Des formes, des couleurs, des visages et des gestes : sur l'itinéraire, on en croise beaucoup et chacun fait pétiller, dans les grands yeux gris de Viviann, une curiosité absorbante. Ayant tout nouvellement développé la capacité de bouger son cou à sa guise, la petite en profite autant qu'elle peut et suit chaque mouvement qui capte son attention, chaque objet ou personne qui s'approche de son champ de vision avant de mieux les regarder s'éclipse dans la distance.

Victoria, elle, sourit pleine d'une chaleur aveugle, ses dents blanches et brillantes exposées comme un bouclier dressé pour faire face à ces regards indiscrets qui suivent immanquablement son entrée au quartier général, puis dans la bibliothèque au cœur de cette dernière. C'est que les bébés ne courent pas les rues, à Old Fyre, et aussi parce que peu de gens savaient même que Victoria avait été enceinte de Viviann pour commencer.

— Mais oui, ça brille, répond Victoria, chantante, à sa fille qui gazouille joyeusement en essayant de happer la sangle du sac à main d'une passante avec ses petites mains habiles de raton laveur.

Un soupire d'aise hume sa bonne humeur, enfin, quand elle pose la petite - bien installée dans son siège portatif - directement sur la table de travail à laquelle elle trouve Ollie installée et en apparent effort de concentration.

— Bonjour toi, vient-elle glousser contre sa joue qu'elle embrasse vite au passage en ajoutant: « je reviens dans une minute » avant de s'éclipser sans plus d'explications.

Ça lui en prend plutôt quinze, voire vingt, avant qu'elle ne revienne avec les bras chargés d'un paquet emballé et de quelques livres qui portaient tous le sceau des archives les moins accessibles au commun des chevaliers de l'Ordre. En théorie, elle n'aurait pas été censée les sortir de l'autre pièce; en pratique, elle s'en fout, surtout que ça lui revient un peu de droit.

— J'ai décidé que mon congé de maternité avait assez duré, pose-t-elle en même temps que sa charge. Il lui en restait encore pour trois mois, mais Victoria n'en pouvait plus d'être chez elle, seule avec sa petite, alors qu'il y avait des tas de recherches qu'elle pouvait effectuer ici tout en la gardant en sécurité près d'elle.

Olivia était tranquillement assise sur un des bancs inconfortables de la bilbiothèque, avec, comme d'habitude, plusieurs piles de livres éparpillés autour d'elle. Certains étaient ouverts, d'autres recouverts de feuilles de notes. Et pile devant elle, un grand grimoire où elle s'appliquait à recopier diverses recettes d'onguents ou de sorts guérisseurs, des descriptions de bestioles plus ou moins hideuses qui causaient tel mal ou soignaient tel autre.
Ses cheveux avaient été ramenés en un chignon branlant et désordonné afin de ne pas l'ennuyer en lui tombant devant les yeux, son t-shirt trop grand lui tombait sur une épaule, une jambe était ramenée sous ses fesses. Vue de l'extérieur elle avait tout d'une adolescente dégingandée, mais elle ne s'en rendait pas compte : la seule chose qui aurait pu la distraire de ses fastidieuses recherches aurait été une attaque massive du QG, ce qui avait peu de chances d'arriver.

Elle sursauta donc quand Victoria laisser glisser un baiser sur sa joue, et leva les yeux vers ceux de la Chevalière qui avait l'air parfaitement épanouie dans son nouvelle rôle de mère. Elle la salua également, mais la phrase se mua en grognement mécontent lorsqu'elle comprit que Toria avait l'intention de disparaître dans les rayonnages en lui laissant la garde du bébé qui gigotait bruyamment dans son siège. Quel culot ! Victoria savait qu'elle n'était jamais contre une session de babysitting et qu'elle adorait Viviann, mais là c'était trop ! Elle venait ici pour bosser en paix, pas pour surveiller un mini-humain geignard.

