Olivia se rendait au lieu de rendez-vous qu’avait choisi Lev. Elle le connaissait un peu, ils s’étaient déjà rencontrés lors du solstice. La jeune femme frissonna à l’évocation de cette soirée peu commune, mais peut-être était-ce dû au temps glacial qui régnait à Londres ce jour-là.

Elle se dirigeait vers un parc dont les parterres herbeux étaient couverts de givre, une fine pellicule blanche qui, doublée des apparitions inattendues de créatures magiques, conférait à l’endroit peu fréquenté une aura irréelle qui semblait parfaitement appropriée à la situation. De ce qu’elle avait compris, le jeune homme travaillait au service informatique du QG, sans pour autant y vivre pleinement. Un peu comme elle, en réalité. Et en parallèle, il fabriquait des potions, onguents et autres joyeusetés qui intéressaient fortement l’étudiante qu’elle était. C’était ce qu’elle avait compris de son coup de téléphone inattendu, alors qu’elle révisait soigneusement ses cours d’anatomie, le chapitre consacrés aux différents nerfs et au système entier s’y rapportant. Quand son téléphone avait commencé son vacarme, elle espéra secrètement que Victoria était de passage en ville, mais le numéro qui s’affichait lui était inconnu. Curieuse, elle décrocha et entendit une voix qu’elle pensait connaître, sans pour autant parvenir à y juxtaposer un visage ou un nom. Il se présenta, lui expliqua les conditions de leur précédente rencontre et aborda enfin le vif du sujet.

Lev lui dit qu’il avait connaissance de son intérêt pour la médecine et les manières de soigner les blessures magiques ou infligées par des créatures n’ayant rien d’humain, que lui-même était en possession des compétences et ingrédients nécessaires à la réalisation des nombreuses recettes qu’elle avait compilées dans son grand grimoire, et qu’il souhaitait la rencontrer afin qu’ils discutent du sujet. Olivia s’était montrée relativement étonnée, un peu méfiante, mais avait accepté et se rendait donc à ce fameux entretien. Elle avait rangé une matraque télescopique dans son sac à main – en cas de problèmes, et avait déposé sur ses lèvres le contenu du tube que lui avait donné Victoria. C’était une sorte de beurre de cacao magique qui lui permettait de voir les créatures autour d’elle. Elle ne s’en servait quasiment jamais à Londres, souhaitant garder une part de l’innocence qu’elle avait ici avant la fatidique rencontre avec la belle italienne.

Son corps se nouait de plus en plus tandis qu’elle s’approchait du lieu décidé, ses yeux parcouraient les étendues autour d’elle pour vérifier qu’aucun piège n’était tendu, que rien ne sortait de l’ordinaire. Depuis le solstice, les choses lui semblaient plus sérieuses et elle avait enfin pleinement conscience du mal qui pouvait lui être fait depuis son entrée dans l’Ordre, aussi restait-elle sur ses gardes quand ce monde si particulier venait pénétrer les habitudes calmes et bien rôdées de sa vie londonienne.

C’est dans cet état d’esprit qu’elle finit par s’asseoir sur le banc froid, à côté de Lev, dont les cheveux décolorés et les oreilles percées en de multiples endroits s’harmonisaient étrangement aux tatouages recouvrant le cou et la gorge d’Olivia. Ils ressemblaient à deux punks, mais qui auraient choisi de conserver leurs caractéristiques tout en changeant de style vestimentaire. Des punks chics. Cette pensée la fit sourire, et c’est avec ce sourire aux lèvres qu’elle s’adressa à lui :

- Bonjour, Lev. Tu vas bien ?

Les politesses échangées, elle sortit un paquet de cigarettes d’une poche de sa veste et en alluma une avant d’expulser une volute de fumée et de la regarder s’élever en dansant, créant des courbes et arabesques qui la fascineraient toujours. Elle se dit aussi qu’ils seraient, à cet instant précis, parfaits s’ils étaient les acteurs d’un film d’espionnage quelconque, ce qui maintint son sourire quelques instants de plus.

