Il ne faut pas la laisser sans surveillance.
C’est un des piliers du monde, au même niveau que “il ne faut pas mettre la main dans le feu” et “il faut se nourrir pour survivre” : il ne faut pas la laisser sans surveillance. Pas un instant. Il suffit de cligner des yeux, de se laisser distraire une malheureuse seconde, et elle disparaît comme si jamais elle n’avait été là.
Comme un feu-follet jaune et rose, elle se faufille entre les jambes, elle saute de marche en marche avec une vivacité enfantine. Dix, vingt, cent, elle ne compte même plus à quel point elle grimpe les escaliers et elle n’entend pas le gémissement de terreur qui vient à son chaperon laissé tout en bas, deux paquets de sucreries dans les mains. Un rire lui échappe lorsqu’elle se glisse entre deux arches pour s’échapper de la rivière de touristes et de prieurs pour se trouver plus seule sur le terrain inégal qui entoure la montée. Le pauvre Chevalier chargé de la garder se tire les cheveux.

Ca sent les gens, la forêt, et l’encens hors des torii. Encore elle rit, remarquant un daruma en équilibre précaire dans un arbre. Si seulement il avait un ami pour lui tenir compagnie là-haut, ils seraient si adorables ! Elle lui en descendra un, promet-elle dans sa tête à la sculpture rouge de bonhomme moustachu.
Et puis la revoilà distraite ailleurs, oubliant son vœu pour courir entre les arbres. Les grelots dans sa queue de cheval rythment sa montée jusqu’au temple puis se taisent, perdus dans une glissade semi-contrôlée entre deux petits autels. L’éclair criard devenu silencieux ne s’arrête pas pour autant et bientôt elle arrive au sommet.

Ses bottes sont boueuses. Ses cheveux sont un chaos blond et bleu autour de son visage rougi par l’effort. Son sourire s’étale tellement grand qu’il lui mange toute la face, lui dévore les yeux, lui noie les coeur et les poumons.

“C’est trooooop beau.”

Elle lève les yeux, cherchant un endroit où prendre une photo. Le téléphone est déjà dans ses mains. Elle est prête.
Elle lève l’appareil.
Tiens, étrange sensation.
Elle s’arrête, le nez levé, absorbée par l’odeur de fumée. Quelle en est la source ? C’est plus haut, c’est plus loin, alors elle s’en approche jusqu’à voir les yeux d’or dans la fumée. Drôle de créature que voilà. Le long de sa colonne trop courte elle sent un frisson, le hérissement de poils fantômes comme d’autres sentent des douleurs dans un membre qui n’existe plus.

“Salut.”

Dans la plus grande indifférence des humains autour d’elle, elle s’adresse à la chose carnassière avec une curiosité débordante et un brin absurde. Il n’y a qu’une enfant capable de se défendre contre tout ce qui pourrait lui en vouloir pour faire face à l’apparition soupirante avec autant d’aplomb.

“Qu’est-ce que tu es, toi ?”

La voilà qui commence à chercher un moyen de monter jusqu’à l’étrange bête. Et voici même qu’elle s’accroche à un bout de mur, comme si de rien n’était, et qu’elle tire de toute la force de ses bras pour se hisser.

“Attends, j’arrive ! Bouge pas !”

Va-t-elle tomber ? Peu probable. Encore quelque chose qu’elle sait, sans quoi elle ne serait pas en train d’imiter un criquet escaladant les murs.

Avec détermination. Avec enthousiasme. Avec un agilité de petit singe et une force d’immense lion, elle grimpe le pilier.
Et personne ne la voit, personne ne lève les yeux pour crier parce qu’une adolescente se prend pour une araignée. Pour la première fois dans sa vie, elle est invisible malgré ses vêtements multicolores. Même la toux qui la prend une fois arrivée à destination, lorsque la drôle de bête fume comme un tas de cendres particulièrement agressif, ne suffit pas à alerter le moindre adulte.
La voilà, alors. Elle est là, en équilibre précaire, ses grands yeux clairs baignés de larmes et sa gorge qui la gratte, et elle ne semble pas décidée à tomber. Elle écoute. Elle fronce les sourcils, se concentre, pour une fois assez fascinée par quelque chose pour ne pas babiller par dessus les mots de l’autre.