Les longues minutes qu'elle passa seule avec la progéniture de son amante (ou ex-amante, elle n'en avait aucune idée) furent une véritable torture. Elle s'évertuait à retrouver une concentration suffisante pour ne laisser passer aucune information et achever sa to-do-list de la journée, sans pour autant y parvenir. Viviann ne cessait de gazouiller, essayait d'attraper ses feuilles de notes et Ollie avait même dû céder et lui donner une page vierge afin qu'elle puisse se distraire, l'enfant menaçant d'éclater en sanglots. Une véritable torture !

Quand Toria revint enfin, elle accueillit sa boutade avec un grognement mécontent :

- Tu ne pouvait pas te trouver une baby-sitter ? La bibliothèque c'est pas un lieu vraiment adapté...

Elle se doutait que cette remarque ne serait pas forcément appréciée mais elle s'en fichait un peu. Elle adorait Viviann et sa mère le savait, mais elle l'adorait en dehors de ses heures de recherches. Et en voyant l'italienne glousser, elle savait qu'elle n'avait fait mouche et regretta un instant de ne pas avoir mieux choisi ses paroles afin de réellement l'irriter.

Ollie est déjà toute tendue, toute irritée, et Victoria s’esclaffe gentiment - comme toujours - de sa mauvaise humeur.

— J’aurais pu, en effet, énonce-t-elle, aisément.

C’est qu’on se bouscule presque pour la garder, sa fille, sauf que si Victoria a l’intention de revenir au travail à temps plein, ce n’est pas pour devenir maman à temps partiel. Au contraire, la chevalière a toute l’intention de garder Viviann auprès d’elle aussi souvent que possible, pour autant qu’elle puisse assurer sa sécurité. Et la petite dérangerait qui, de toute façon? Il n’y avait personne ici à part elles; Victoria ne doute aucunement de la capacité d’Ollie à les ignorer. Après tout, elle avait de la pratique.

Victoria revenue, l’enfant est maintenant calme, hormis pour quelques gazouillis auquel sa mère répond par un gloussement plein d’amour. Nour a raison : elle affiche déjà leur sourire héréditaire, ses grands yeux courbés d’une curiosité souriante et sa bouche heureuse, ouverte béante sur ses gencives presque nues. Presque parce qu’il y a quand même deux petites dents qui commencent à percer. C’est pour ça que Victoria lui sort justement un jouet mou à mordiller qui l’occupera pour plusieurs minutes. De son côté, ça lui donne amplement le temps d’étaler les livres et les parchemins dans un ordre logique pour ses recherches.

Ce n’est qu’après qu’elle ouvre, avec des gants et une minutie infinie, le paquet mystérieux. À l’intérieur, il y a un objet rond... qui ne ressemble en rien à la description inscrite sur la fiche technique: ce n’était, manifestement, pas le bon artéfact.

Avec moins de délicatesse, de sa main libre - l'autre tient toujours la sphère inconnue - Victoria tourne et retourne l'emballage pour vérifier l’identification, avant de trouver plutôt, attaché en dedans, une note qui la fait s’exclamer de confusion.

À bientôt mes chéries

Momentanément figée de stupeur, elle ne réagit même pas quand Vivi échappe son jouet en chignant sa frustration. Ce n’est que quand elle pousse un semblant de sanglot que Toria le lui ramasse distraitement, mettant fin à la crise avant qu’elle ne commence vraiment. En parallèle, c’est le regard d’Ollie qu’elle cherche avec sa propre agitation.

— C’est l’écriture de ma mère, explique-t-elle, presque tremblante, en lui montrant la note, elle a disparu en mission il y quatre ans.

Mes chéries, relit-elle, interdite. Puis, encore une fois, elle retourne le paquet sur lequel est on retrouve deux dates : celle d’aujourd’hui et l’autre,1996.

— Ce truc est scellé depuis 25 ans.