Quand Olivia arrive au point de rendez-vous fixé, cela fait une dizaine de minutes que Lev est assis sur le banc, occupé à guetter celle qu'il attend, les mains dans les poches de son duffle coat gris, son souffle dessinant des volutes dans l'air froid. Tout ça ne rentre pas vraiment dans sa façon de faire. Avant de quitter l'Australie, au mois de décembre, environ deux semaines auparavant, il en avait profité pour faire quelques petites recherches dans les dossiers et les archives sur les personnes que le solstice lui avait offert l'occasion de rencontrer, pour en savoir un peu plus. Cela lui avait appris qu'Ollie menait en parallèle de son implication dans l'Ordre des études de médecine. Intéressant, et particulièrement utile à combiner avec son intérêt personnel pour la pharmacopée.

Il avait donc après quelques hésitations décidé de la contacter. Spontanément, il lui aurait plutôt envoyé un mail, mais vu qu'apparemment elle était pour l'instant à Londres, il avait contre son instinct choisi d'en profiter pour lui passer plutôt un coup de téléphone. Ça lui permettrait sans doute d'avoir une réponse plus rapide. Et puis ils se connaissaient, après tout, enfin, plus ou moins en tout cas. Il lui avait proposé un rendez-vous dans un parc, ça aussi n'était pas forcément son premier instinct, mais avait l'avantage d'être un lieu où ils pourraient discuter de manière tranquille et sans être entendus, tout en étant en la présence d'autres personnes, ce qui pourrait sûrement être rassurant pour la jeune fille. Elle avait accepté, le laissant mi-enthousiaste à la perspective de leur possible collaboration, mi-angoissé pour... tout le reste.

Donc il s'était pointé avec une bonne avance, pour se sentir un peu plus confortable, un peu plus maître de la situation. Il aime bien cet endroit, de toute façon. C'était calme. Une de ces petites zones de calme et de magie qui faisaient du bien. Et elle était arrivée à l'heure. Il la salue de la tête quand elle s'assied à côté de lui.

- Bonjour, Lev. Tu vas bien ?

"Ça va, merci. Merci d'avoir pris le temps de venir."

Elle sort une cigarette et l'allume. Il l'observe, elle et sa cigarette, quelques instants. Elle sourit, elle a l'air calme, apaisée. C'est une bonne chose, leur échange pourra se passer dans de bonnes conditions.

"Pour t'en dire un peu plus sur ce dont je te parlais au téléphone, ça m'intéresserait de travailler avec toi. Ça fait pas mal de temps que je travaille avec toutes sortes de plantes et de substances, mais comment dire... Je suis plus alchimiste que pharmacien. Toi, tu as l'air de mieux t'y connaître en sciences, et moins en magie. Je pense qu'on a des choses à s'apporter, mutuellement. Qu'est-ce que t'en penses ?"

Oui, il essaie de la mettre en confiance. Non, il sait pas vraiment ce qu'il attend de ce rendez-vous, d'elle. Mais ça n'est pas si souvent qu'il tombe sur quelqu'un qui a l'air de réellement s'intéresser à ce qui l'a toujours passionné, et il a bien l'intention d'en profiter.

Olivia l’écoutait attentivement tout en tirant quelques bouffées de sa cigarette qui rougeoyait dans l’ambiance grise et morose de Londres, et laissant ses yeux vagabonder sur ce qui les entourait. Elle ne put s’empêcher de le fixer un instant et de hausser un sourcil quand il prononça le mot alchimiste. La vision qu’elle avait de cette pratique se résumait à des vieillards barbus et excentriques qui se réfugiaient au sein de caves humides et glauques, pleines de matériel biscornu d’un autre âge, et tentaient désespérément de transformer du plomb en or… C’était effectivement bien loin de toute pratique scientifique, tellement que c’en serait risible même. Mais elle se tut et le laissa poursuivre le déroulé de sa pensée, puisque comme pour le monde magique, il était fortement possible qu’elle se trompe sur la véritable signification de cette activité. Après tout, peut-être était-il réellement possible d’allonger magiquement sa durée de vie ?

Quand il eu terminé, elle inspira à plein poumons l’air vicié de nicotine avant d’écraser le mégot sous sa semelle et de le ranger dans son petit cendrier de poche. Elle se retourna ensuite vers lui, intriguée par ce qu’il venait de lui exposer.

