Alice au pays des merveilles était entrée dans son monde de cristaux et de géodes en détruisant tout ce qu’il connaissait. Elle était arrivée avec la Vérité ultime sur le sort qu’avait été réservé à son Soleil, laissant le lapin qui courait derrière le temps complètement bouche bée. La petite sorcière rose avait aussi éveillé en lui l’esprit pervers de la Vengeance, mais ce feu qui brûlait maintenant en lui… lui donnait une nouvelle raison d’exister et de vivre sa vie d’immortel. Un seul problème : il était loin d’être assez fort pour vaincre ce nouvel ennemi. Il était encore capable de compter le nombre d’années de sa vie de sorcier sur ses doigts – alors que d’autres sorcières qui l’entouraient avaient vécu plusieurs vies et plusieurs guerres. C’était un bébé sorcier, autant dans son apparence que dans ses pratiques.

Après la visite inattendue d’Alice, le lapin descendit les escaliers qui séparaient son atelier de la boutique ésotérique quatre à quatre dans l’espoir de retrouver Saskia, celle qui avait donné un nouveau sens à sa vie. La boutique était vide à cette heure et tous s’attelaient plutôt au nettoyage de celle-ci : replacer soigneusement les objets, dépoussiérer les livres, vérifier que tous les prix y étaient…

-Madame Saskia, j’aimerais vous parler si possible…

Sa voix était douce, timide. Il avait toujours trouvé la propriétaire intimidante. En apparence, les deux étaient des opposés, deux lignes parallèles qui se suivaient sans pouvoir se toucher. Jihoon était tout en pastels, alors que madame Saskia était sombre et effrayante. Du moins, à ses yeux. Le drôle de duo sortit par la porte de côté qui menait dans une ruelle bien étroite. Autour, il n’y avait que la pierre et les lignes droites architecturales du vieux Bâtiment de Paris.

-J’ai rencontré une drôle de sorcière. Petite, rose, dit-il en mettant sa main face à son torse pour montrer la grandeur de la femme,  mais le plus important…. C’est qu’elle mène une guerre contre les personnes qui ont pris Sun. J’ai besoin de vous… pour m’entrainer.

Les yeux du jeune coréen brillaient d’un espoir enfantin.

Saskia relève les yeux, quand une toute petite voix familière l'interpelle au milieu d'un inventaire à mourir d'ennui, mais hélas nécessaire.

- Ah, Emrys, je suis à toi dans une seconde.

Ce serait mentir, de prétendre que cette distraction n'est pas bienvenue ; mais il y a une gravité inhabituelle chez le jeune homme qui est de nature à attirer l'attention et très vite, ils faufilent leurs silhouettes mal assorties dans l'ombre de la ruelle adjacente. Pressée entre deux immeubles, à peine assez large pour avoir un nom, c'est souvent là que se trament les petits secrets : il y fait souvent trop sombre pour les yeux indiscrets qui pourraient percer aux fenêtres myopes.

- Tiens donc, voilà qui m'est familier. Elle a un nom, cette petite sorcière rose ? Demande Saskia, qui a soudain ouvert tout grand les oreilles et l'esprit, parce qu'il a prononcé des mots qui ne pouvaient que capter toute son attention.

C'est que la menace rôde et frôle sans cesse, mais les pistes restent froides et s'égarent sans cesse, alors une alliée de plus ne peut pas être une chose vaine. Ce qui lui fait de la peine, pourtant, c'est la fierté grave avec laquelle il a parlé d'apprendre à se défendre, et c'est presque celle des enfants qui prennent un fusil pour aller à la guerre. Tellement d'innocence, ça lui brise le cœur d'avance, et même si elle l'a pris sous sa protection sans vraiment jamais le comprendre, Saskia n'aime pas l'idée de voir ses jolies mains se tacher de sang.

Elle oscille du chef, les bras croisés sur la masse bruissante de ses colliers de jais. Sans se cacher, elle le jauge d'un regard, et puis, ses yeux s'infléchissent d'un rien de douceur, presque de pitié.

- Je pourrais te décourager de suivre le même chemin que cette sorcière, mais je suis mal placée pour te dire de ne pas te battre, si c'est que tu souhaites. J'ai donné ma dîme, en mon temps, alors je comprends qu'il te démange maintenant d'aller te frotter à ceux qui ont tué Sun, mais avant de te dire oui ou non, je veux savoir si tu es vraiment conscient de ce à quoi tu t'exposes.

Saskia cherche un peu la délicatesse dans ses mots, puis renonce. La délicatesse, c'est pas son fort, il aurait du demander aux autres, pour ça.

- Ce qu'ils lui ont fait, il le feront à toi aussi, et même pire encore pour pouvoir nous atteindre.

C'est tout ce qu'elle arrive à effacer de la cruauté du réel, c'est presque un crève-coeur de l'opposer à tant d'innocence. Mais qui sait, derrière cette jolie fleur pastel, il y a peut-être bien un courage de guerrier ?

- Es-tu vraiment sûr que c'est ce que tu veux ?

Il veut se venger, c'est certain. Quoi d'autre, enfin ? C'est un carburant idéal pour les plus grosses colères, celles qui dévastent tout. C'est utile, la dévastation. Tu serais cruelle de lui dire non, écoute, écoute, c'est la guerre, après tout.

Il n'y a pas assez de lumière dans la ruelle pour que les ombres se détachent clairement, alors l'Ombre se meut à sa guise, et Saskia la sent tapie juste derrière elle, contre le mur, contre son dos. Le démon sait évidemment de quoi il retourne, ou bien l'imagine ; quoi qu'il en soit, tout ceci l'éveille et lui donne un entrain qu'elle a appris à redouter.