Olivia se replongea dans ses grimoires, livres et autres notes. Juste avant que l’italienne ne revienne, elle avait découvert un passage relativement intéressant concernant les narcoblixes. Il s’agissait d’un très, très ancien écrit laissant sous-entendre qu’il est possible de se prémunir des pouvoirs de ceux-ci. Elle recopia soigneusement la recette sur une feuille volante, et y indiqua également qu’elle devait creuser l’idée, pourquoi pas en la testant ? Il lui faudrait simplement trouver un.e narcoblixe allié.e et quelqu’un prêt à servir de cobaye… Simple comme bonjour, non ? Enfin, elle pouvait toujours rêver…

Remarquant la grande délicatesse avec laquelle Toria manipulait le vieux tissu protégeant Dieu seul savait quoi, elle se mit à l’observer, curieuse. Les artéfacts n’étaient pas censés quitter la réserve, mais Victoria avait une fâcheuse tendance à se contreficher des règles et Ollie n’en avait jamais vu : autant en profiter pour se rincer l’œil ! Quand elle poussa un cri d’étonnement, sa fille laissa tomber le jouet à macher (les gosses ressemblent vraiment aux chiots parfois) qu’Olivia lui rendit tout en questionnant sa mère sur la cause de son agitation et en accrochant son regard.

La réponse ne calma nullement la chevalière, pleine d’incompréhension. L’une des deux dates étant celle d’aujourd’hui, sa découverte visiblement planifiée. Mais était-ce à Toria de la faire, ou était-ce un pur hasard ? Et si Olivia avait demandé que sa fille ouvre ce paquet aujourd’hui… Quel parent est assez tordu pour lancer un jeu de piste, quatre ans après s’être évaporé dans la nature ? Fébrile, elle posa la question de la responsabilité de l’ouverture à son amie, histoire de vérifier si son homonyme était réellement dérangée ou si c'était pure coïncidence.

Olivia imprimait un mouvement de balancelle au maxi-cosy histoire de calmer la petite que l’état de sa mère inquiétait visiblement. Elle essayait aussi de se contenir et de paraître aussi calme que possible, pour ne pas ajouter à la tension ambiante. 25 ans… Donc la mère de Victoria avait scellé ce paquet plus de 10 ans avant sa disparition, tout en annonçant un retour ? Doucement, elle posa sa main sur l’épaule de Toria et lui demanda si elle avait une idée de la mission pendant laquelle sa mère aurait pu la découvrir ou la classer comme artéfact.

C'en était en tout cas fini de sa douce journée d'étude et de compulsion de données. La situation était toute autre et la mettait mal à l'aise. Ollie avait l'impression de ne pas être à sa place, d'être une intruse dans quelque chose qui la dépassait complètement, de participer à une chasse au trésor qui allait forcément avoir une fin tragique et pour laquelle elle n'était pas préparée. Mais son amie avait besoin d'elle, aussi n'exprima-t-elle pas ses craintes et se contenta de rester là, bienveillante et à l'écoute.

— Non... Oui? Non, se confond-elle, avant de préciser, il n’y avait rien de planifié, c’est un hasard.

L’était-ce vraiment? Probablement pas du côté de la matriarche. C’est ce qui émeut autant la fille, interdite, qui continue de contempler la sphère tandis que s’attroupe et se bouscule, dans son esprit, une foule incontrôlée d’hypothèses.

— Et je ne sais pas ce que c’est, dit-elle en parlant de l’objet mystérieux entre ses doigts, mais ce n’est pas sur ça que je comptais travailler aujourd’hui.

Victoria ne sait pas ce que c’est, mais elle commence à lui trouver des similitudes avec un autre qu’elle connait un peu plus... Au moins de façon théorique. Le Chronomètre - l’artéfact légendaire qui permet, dans une certaine mesure, de voyager dans le temps - elle en avait vu des croquis et entendu des récrits lorsqu’elle était adolescente et qu’il était en circulation. Or, ce n’était clairement pas lui: l’objet dans ses mains est plus rond, plus simple, avec moins de boutons... et par ailleurs scellé depuis trop longtemps.