“Ça ?”

Elle réfléchit, pondère.
Et elle se décide.

“Mais c’est nul comme nom.”

Le jugement est tombé, sec comme un coup de trique, scellé dans une grimace déçue. Le nom n’est pas à la hauteur du spectacle son et lumières de la drôle de chose et maintenant elle trouve son nouveau jouet beaucoup moins amusant, quoi qu’encore intrigant.
L’idée de révérer l’étrange bête lui semble bizarre mais ce doit être comme les adultes, une manière de dire qu’il faut obéir à ses ordres pas drôles. Comme les autres adultes, elle ignore donc cette proposition de soumission à l’autorité et y oppose son attitude de bulldozer en rébellion adolescente.

“Je pense que tu ferais un bon Dylan.”

La question est passée tellement au-dessus de sa tête que ce doit être en orbite que se trouvent les mots de Ça. Et elle penche la tête, se concentre si fort, pour répondre à côté de la plaque. Elle fait de son mieux. Vraiment.

“Ou peut-être… Sushi ? Non c’est pas très très… Très. Est-ce que tu es un renard ? Orange. Orange c’est un bon nom pour un renard. Oh nooon je sais je sais ! Attends… !”

Ses bras s’écartent, ses mains s’agitent. La grande révélation se rapproche et elle ne peut pas s’empêcher de rire à son propre génie avant de -tadah !- présenter sa conclusion qui ne souffre d’aucune discussion. Ça est :

“ROUKY !”

Ca ne sent plus le feu et les prières : ça sent la mer et la campagne à la fois, un mélange trop soudain et trop imprévu qui lui hérisse tous les poils du dos. Un coin de son esprit tremblotte, crisse. Tu t’en approches. Tu pousses dessus pour mesurer la résistance que t’oppose ta cage.
Pas encore.
Elle s’ébroue, le regard lointain qui rate totalement le miracle. Elle inspire longuement. Expire encore plus longtemps comme pour se calmer, intelligente qu’elle est. Encore une fois elle respire avec intention, les yeux fermés maintenant. Une troisième pour la route. Elle rate la chute d’agrumes qui n’aurait pas manqué de la faire rire si elle était un tout petit peu plus concentrée sur les petits miracles plutôt qu’être auto-centrée.

Enfin elle se sent stable, sur son pilier à plusieurs mètres du sol sans équipement de sécurité, et elle regarde en bas.

“UN RENARD !”

Le gloussement qui suit est sur une fréquence qui pourrait briser du verre.
C’est qu’elle n’a jamais vu de vrai renard de près et ils sont toujours si adorables sur les vidéos d’internet, elle ne peut s’empêcher de réagir comme ce qu’elle est : une jeune fille avec une sérieuse faiblesse pour les choses mignonnes. Et un compte Instagram qui ne pourra que profiter d’un selfie avec Rouky.

“Attends je desceeeend !”

Aussitôt dit, aussitôt fait. Elle retombe de son perchoir avec autant d’aplomb que lors de sa montée, glissant le long du pilier comme si ce n’était qu’une barre de pompier. Un touriste auprès duquel elle atterrit fait un bond de côté, semblant découvrir sa présence qu’au moment où elle retrouve le plancher des vaches.

“Bonjour !”

Le pauvre homme se détourne en prétendant ne pas l’avoir entendue et se presse vers la sortie. Outrée par le manque de politesse elle lui tire la langue et marmonne une malédiction nulle dans le même souffle, quelque chose à base de gros orteil et de Lego.
Puis elle volte sur ses talons pour faire face à Rouky… Pour qui elle n’a pas de réponse. Uh.

“Je ne sais pas.”

Manifestement dépitée, elle pose ses fesses au sol, tend ses doigts en direction du renard qui-est-Ça.

“Je l’ai pas croisé en chemin. Comment t’as fait pour changer de face ?”

Changement de pensée plus rapide que l’éclair.

“Tu veux qu’on cherche Rox ?”

Encore un éclat de réflexion qui l’amène ailleurs.

“Est-ce que tu es magique ?”