- On a toutes cherché la vengeance, un jour ou l'autre, tu sais, lâche-elle comme un écho à la voix qui lui chuchote à l'oreille. Ça finit rarement bien.

Saskia avait donc rencontré ce petit être rose lors de ses péripéties à Paris. Il ne pouvait s’empêcher de s’amuser en pensant à ces deux êtres totalement opposés.
Lorsque la grande sorcière lui demanda son nom, il fit mine de réfléchir, puis lui tendit son nom d’emprunt.

-Elle se fait appeler Alice.

Le jeune coréen ne put s’empêcher de constater à quel point ce pseudonyme était approprié pour cette femme semblant tout droit sortie d’un conte de fées. Elle était aussi colorée que les fleurs des hibiscus en été et probablement aussi parfumée que celles-ci.

La pitié dans les yeux de l’Hécate des Parisiens lui faisait mal au cœur. Mal à l’aise, Jihoon serra les pans de sa veste-kimono transparente sur son torse couvert d’un t-shirt blanc.

-Je sais ce qu’ils lui ont fait, Saskia.

Sa voix avait perdu sa tendresse et sa délicatesse habituelle. Dans ses mots, il semblait si anormalement  froid et détaché. En rêve, le fantôme de Sun lui était apparu et lui avait tout raconté. Elle avait été torturée et traitée comme un rat de laboratoire avant d’être tuée. Peut-être n’était-ce que son inconscient qui le consolait et qui lui disait d’arrêter de chercher, mais il était convaincu de la véracité de cette apparition.

Ses yeux brillants de biche se levèrent pour soutenir ceux de l’impressionnante prêtresse et ses lèvres se serrèrent en une moue triste, comme s’il renait les larmes de s’échapper de leur prison de chair.

-Je suis prêt à mourir si cela pouvait faire avancer notre cause.

Sa vie d’immortel ne lui servait à rien s’il ne pouvait utiliser son temps pour venger celle qui avait prolongé sa vie par amour.

- Tais-toi, intime-elle d'un ton sec. Ne dis pas ça. Mourir pour une noble cause est quelque chose qui arrive bien trop souvent et ça ne fait guère que des martyrs de plus. Ne fais pas mentir ton nom, l'immortel, ton existence a bien plus d'usage que ne l'aura jamais ta mort.

Si on regarde bien à travers la pénombre de la ruelle, les yeux de Saskia brillent avec férocité, mais aussi avec douleur, comme si elle avait déjà prononcé ces mots bien des fois, et trop souvent en vain. Elle tire une cigarette d'on ne sait où, l'allume d'un claquement de doigts.

- Ce n'est pas une guerre, détrompe-toi. Enfin, pas encore, on ne sait même pas contre qui on se bat : qui ils sont, combien ? On est aveugles, un comble, pour les filles d'Aïsha. On sait qu'ils attaquent les sorcières isolées, qu'ils cherchent quelque chose, mais le reste... Du vent.

Une bouffée de fumée accompagne ses paroles.

- Alors c'est ça dont on a besoin pour le moment. Plus d'yeux, plus d'oreilles. Toi et les jeunes, vous savez mieux que nous comment patauger dans la modernité alors avant d'aller au front, tu vas récolter des informations, et tu vas le faire en restant en sécurité.

Une pause, et puis elle sourit presque, mais l'ombre derrière elle montre les crocs comme un chien qui piaffe et a senti l'appel du sang.

- Tu l'as dit toi-même, tu es encore un enfant et les enfants ne vont pas à la guerre. Enfin, quand le monde tourne à peu près rond, lâche-elle avec un haussement d'épaules. Si tu es encore en contact avec notre rose camarade, peut-être qu'elle a des pistes, mais pour l'heure, une chose à faire serait de trouver le plus de nos sœurs et de nos frères isolés et d'attendre que les assassins se manifestent.

Saskia prend le temps de ménager une pause avant de reprendre.

- Je sais que ça peut être dur pour toi, mais j'ai besoin de savoir ce que Sun leur a dit.

Les mots de la prêtresse étaient secs et irréfutables.

-Ce nom est une malédiction.

Dans son regard, quelques larmes manifestaient de tomber, montrant à quel point il était faible en comparaison. Toutes ces émotions, c’était beaucoup trop pour lui.

Mais Saskia avait raison. Ce n’était pas une guerre – encore, du moins -, mais ça risquait bien de le devenir s’ils n’agissaient pas rapidement. Ils avaient besoin d’informations sur leurs ennemis, afin d’être bien préparés.

Jihoon se poussa un peu pour éviter la fumée, n’appréciant pas particulièrement l’odeur de nicotine que dégageait le bâton addictif.

-Je peux faire ça, oui, dit-il, comme s’il répondait à des ordres.

Le coréen opina du chef. Bien que ses dires lui faisaient mal, elle avait encore une fois raison. Il était trop jeune. Trop inexpérimenté. Une partie de lui voulait aller au front dès maintenant, mais l’autre savait bien qu’il vaudrait mieux se réunir et attendre. Prendre ce temps d’attente pour emmagasiner des forces et grandir en nombre.

Le prénom de Sun tomba des lèvres de Saskia et le corps de Jihoon faillit bien tomber sous l’impact de l’émotion, mais il s’agrippa aux briques qui les entouraient en soupirant.

-Quand elle m’est apparue… elle a eu le temps de me dire peu de choses. Mais la sorcière rose a son journal, peut-être qu’on pourrait avoir plus d’informations ainsi?

Dans tous les cas, il comptait bien récupérer le journal de sa douce.

-Une fois la nuit tombée… on peut aussi tenter une séance et essayer de la contacter.