Pour répondre à la question d’Ollie, la chevalière tourne et retourne à nouveau la fiche descriptive. En plus d’être erronée, elle n’est pas très détaillée. Ce n’est rien de très surprenant, ça: Olivia avait toujours été dissipée et peu disposée à remplir des rapports ou des instructions cohérentes. C’est pour ça, même, que l’Ordre avait mis autant de pression sur Victoria pour qu’elle s’enrôle après la disparition de sa mère: parce qu’elle était bien la seule personne au monde à comprendre un tant soit peu le chaos d’artéfacts et de notes laissé par son aïeule.

— Il y a 25 ans... J’avais à peine 5 ans et je venais de commencer l’école, se remémore-t-elle, se parlant plutôt à elle-même, bien que ce soit l’interrogation de son amie qui l’ait conduite vers ce train de pensée. J’étais donc surtout chez mon père, en Italie et Maman voyageait un peu partout, mais elle a passé énormément de temps en Afrique.

C’est vaste, l’Afrique, au moins autant que le sont maintenant ses questionnements intérieures.

— Nour en saura peut-être plus... Ils étaient inséparables à cette époque.

Il faudrait qu’elle lui en parle, assurément. En attendant, elle redépose l’objet dans son écrin avant de glisser celui-ci dans une poche de son sac à langer.

Il n’y a personne dans la bibliothèque pour remarquer cet emprunt des plus interdits, et pas âme assez folle pour s’intéresser au chaos dans l’entrepôt et soulever la disparition d’un paquet mal identifié. Qu’elle, Viviann qui ne parle pas encore... Et Ollie.

— Est-ce que... Victoria la soupèse un instant, une main contemplative posée sur sa bouche, puis attrape les deux siennes pour les serrer et la toiser d’un regard doré, je peux compter sur ta discrétion?

Hagard, c’était définitivement l’adjectif qu’elle pouvait donner au regard de l’italienne. Sa découverte semblait l’avoir beaucoup perturbée, son corps s’agitait et elle pouvait presque voir les rouages de son cerveau tourner à plein régime. La surprise totale se confirma qu’elle l’entendit dire que ce n’était pas l’artéfact qu’elle était censée étudier. Comment était-il alors arrivé là ? Ollie n’en avait absolument aucune idée, peut-être était-ce le genre de mélange fréquent dans les archives de l’Ordre ? Une lueur de curiosité semblait pourtant animer l’esprit de Victoria, comme si elle reconnaissait l’objet dans ses mains sans pour autant en avoir la certitude.

- Il y a 25 ans ?! T’es en train de me dire que ta mère à scellé ça quand tu entrais en petite section tout en te disant au revoir ? Mais tu l’as revue quand elle est rentrée d’Afrique ?

Vivre avec un seul parent… Ollie n’avait aucun mal à imaginer ce que ça devait être, à la différence que l’expérience de Victoria avait probablement été bien plus stable et calme que la sienne. Quoique… Après tout, qui pouvait réellement savoir ce qui se passait derrière la porte fermée d’une maison ? Qu’est-ce que ça doit être étrange aussi, de côtoyer désormais des gens qui ont connus un parent alors que son propre enfant ne le voyait jamais à l’époque… D’un côté on doit avoir envie d’en apprendre toujours plus, de l’autre ça doit être douloureux d’entendre toutes ces expériences de vie alors qu’on aurait peut-être voulu partager ces années avec l’autre… Elle poserait probablement toutes ces questions à Toria un jour, mais ce n’était certainement pas le moment. Viviann gazouillait calmement dans son couffin, nullement perturbée par la réaction de sa mère maintenant qu’elle avait récupéré son jouet à mâchouiller. Ollie se dit qu’elle devrait lui préparer un onguent analgésique comestible pour l’aider à passer la phase de la pousse des ses premières dents. Camomille, belladone, racine de guimauve et clou de girofle pourraient s’avérer efficaces… Elle devrait faire des essais pour trouver une recette au goût agréable pour la petite fille, mais elle verrait cela plus tard. Berçant toujours l’enfant, elle reporta son attention sur la mère.