- J’ai des connaissances médicales, c’est un fait. Elles s’accompagnent d’autres, moins précises, en physique, chimie et biologie. Et petit à petit j’en acquiers d’autres qui sont moins conventionnelles au regard de ce que m’enseignent mes professeurs. On pourrait effectivement collaborer, puisque nos savoir personnels semblent être complémentaires.

Elle s’arrêta un cours instant, détaillant Lev qu’elle fixait désormais. Puis elle reprit :

- Cependant, bien que je n’aie pas encore prêté serment, ça ne m’empêche pas de le respecter dès à présent. D’autant plus que je suis déjà amenée à soigner des gens. Alors comment pourrais-je être certaine que tu ne te serviras pas de moi pour mettre au points des médications…, disons…, controversées ?

Elle se souvenait de la petite boîte qu’il avait sortie discrètement à l’Aquarium, et des gélules ou pilules qui se trouvaient à l’intérieur. Olivia n’en avait peut-être pas l’air, mais elle voyait énormément de choses, elle prêtait attention à tout quand elle se trouvait dans une situation potentiellement dangereuse où les blessés éventuels ne pourraient être en mesure de dire ce qu’ils avaient ingéré ou quels antécédents étaient les leurs. Elle relevait dès lors le moindre boitement, le moindre signe d’hyperlaxie, de tension artérielle élevée, ou du moins elle essayait. Certes, il était possible que cela n’ait été qu’un médicament lambda, mais cela pouvait être tout autre chose. Et au vu de la propension de la population d’Old Fyre a abuser de l’alcool, serait-il étonnant qu’ils testent d’autres substances ? Et elle ne connaissait pas cet homme, de surcroît. Ils avaient échangé quelques paroles ce soir-là, sans plus. Elle n’avait aucun moyen de savoir si elle pouvait lui faire confiance ou non, et elle ne voulait pas se laisser entraîner dans un trafic quelconque. D’un autre côté, elle avait peut-être trouvé quelqu’un qui allait l’aider à mettre au points les recettes qu’elle compilait depuis plusieurs semaines, ou trouver des remèdes moins contraignants que ceux qui existaient déjà.

Son regard se perd dans le vide en face de lui alors qu'il prend le temps de réfléchir à la question qu'elle vient de lui poser. Elle a clairement une approche très différente de la sienne, et il n'est pas bien sûr de ce qu'elle peut entendre par là. L'éthique n'a jamais été quelque chose dont il se souciait spécialement, enfin, il lui semble. Bien sûr, il a croisé des gens sur Internet qui étaient prêts à faire n'importe quoi tant qu'on les payait suffisamment. Il ne fait a priori pas partie de cette catégorie. Ça ne l'a pas empêché de vendre des choses à des gens sans savoir qui étaient ces gens, à quoi cela allait leur servir. Il faut dire qu'il évolue dans un domaine qui n'est pas vraiment réglementé.

"C'est une bonne question. Tu entends quoi par controversé ?"

Le choix du mot porte sûrement un sens, mais il peut recouvrir beaucoup de réalités. Illégal ? Dangereux ? Nocif ?

"Je sais que tu n'as pas de raison de me faire confiance, mais je ne cherche pas à profiter de toi. Ton domaine, c'est plutôt le soin, non ? Je connais pas en détail les questionnements éthiques, mais l'une des premières règles, c'est de ne pas faire de mal ? Je ne t'aurais pas contactée si je pensais pas pouvoir trouver un point d'accord."

Certes, si elle rechigne à toute expérimentation qui n'est pas passée par un comité d'éthique, ils ne sont pas sortis de l'auberge ; et lui, de façon générale, ça n'est pas la légalité qui l'étouffe. Mais s'ils partagent une vision, une optique, ils trouveront sûrement une façon de s'entendre.

"Je sais pas précisément ce qu'on peut faire ensemble. Je me dis surtout que ça peut valoir le coup d'y réfléchir, d'en discuter, de poser nos intérêts et nos conditions. On peut avoir les moyens de travailler vers quelque chose de vraiment important, et d'aller dans une direction où peu de gens sont allés."

