un moment agréable pour eux.

- Vous faites bien de rester sur le pont. On m’a dit que ça aide. On m’a aussi dit qu’on ne devrait plus être très loin des côtes anglaises. Il paraît que leurs falaises sont mémorables.

Je les désapprouve elles aussi. Vraiment, quelle côte digne de ce nom n’a pas de plages de sable doré à perte de vue ?

- J’ai passé toute ma vie en mer mais je n’ai jamais croisé de sirènes. Et vous ?

Le ton est celui d’une conversation légère mais je fais preuve de beaucoup de sérieux. Je veux savoir si ma supérieure sait ce que nous allons chercher, si elle pourra m’être d’une grande aide ou si je vais devoir faire de mon mieux sans ses atouts.

Ah, le sarcasme ! Fantastique, si elle a l’énergie de faire du mauvais esprit c’est qu’elle ne va pas si mal, comme dirait mon père. Je me permets de sourire discrètement à la réponse de Tamar. Je la laisse aussi vider ce qu’elle a à décharger dans l’eau, bien sûr. Je ne suis pas du genre à tenir les cheveux mais je ne suis pas non plus aveugle à son état. Je peux bien laisser son estomac finir de se vider tranquillement.
Ses informations sur les sirènes sont bien maigres. Je m’attendais à un peu plus de détails, des pistes sur comment les aborder, ce qu’il faut et ne faut pas faire, et je n’ai rien de tout ça. Ca me renfrogne. Mon sourire disparait, mes bras se croisent sous ma poitrine et je vise du regard la ligne d’horizon quelques instants pour trouver mes mots avant de lui répondre.

- Je vais faire des recherches.

Je n’ai pas accès à beaucoup sur le bateau mais grâce au miracle de la technologie, je n’ai pas à m’en faire. Il y a déjà des plans qui se déroulent dans ma tête : je vais appeler tel et tel membre de l’Ordre, faire jouer des relations. Je vais envoyer chercher des informations auprès des anciens. Je vais me pencher sur les histoires du folklore et voir ce qu’on pourra en tirer.
Je vais faire plein de choses, ou en tout cas je voudrais les faire, mais je n’ai pas le temps.

L’une des membres d’équipage vient nous informer qu’une des sirènes aurait été blessée et Tamar cravache métaphoriquement le navire en réponse à ce développement imprévu. Son changement de maintien est parfaitement fascinant, comme si le fait d’avoir des ordres à  donner avait chassé son mal de mer, alors je la regarde donner des ordres sans bouger pendant quelques temps. J’observe ses mouvements sur le pont, sa manière d’apostropher les Chevaliers qui lambinent, son regard.
Moi aussi un jour, j’aurais toute cette autorité.
Mais je n’ai pas le temps de rêver à un futur glorieux, pas si je veux qu’il arrive justement. Je finis donc par me diriger vers la proue du navire pour me pencher par dessus, une main accrochée au bastingage et l’autre comme une visière sur mes yeux pour les protéger des embruns, et je guette ce qui pourrait être les signes d’une attaque de sirènes.

Je ne vois rien d’abord. Il n’y a que l’océan et nous, le vent glacial et le bruit des vagues que nous fendons.
Puis il y a un premier objet flottant, que je signale d’un cri. Il y en a un autre encore, et toujours plus. Je sens sans avoir besoin de le voir que nous nous rapprochons d’eaux plus dangereuses. Que si nous continuons aussi vite, nous allons abîmer le bâtiment.
Je descends donc de mon perchoir et je fonce ventre à terre vers Tamar à qui j’attrape le bras. Il faut qu’elle m’écoute.

- Nous devons ralentir, il va y avoir un accident si nous continuons aussi vite. Faites arrêter le navire, Tamar, et prenons la barque pour rejoindre le naufrage.

Mes mots sont pressés par l’urgence, ma voix plus grave que d’habitude.

- Ca ne servira à rien d’arriver devant une sirène blessée à la nage, n’est-ce pas ?

Ses insinuations me vexent, manquent de me faire dire des choses que je ne devrais pas éructer devant une supérieure, alors je fais ce que j’ai appris à A.J. : je pince mes lèvres et je compte jusqu’à dix dans ma tête. A la fin du décompte ce qui me vient est un peu plus poli.

- Tous les plans d’eau ne sont pas les mêmes et il n’y a pas de sirène autour de chez moi. Je sais tout sur les Ponaturi et les vagues du Pacifique, pas sur les thons anglais.

Et puis c’est qui l’officier expérimenté ici ? Ce n’est pas moi ! C’est pas mon travail de faire toute la préparation, que je sache. Je ne le dis pas, bien sûr, mais Tamar vient de perdre des points dans mon estime. Le manque de professionnalisme n'est pas un trait de caractère que j’apprécie. Je sais, c'est étonnant.

Heureusement que je n’ai pas le temps de confire dans mon mauvais esprit. Il y a vite trop à faire, trop à analyser, trop d’action pour que je puisse ronchonner dans ma propre tête. Comme un coup de balais mental l’adrénaline nettoie tout, ne laissant plus que l'instinct de milliers d’heures en mer me guider.
J’apprécie ce genre de moments.
Non. Je les adore, ces minutes où je ne fais qu’un avec la Mer, où je l’entends murmurer à mes oreilles dans les embruns et les craquements du gréement. Ce sont autant de mots d’amour qui se glissent jusqu’à mes oreilles, de baisers humides sur mon front, sa main dans la mienne lorsque nous descendons dans la barque et que je trempe mes doigts dans l’eau salée.
Elle est froide, ici. Elle est plus lourde, presque paresseuse, et je rêve d’enlever mes vêtements pour la rejoindre.

Puis je ne rêve plus : je le fais.
La barque s’agite comme un cheval effrayé et moi je déboutonne ma chemise, je dégrafe ma jupe, je baisse mes jupons.

- Elles ne vous entendront pas depuis la surface !

Tout en apostrophant Tamar, je lui lance mon soutien-gorge pour qu’elle le garde. Je ne vais pas mettre en péril des dessous en dentelle, hors de question de plonger avec !

- Si je ne remonte pas, venez me chercher.

Et avec cette seule instruction et sans le moindre vêtement, je plonge sous les flots déchaînés à la rencontre de ce qui les agite.

La première chose que je vois lorsque je me remets du choc du froid, ce sont des nageoires caudales multicolores. Il y en a des vertes, des bleues, du gris de ciel d’orange comme du noir de nuit. Puis il y a des femmes qui nagent autour de moi, leurs visages rendus flous par l’eau et les vagues. Je les pense curieuses mais elles ne s’approchent pas, alors je m’immobilise en battant des jambes avec aise, et je tends les mains dans leur direction avec un geste d’ouverture. Je ne peux pas parler, bien sûr, il faudra se contenter de ça.
Et j’espère que ça leur suffira à comprendre que nous ne sommes pas là pour leur faire du mal. Tout comme j’espère que l’on ne viendra pas me rejoindre avant que j’ai pu établir une connexion avec elles.