- Et tu sais comment le contacter ? Où il est ? Je veux dire, s’il est au QG ce sera facile, mais s’il n’y est pas ? Tu vas partir à l’étranger avec la petite ?

Remarquant qu’elle glissait l’objet dans le sac à langer de la petite, Olivia commença à faire les gros yeux. Mais devant l’attitude de son amie, elle ne put pas continuer longtemps. Toria semblait désespérée et aux aguets. Il était impensable pour elle de la trahir, elle la rassura donc sur son silence, et promis que si quelqu’un venait lui demander si elle savait quoi que ce soit, elle nierait. Après tout, qu’est-ce que ça pouvait bien foutre à l’Ordre qu’un artéfact qui prenait la poussière depuis 25 ans et mal répertorié disparaisse ? Ils ne savaient même pas qu’il était là !

Ollie s’exclame et Victoria, ébouriffée de s’être déjà par deux fois attrapé les cheveux à pleines mains, lève sur elle des yeux confus. Elle la regarde ainsi un instant, les sourcils animés par son incompréhension manifeste, avant d’adresser sa question d’une voix prudente.

— Oui, bien sur que je l’ai revue ensuite. Beaucoup, souvent.

Clairement, son amie n’avait pas un portrait très précis de ce qu’avait été leur relation mère-fille et de leur vie ensemble, mais après tout, elles n’en avaient jamais parlé auparavant. Les quelques bribes survenues dans les dernières minutes étaient, quant à elles, pour le moins déconstruites.

— J’étais chez mon père pour la période scolaire, mais avec ma mère le reste du temps, éclaire la jeune femme en se penchant cette fois vers les livres qu’elle avait amenés en même temps que l’artefact, elle m’a trainée partout autour du monde en mission, depuis mon plus jeune âge, même dans des sanctuaires.

C’est bien souvent une histoire de famille, la chevalerie. Il n’y a qu’à voir comment Viviann, à six mois tout juste, joue déjà paisiblement entourée d’objets et de créatures magiques. Il sera dur pour elle, à l’âge adulte, de vivre parmi ceux qui n’y connaissent rien. Ollie, d’ailleurs, est bien placée pour savoir qu’il est impossible ou presque de faire comme si de rien n’était une fois que l’on a conscience de ce qui se cache dans les replis du monde.

— Nous étions très, très proches jusqu’à sa disparition en 2017, continue-t-elle en repoussant le premier ouvrage après en avoir consulté la table des matières, mais après un moment de silence à sillonner le second, Victoria sourit puis glisse le volume dans son sac à son tour.

— Nour ne vit pas à Old Fyre, lui revient-elle avec un décalage, avant d’assurer sans hésitation aucune, mais il viendra si je le lui demande. Et puis ça lui fera du temps avec sa petite-fille, termine-t-elle d’une petite voix plein d’adoration à l’intention de Viviann qui lève ses grands yeux vers elle sans jamais démordre du jouet qui était bien coincé entre ses gencives.

C’est une histoire de famille, la chevalerie, oui, et une qui est d’ailleurs souvent compliquée et très difficile à suivre. Son lien de filiation avec Nour en est un exemple qu’elle ne cache pas, mais ne prend jamais la peine d’expliquer non plus.

Après avoir rapidement ramené les deux autres livres dans leur section, elle revient, visiblement encore agitée, et s’empresse de remettre tous ses effets dans son sac qu'elle passe à son épaule avant de se saisir de la coquille de son enfant.

— Je dois rentrer chez moi, déclare-t-elle en se dirigeant déjà vers la sortie, se retournant au dernier instant pour lui lancer un petit merci pour sa confidentialité.

- Parce que tu crois vraiment que je vais te laisser rentrer seule ?!