Il fait une pause et l'observe, lui laissant le temps d'y réfléchir, de répondre à ses questions. Il avance certes des arguments qui peuvent, à son avis, répondre à pas mal de ses objections, mais en parler fait naître en lui une anticipation, une excitation qui doit percer légèrement dans sa voix. Il pense tout ce qu'il vient de dire, et se rend compte qu'au-delà d'une bouteille à la mer, des idées sont en train de prendre forme dans sa tête.

Elle rit doucement en l’entendant poser sa question. Il était vrai que le terme qu’elle avait utilisé possédait un sens très large, de manière à ne pas le vexer. Mais puisqu’il réclamait des précisions, elle allait lui en donner. Elle alluma une autre cigarette et fuma un peu, le temps de mettre de l’ordre dans ses idées, puis elle se lança :

- Ne pas faire de mal, effectivement c’est important. Il y a la confidentialité des malades aussi, mais ça à la rigueur ça ne nous concerne pas tellement. Il est absolument hors de question, et ce n’est nullement négociable, que je t’aide à mettre au point quoi que ce soit qui ait des propriétés psychotropes sans autre but que celles-ci, entre autres, ou encore qui pourrait tuer et qui n’aurait que ce but. Beaucoup de médicaments peuvent tuer, à haute dose, mais correctement utilisés ils se contentent de soigner. De même pour les expérimentations. Jamais ne n’administrerai quoique ce soit de nouveau à quelqu’un sans que cette chose n’aie d’abord été testée. Et pas sur des animaux, dans la mesure du possible.

Elle le vit réagir doucement quand elle se mit à parler de tests, et pensa comprendre ce qu’il avait en tête. Un autre rire s’échappa de ses lèvres, secouant les volutes, mais il n’était pas moqueur. Elle se contentait de le cerner petit à petit, et la personne qu’elle avait en face d’elle était intéressante, ce qui la mettait en joie.

- Évidemment, il est impossible pour moi au vu de l’état de mon cursus et de la nature de nos recherches potentielles de passer par le moindre comité de recherche tels qu’ils existent. Et sincèrement, vu que j’ai vraiment envie d’obtenir ce diplôme, j’apprécierait que ces activités restent entre nous. D’autant plus si elles prennent place ici.

Elle pouvait sentir la hâte qui faisait légèrement trembler sa voix, et c’était contagieux. Elle devait bien avouer que la perspective de mettre en pratique ses connaissances théoriques l’enthousiasmait réellement. Elle aurait un appartement à Old Fyre, le plus tôt possible, et elle pourrait y entreposer tous les remèdes possibles et imaginables. Elle pourrait enfin être réellement utile à l’Ordre.

- Je suis certaine qu’effectivement, nous pouvons faire des choses intéressantes. Pour les choses que personne n’a encore jamais tentées, je pense qu’il nous faudra travailler un peu d’abord. Commencer par les bases, en somme. As-tu accès à du matériel ici, ou à un local discret ?

Olivia savait déjà qu’elle allait dire oui. C’était trop tentant, trop alléchant pour refuser. Mais elle ne voulait pas abattre son jeu trop tôt, elle préférait prendre son temps et s’assurer de cerner parfaitement la situation, histoire de se préparer aux catastrophes éventuelles qui pourraient en découler.

"Ça m'intéresse pas de faire du mal ou de tuer. Les psychotropes me dérangent pas mais je te garde en-dehors de ça, OK. Pour les expérimentations... Je pense voir ce que tu veux dire, mais pour tester, il faut bien administrer à quelqu'un, non ? Je veux dire, j'ai des tendances à l'auto-expérimentation, mais c'est pas toujours pertinent."

C'est du pinaillage, à ce niveau-là, du jeu sur les mots. Il pense bien comprendre l'idée derrière, maîtriser les risques, utiliser des sujets de tests volontaires. Mais rien que la discussion des principes, des détails, ça lui plaît. Parfois trop, il sait bien qu'il a parfois tendance à trop se focaliser sur la préparation des choses, quitte à ne jamais les réaliser. Mais tant que le projet est plus une idée que quoi que ce soit de réalisable... Autant en profiter pour entrer dans les détails.

Il a un demi-sourire quand elle évoque le secret de leur projet.

"T'inquiète pas, j'imagine qu'on te prendrait pas très au sérieux si tu disais à ta fac que tu travailles sur les blessures magiques. C'est eux qui ratent quelque chose, hein. J'ai pas l'intention d'en parler à qui que ce soit qui n'est pas concerné."

Quant au local... Oui, bien sûr, mais il réalise brusquement de quoi ça peut avoir l'air. Lui, il sait qu'il est en sécurité, qu'il sait protéger ses secrets. Mais dire que son labo, c'est sa chambre chez ses parents... Ça fait pas sérieux. Ça fait gamin. De façon générale, ça ne le dérange pas. Mais là, il n'aime pas ce que ça dit sur lui. Il prend quelques instants avant de répondre à cette question.

"Je me sers de la cave de chez mes parents comme labo."

Il ne lui laisse pas un instant avant de poursuivre, pour contrer d'éventuelles objections.

"Ma mère fait partie de l'Ordre, et je sais que je peux y travailler sans être dérangé. C'est organisé et j'ai ce dont j'ai besoin. C'est pas idéal, mais dans un premier temps, ça devrait faire l'affaire."

Subitement, il a du mal à la regarder en face. Il a l'impression de se rendre compte de ce qu'il est, une espèce d'apprenti chimiste avec des ambitions trop grandes pour lui. C'est ridicule. Jamais elle ne va le prendre au sérieux maintenant.

Elle étendit ses jambes, remua ses orteils engourdis par le froids à l’intérieur de ses chaussures, frotta le bout de son nez dans un faible espoir de le réchauffer et lui répondit avec de l’amusement dans la voix :

- Tu sais que pour que l’auto-expérimentation soit réellement efficace, ton organisme doit être à jeun de tout autre substance, n’est-ce pas ? Et puis imaginons que nous sommes à la recherche d’un onguent permettant de cicatriser une plaie infectée par le venin d’une quelconque créature, ça impliquerait que tu sois infecté par ce venin.

Il n’avait pas l’air d’avoir conscience de ce qu’impliquait une expérience rigoureusement menée, et elle avait hâte de voir ses réactions lorsqu’il intégrerait la réalité de ce qu’elle venait de lui dire.

- On finira bien par tomber sur un chevalier en détresse qui aura besoin de notre aide pour régler son problème, j’aimerais juste m’assurer de ne pas empirer les choses.

Quand elle l’entend évoquer la cave des parents, l’appartenance de sa mère à l’Ordre, elle ne se retourne pas vers lui et se contente de fumer encore un peu. Il doit avoir une bonne relation avec ses parents, s’ils le laissent faire ça chez eux. Est-ce que ce sont des gens gentils ? Est-ce qu’ils lui ressemblent ? Est-ce que c’est une famille aimante et bienveillante envers ses membres ? Elle tenta de réprimer cette curiosité malsaine que son cerveau s’amusait toujours à mettre en place quand quelqu’un évoquait la cellule familiale, et finit par y parvenir, non sans avoir un souvenir pour sa propre mère et se dire que ça faisait longtemps qu’elle n’avait pas mis les pieds au cimetière, et qu’il serait temps qu’elle y aille. Encore une fois, son esprit vagabondait loin de l’essentiel de cette conversation, et ce n’était pas une bonne chose. Il fallait qu’elle se recentre. Sans même s’en rendre compte, elle mordillait nerveusement sa lèvre inférieure. Elle arrêta immédiatement et tenta un sourire factice tout en ébouriffant sa tignasse argentée.

- Tant que personne ne vient nous y déranger, je suppose que ça devrait le faire.

Elle était un peu mal à l’aise, elle n’avait pas envie qu’il relève sont trouble. Elle n’avait pas envie de parler de sa mère, de sa situation, de tout ça. Il n’y avait qu’une seule personne au courant au sein de l’Ordre, et à ses yeux c’était déjà une de trop. Elle s’en fichait complètement, qu’il vive chez ses parents. Elle aurait bien aimé pouvoir faire la même chose, en réalité. Alors elle changea de sujet :

- Est-ce que tu as déjà une idée de la première chose que tu aimerais fabriquer avec moi ? Histoire que je puisse voir si je peux t’être d’une aide quelconque.

Elle n'était plus la jeune femme distante et sur ses gardes du début de la rencontre. Maintenant elle était enjouée, plus volubile, et elle avait complètement oublié la matraque dans son sac. Elle avait accepté Lev, en quelque sorte. Elle sentait qu'elle pouvait lui faire confiance.