Elle l’aurait crié, si elle avait pu. Déjà sur les talons de Victoria, son grimoire dans les bras et une pile de bouquins éparpillés dans son dos. Elle savait pertinemment que la bibliothécaire lui en voudrait. Elle aimait cette femme qui était sincèrement gentille et elle n’avait aucune envie de la contrarier, mais là c’était clairement un cas de force majeure. Elle lui apporterait du thé de sa réserve personnelle en provenance directe de Londres et quelques scones, avec des cupcakes aussi. Et du chocolat, le chocolat devrait achever de l’amadouer. Elle l’espérait, sinon ses recherches allaient être sacrément compromises.

Toria non plus, n’avait pas l’air ravie. Ollie aurait dû s’en douter. Formuler les choses de cette manière n’était pas la plus intelligente des approches. Elle se serait assommée avec son grimoire si elle avait osé.

- Je ne viens pas te surveiller, je me suis mal exprimée… C’est juste que… Tu as cet objet, et tu veux des réponses au sujet de cet objet. Alors je vais t’accompagner, m’occuper de la petite si en as besoin, ou cuisiner un truc. Je veux juste t’aider, te soulager un peu. Et si une fois arrivées chez toi tu sens que tu n’as pas besoin de moi, alors je m’en vais.

Elle espérait vraiment que l’italienne ne la repousserait pas. Cette situation la mettait visiblement d’un une grande émotion, et elle voulait juste s’assurer qu’elle allait bien, simplement aider. Elle s’en voudrait si elle laissait son amie se débattre seule dans un instant pareil.

- Promis !

Elle réitéra cette affirmation en levant les main, signe de paix et d’apaisement. Et intérieurement, elle priait pour qu’elle accepte, malgré un regard qu’elle n’arrivait pas à déchiffrer.

Son pas rapide ne ralentit jamais, pas même quand elle jette un regard confus derrière elle : si Ollie veut la suivre, Victoria ne l’en empêchera pas, ou du moins pas maintenant qu’elles passaient dans la pièce avant où s’afférait la bibliothécaire, et encore moins ensuite dans la rue accésible à tous les occupants d’Old Fyre.

Son appartement n’étant qu’à quelques minutes de marche, elles y arrivent quelques instants plus tard à peine. C’est la première fois qu’Ollie entrera chez elle, réalise vaguement Victoria en déverrouillant la porte qui s’ouvre sur un grand miroir... Ainsi que sur la forme grotesque et rouge d’un phallus en rubis attaché à une statuette posée, là, à la vue de toute personne s’aventurant chez elle. Pour sa part, la chevalière ne le remarque même plus tellement elle y est habituée, surtout pas maintenant qu’elle est préoccupée. Elle sait, cependant, l’effet qu’à bien souvent l’ensemble de son logement sur ses invités: entrer dans l’appartement 420, c’est un peu comme visiter un musée. Dès le vestibule franchi, l’attention ne peut que tomber sur ces vitrines ornées qui longent l’entièreté du côté droit de l’habitation: c’est qu’elles contenaient plus d’artéfacts encore que la collection accessible aux archives communes de l’Ordre! Dans la pièce, il y a également un grand canapé blanc, moderne, qui s’agence étrangement bien à une table à café aussi antique que l’étaient certains objets exposés à droite, ainsi qu’un meuble de télé encastré à même le mur central qui séparait le salon de la cuisine. Les vitrines s’étendent ainsi jusqu’à l’autre côté, vers une salle à manger lumineuse où proliféraient plusieurs plantes exotiques, voire magiques.

Ça, c'était la collection de son colocataire.

— Tullio? L'appelle-t-elle justement, avant de se souvenir qu'il travaillerait à l'Aquarium toute la nuit. Elana, quant à elle, entreprenait sa première vraie mission à l'étranger et ne serait pas là de la semaine.