Sa réaction arrive comme un soulagement. Il accorde probablement trop d'importance à des détails, comme d'habitude, il y lit des choses que personne d'autre n'y trouve. L'interaction est plus agréable maintenant, ou en tout cas moins stressante. Il a l'impression d'avoir franchi un seuil, qu'une certaine confiance entre eux est en train de s'installer. Qu'il peut lui parler sans être instantanément jugé sur tout, sans que le moindre détail soit crucial dans l'impression qu'il lui laisse.

"C'est pour ça que je parlais de non pertinent. Et je connais le concept d'interactions médicamenteuses, t'inquiète pas."

Sans doute plus qu'elle ne l'imagine. Mais ça ne le dérange pas qu'elle le sous-estime un peu. Ça lui laisse plus de marge, moins de peur d'échouer. Et visiblement, elle l'estime tout de même suffisamment pour penser qu'ils peuvent gagner à coopérer.

"Je sais pas vraiment. J'ai l'habitude de travailler avec des herbes, ou des substances qui boostent. Du genre, pour améliorer la concentration, ou rendre... plus perceptif. J'ai jamais vraiment travaillé sur des soins. Des contre-poisons, ça pourrait être intéressant. Et utile."

En réalité, il n'a pas vraiment l'habitude des blessures magiques. Il sait que de nombreuses créatures peuvent être venimeuses. Jamais eu l'occasion d'avoir du poison entre les mains, mais il saurait s'en procurer. Mais pour le reste, il n'a aucune vraie idée de ce que les blessures magiques peuvent avoir de particulier. Ça demande une expertise que lui n'a pas. En tout cas, il est bien trop pris par ses propres réflexions pour remarquer le léger malaise d'Ollie.

"Et toi ? Des idées ? De terribles séquelles suite à une rencontre avec un loup-garou ?"

Pourquoi il a dit ça ? Est-ce que c'était censé être une blague ? Ça n'est absolument pas drôle. Elle peut très bien avoir eu des proches qui ont été attaqués par des créatures. Une pensée pour Nawar traverse brièvement son esprit. Il espère ne pas avoir gaffé, ne pas l'avoir brusquée.

Elle rit doucement. Ollie riait souvent, en fait. C’était pour elle le meilleur moyen d’exprimer sa joie sans avoir à la verbaliser, et c’était presque devenu un réflexe avec le temps. Généralement les sons qui sortaient de sa bouche dans ces instants étaient doux, comme enrobés de sucres, et pas très élevés : il en fallait beaucoup plus pour qu’elle rie aux éclats.
Elle reprit son sérieux, considéra un instant ce qu’il venait de lui dire et prit le temps d’y réfléchir avant de lui répondre :

-Un contre-poison pourrait effectivement être intéressant.

Elle sursauta quand il évoqua les loups-garous et pensa à Nawar avec qui elle avait eu l’occasion de faire plus ample connaissance à la bibliothèque, et à propos de qui elle avait glané quelques informations, bien évidemment. Elle se demanda si elle serait un jour capable de rendre sa condition plus supportable, s’il le voulait bien sûr, et se dit que ce serait un projet bien ambitieux.

- Non, rien de trop étrange ou dangereux ne m’est encore arrivé depuis que je suis en lien avec l’Ordre, et heureusement d’ailleurs. Ceci dit, un remède à ce genre de problèmes est encore hors de ma portée, je pense…

La jeune femme entreprit donc de réfléchir à ce qu’elle serait capable de mettre au point avec ses connaissances actuelles, tout en laissant son regard vagabonder autour d’eux et en allumant une énième cigarette.

L’atmosphère s’était quelque peu réchauffée et la brume semblait ne pas vouloir s’installer aujourd’hui. Olivia s’en réjouissait : elle détestait le smog, qui lui donnait une horrible sensation d’oppression. Comment pouvait-on se prémunir du danger si l’on ne voyait pas à un mètre devant soi ? Tandis que la partie non consciente de son cerveau célébrait la météo clémente, une autre carburait à toute vitesse, listant les créatures de l’ombre auxquelles elle pensait et cherchant à décider si oui ou non elle était capable de résoudre le problème qu’elles posaient. Les Erlekönigs, par exemple, utilisaient des sortilèges pour attirer leurs victimes, ce qui était hors de sa portée. Il existait déjà des antipoisons efficaces pour contrer les blessures causées par des Harpies, mais rien à sa connaissance pour celles causées par des Lavellans ou les Croque-les-Os. Un répulsif à Tourmentules pourrait également s’avérer intéressant. Elle passa en revue les idées qu’elle avait et fixa ses préférences.

- Un antipoison pour contrer les Harpies serait un bon moyen de commencer, puisque quelques recettes existent déjà. Et ensuite un répulsif à Tourmentules ou un antipoison pour les Lavellons ou un Croque-les-Os serait pas mal. Si on réussit à faire tout ça, alors après on pourra passer à l’étape supérieure et s’attaquer à d’autres choses.

Commencer par quelque chose de simple avant de faire des recherches et des expérimentations était la meilleure manière d’y arriver selon elle, et elle espérait réellement qu’il serait de son avis. Elle n’avait pas envie de commencer en voyant trop gros, trop grand, de finir par être frustrée et de se décourager.

Il garde les yeux dans le vide pour lui répondre. Ça l'aide à se concentrer, il a plus de mal à réfléchir quand il regarde la personne avec qui il parle. Ça perturbe parfois les gens, qui ont l'impression qu'il ne leur parle pas vraiment ou ne fait pas attention à eux, mais lui, cela lui permet de garder toute son attention. Ça devient concret, un peu, ce qui est intéressant, mais cela ne l'empêche pas de s'interroger sur le sérieux d'Ollie, ses connaissances. Sans aller jusqu'à exiger le savoir semi-encyclopédique qu'il a accumulé au fil des années, il a rencontré peu de personnes qui étaient au point sur le versant théorique des choses, et il lui semble qu'elle n'a pas grandi avec la conscience du monde magique qui les entourait comme lui.

"Oui, pour les harpies, ça se fait, j'ai déjà quelques idées en tête. Tu as des possibilités de te procurer du venin ? Pour les croquants, je sais pas si autre chose que des antibiotiques serait efficace. Je crois pas qu'ils soient venimeux à proprement parler, mais ça a genre 99% de chances de s'infecter ou filer des parasites. Pour un répulsif c'est plus compliqué, il faut avoir les bestioles sous la main et ça, je gère moins."

Il se sent plus distrait, moins attentif à son interlocutrice, car trop d'informations voyagent déjà dans sa tête, des connaissances, des pages parcourues lui reviennent en tête. Il sait avoir sous la main quelques ingrédients nécessaires, des livres adaptés, il aura bien sûr d'autres recherches à faire. Il pense déjà à deux-trois bouquins qu'il devra lire.

"Et il faudra mettre en place un protocole expérimental... Pour minimiser les risques."

C'est ce qui l'inquiète le plus. Comment s'y prendre, concrètement ? Pour tester des substances qui contrent des poisons mortels ? Il connaît ses forces mais sait aussi que se surestimer ne servirait qu'à prendre des risques inutiles. Il ne sait pas à quel point des tissus déjà morts pourraient permettre des expériences. Il aurait bien aimé pouvoir s'appuyer sur quelqu'un de plus expérimenté, qui sait où il va, plus que deux... étudiants, apprentis sorciers, d'une certaine manière. Il oscille entre excitation et doute.

- Je pensais qu’avec tes contacts tu saurais peut-être où en trouver. Sinon il faudra prier pour qu’un.e Chevalier.e accepte de nous en ramener, tant qu’à faire on pourrait demander une Tourmentule au passage, parce que je n’ai aucune envie de devoir aller le récupérer moi-même à la source.

Elle fit une moue de dégoût à l’idée de se retrouver face-à-face avec l’une des créatures qu’elle venait de citer. Elle les avait vues en image, dessinées d’après des souvenirs le plus souvent, et elles étaient toutes soit horrifiantes, soit abjectes, soit les deux. Rien de cela n’était très motivant à partir soi-même en mission. Ceci étant dit, peut-être pourrait-elle un jour accompagner un.e Chevalier.e en déplacement et se découvrir un attrait pour l’adrénaline que devait certainement libérer dans le corps une telle aventure.