— Nous sommes seules, lance-t-elle donc en sortant Viviann de sa coquille. Ouvrant la troisième pièce à gauche, elle pose son enfant par terre dans sa chambre colorée, sur son tapis d'éveil, en prenant soin de coincer la porte grande ouverte pour pouvoir garder un oeil sur elle.

— Bon... Tu veux du café? offre-t-elle en lissant ses flancs, comme pour tenter de se remettre en ordre, je pense que je vais avoir besoin de café aujourd'hui. Et de prendre le temps de décompresser, de digérer ce qu'elle venait de trouver. Plus tard, avant de plonger dans les livres, elle appellerait Nour... Mais pas tout de suite, tout simplement parce qu'il devait à peine être 4h du matin en Turquie et que ce ne serait pas très poli de le réveiller en pleine nuit comme ça.

L’appartement de Toria n’était vraiment pas très loin de la bibliothèque. Elles y arrivèrent en quelques minutes à peine et Olivia pénétra dans un kaléidoscope visuel qui la submergea complètement. Une multitude de vitrines et d’étagères recouvertes par un nombre si important d’objets qu’en faire l’inventaire prendrait plus d’une année. Elle ne put s’empêcher de tiquer devant ce qui ressemblait à un godemiché en rubis, et de se demander à quoi cet objet pouvait bien servir.
Elle observa l’immense collection et s’aventura plus loin dans l’appartement, vers la salle à manger. Elle était emplie de plantes toutes plus intéressantes les unes que les autres. Elle en avait déjà vu certaines, mais d’autres n’avaient étés que des dessins dans les pages de livres jaunis. Elle ne pouvait s’empêcher de les regarder et de réfléchir à chaque utilisations auxquelles ces petites merveilles pouvaient servir.

La question de Victoria la ramena dans l’instant présent, et elle revint dans le salon, tout en jetant un coup d’œil à la chambre dans laquelle Viviann jouait sur son tapis d’éveil.

- Je veux bien du café, merci.

Elle savait déjà que son amie vivait avec Tullio, le gentil barman de l’Aquarium, mais il y avait visiblement une troisième personne dans l’appartement. Un ou une autre colocataire qu’elle ne connaissait pas encore.

Ollie s’installa dans le canapé et laissa à nouveau son regard se balader sur les surprenants artéfacts rangés un peu partout, jusqu’à ce qu’une odorante et délicieuse tasse de café apparaisse devant elle. Elle but une gorgée, chaude et pleine d’arômes avec une pointe d’amertume. Elle la savoura, et reporta ensuite son attention sur son amie.

- Alors, tu as des suppositions sur cet objet ?

Elle-même n’avait aucune idée de ce dont il pouvait bien s’agir, mais vu que Toria baignait dans cet univers depuis des année-lumière elle aurait peut-être l’une ou l’autre idée. Et la jeune femme était définitivement curieuse de les entendre.

Sur l’étendue vaste de sa collection, le regard d’Ollie s’aventure et s’égare. Pour calmer l’agitation de Victoria, c’est un petit détour qui survient au bon moment. En effet, la chevalière observe les réactions de son amie avec une certaine satisfaction, un sourire paresseux au coin d’une joue. C’est que c’est l’œuvre de toute une vie qui s’étale sur les murs autour d’elles: celle de sa mère chaotique que Victoria avait reçue en héritage, pêlemêle et dispersé dans des boites, des placards et d’autres endroits improbables, et qu'elle avait mis des années à bien tout remettre en ordre. Ce n’est que plus récemment qu’elle avait commencé, à son tour, à contribuer à la collection, un petit morceau à la fois. En ajoutant les plantes de Tullio - certaines étant rares et magiques - le tout fait de leur appartement une véritable exhibition du monde surnaturel.

En volutes parfumées, les effluves du café dévoilent un soupçon de noisette.

— Oui, répond simplement Victoria à sa question une fois posée au salon. Ollie, manifestement, s’attend à ce qu’elle élabore. Celle-ci prend néanmoins son temps, jetant un œil vers Viviann, sirotant sa tasse encore très chaude et humant l’odeur agréable du breuvage. Quand finalement la chevalière se décide à adresser le sujet en plus de profondeur, elle se lève et va chercher l’objet et le livre dans son sac.

Entre ses doigts, la sphère ressemble indéniablement à l'autre, dessinée là sur les pages du journal ouvert sur la table basse.

— On dirait une version simplifiée du Chronomètre.
Simplifiée et assurément moins puissante, mais clairement similaire.

— La dernière personne a avoir réussi à faire fonctionner celui-là correctement est décédée en 2008... Heureusement, il prenait des notes plus propres et concises que ma mère.

Lesdites notes, écrites d’une calligraphie soignée, s’enlignent sur le papier tout autour de l’illustration technique. Ainsi, Victoria tourne et retourne l’artéfact, identifiant assez aisément une composante analogue à son équivalent dessiné... Et rien d’autre.

Pas parce qu’elles sont trop différentes, mais plutôt... Absentes.

— Il est incomplet, soulève-t-elle, non sans froncer des sourcils, je pense qu’il manque au moins deux morceaux.

C’est qu’il y a, en effet, deux fentes assez faciles à remarquer, creusées dans les flancs de l’objet.

Olivia avala une grande gorgée de café qui avait un arôme de noisette qui adoucissait son amertume. Le liquide était chaud et réconfortant, avec une aura de discussion et de réflexion. Elle observa l’objet plus précisément qu’à la bibliothèque, l’admira presque. Il n’avait rien à envier à certains des artéfacts exposés dans l’appartement. Doré, couvert d’arabesques fines et délicates, elle convenait de sa beauté et de son raffinement, mais n’arrivait pas à établir son utilité.
Quand Victoria évoqua quelque chose de ressemblant appelé le chronomètre, elle ne fut pas plus avancée. Son dada à elle, c’était les plantes et les mixtures, par les objets étranges. Quitte à passer pour une inculte, autant savoir ce dont il s’agissait.

- Et il sert à quoi ce chronomètre ? Je suppose qu’il n’est pas seulement utilisé pour les marathons de l’Ordre ?

Elle jeta un coup d’œil aux notes éparpillées sur la table basse. L’écriture manuscrite était serrée, propre, toute en courbes et s’enroulait autour d’un croquis de l’objet qui se trouvait posé à côté. Tout cela lui rappelait ses propres notes et dessins, et la fit sourire tant la ressemblance entre ses écrits et celui-ci était grande. Le croquis lui aussi était d’une finesse et d’une précision à faire pâlir d’envie le meilleur des naturalistes. Mais, comme Toria venait de lui faire remarquer, il manquait des éléments à l’objet physique, éléments pourtant représentés sur le dessin et visiblement essentiels à son bon fonctionnement.

- Et si c’était cette chose, le fameux chronomètre, et non une copie ?

Ce n’était qu’une idée, une suggestion infondée tout droit sortie de son esprit et ne se basant sur aucune expertise de quelque sorte. Une simple supposition, peut-être un Eureka si elle s’avérait exacte, mais elle n’y croyait pas tant. A vrai dire, elle nageait dans un brouillard épais et, comme c’était souvent le cas avec Victoria, la désagréable sensation de s’être embarquée dans une aventure qu’elle ne souhaitait pas et pour laquelle elle n’était pas formée. Ça devenait presque une habitude, et la jeune femme avait le sentiment que de déplaisant, cela allait devenir enthousiasmant. Une part d’elle se réjouissait, une autre, visiblement plus proche de son instinct de survie, redoutait que cela devienne un plaisir. Une telle appréciation du risque rapprocherait indéniablement la date et l’heure d’une mort douloureuse et peu enviable.

Secouant légèrement la tête pour en faire sortir de telles idées, elle avala une nouvelle gorgée de café refroidi et reporta son attention sur l’artéfact posé devant elles.