- Et pour les recettes, ne t’en fait pas. J’ai lu tout ce que j’ai pu trouver à la bibliothèque d’Old Fyre et j’ai tout retranscrit dans un grimoire, tant les informations sur les saloperies qui nous entourent que les blessures qu’elles infligent et les remèdes avec leurs recettes. Je vais bientôt commencer à chercher des informations ailleurs, tenter de voir ce qui est vérifiable dans les vieilles légendes.

Elle pensait à toute la littérature qui était accessible en ligne et se dit qu’elle risquait de passer beaucoup, beaucoup de temps devant son ordinateur les prochains jours. Il ne faudrait pas qu’elle oublie ou délaisse ses études humaines. Elle était proche de la fin de celles-ci et se serait stupide que de manquer le diplôme parce qu’elle ne se serait concentrée que sur ses récentes découvertes alors que les techniques de la fac étaient tout aussi importantes à acquérir.

- Pour les croquants, j’aimerais arriver à mettre au point un antibio à très large spectre. Tu as raison, ce sont les crasses qu’ils baladent qui sont vraiment dangereuses. Le seul problème c’est qu’un tel médicament est utile deux ou trois fois avant qu’il ne devienne aussi inutile que seringue vide. Et puis, si on ajoutait un peu de magie à ça, on pourrait limiter les dégâts de certaines infections qui ne seraient pas soignables sur place, en limitant la nécrose ou l’infection, par exemple ?

Son cerveau carburait tandis qu’elle parlait, réfléchissant aux contre-indications d’association entre tel et tel composants, à la diminution d’efficacité qui pouvait en résulter. Il y avait tellement de choses à mettre en place, auxquelles penser, qui, si elles n’étaient pas correctement prises en compte, mettraient tout le projet en péril.

- Quand au processus, il doit y avoir moyen de cultiver des cellules de peau. Le matos doit être trouvable sur les marchés parallèles, ça fait parties des choses utiles en biohacking. Je n’ai jamais mis les pieds sur le darknet mais je suppose que ce sera le plus pratique… J’espère juste que les prix ne seront pas exorbitant… Je veux dire, je sais que c’est un matériel très onéreux, encore plus via les chemins de traverse, mais je ne suis pas crésus.

Elle soupira longuement après avoir fini de prononcer cette phrase. Ils pouvaient avoir toutes les bonnes idées et les meilleures intentions du monde, sans argent, ils n’arriveraient à rien. Sans argent pas de matériel, sans matériel aucun moyen de tester leurs progrès et leurs inventions. C’était un cercle vicieux qui semblait les tirer vers le bas. C’était purement et simplement décourageant.

Les remarques d'Ollie l'agacent légèrement. Qu'il ne s'inquiète pas pour les recettes ? Il ne s'inquiète pas, merci bien, c'est pas comme s'il dévorait depuis des années les bouquins traitant de magie, de créatures et d'alchimie accumulés par sa famille depuis des générations. Côté grimoires de potions, il n'a clairement pas besoin de son aide. Elle n'a pas de contacts, pas spécialement de moyens matériels non plus... Est-ce qu'il a vraiment besoin d'aide ? Est-ce qu'elle peut vraiment lui apporter quoi que ce soit ? Elle doit avoir des connaissances que lui n'a pas, mais est-ce qu'elle est capable de les mobiliser pour vraiment faire quelque chose ?

Et c'est là que l'idée germe : il va la tester. Ce qu'elle considère comme une première étape, c'est quelque chose qu'il sait très bien être capable de faire même s'il n'a jamais eu cette demande précise. Il peut se procurer sans aucun mal les informations et les composants. S'il reste en retrait, il devrait pouvoir facilement observer sa façon de faire, de raisonner, et se rendre compte s'il peut s'appuyer sur elle et si elle a quelque chose à lui apporter. Comme un test technique, mais il n'a aucune envie de se poser en employeur, et cette approche risque de ne pas plaire à Ollie non plus. Pas besoin de lui exposer comme ça, du coup.

"Je peux me procurer ce qu'il faut, c'est pas un souci. Écoute, on a qu'à faire des recherches chacun de notre côté, tu me fais une liste de ce dont tu penses avoir besoin, je me débrouille pour récupérer ça et on se revoit pour faire des tests ?"