Ce soir, Tullio ne travaille pas et se trouve à l'Aquarium en tant que simple client. La légère culpabilité qui l'envahit toujours à l'idée de se faire servir par ses collègues, bien présente en début de soirée, s'était depuis longtemps dissipée sous les verres successifs.

Il a commencé sagement, avec une bière. Puis quelqu'un lui a offert un scotch, il n'arrive pas à se souvenir qui. Après ça, il a bu des shots avec quelqu'un d'autre, il ne sait plus qui non plus. Il a, bien sûr, continué à boire même une fois seul.

Et maintenant, le consultant est affalé sur la banquette qu'il squatte sans honte depuis qu'il est arrivé, la pommette pressée contre son poing. Il a demandé d'autres shots et il pense, un peu, à Zakuro. La salle est aussi pleine que quand il s'était écrasé à sa table et, quand ses yeux tombent sur la chaise vide face à lui, il ne peut pas s'empêcher de se demander si quelqu'un va s'y installer.

Est-ce qu'il laisserait faire?

Pourquoi pas, après tout? Il est de bonne humeur. Ce soir il a dîné avec Toria et Elana, il leur a fait des lasagnes, et demain il ira porter du tiramisu à Xander. Il faut qu'il réfléchisse à quand ils pourraient se faire un repas rien que tout les deux.

L'idée d'un dîner en amoureux le fait sourire, parce que ça le rend heureux, vraiment heureux.

Alors quand il descend un nouveau shot et qu'il voit quelqu'un manifestement seul et à la recherche d'une place, il décide de faire signe.

"Il y a une place ici, si tu veux!"

Lance Tullio, en désignant la chaise face à lui.

"Ouais ouais, vas-y, installe toi!"

Rétorque aussitôt Tullio avec un grand sourire, lorsque l'inconnu lui demande s'il peut se joindre à lui. Il lâche ensuite un petit "Oooh!" quand l'autre propose de lui offrir un verre, et il tapote la table en réfléchissant.

"Une caïpirinha, s'il te plaît."

Son voisin de table a beau le vouvoyer, il est résolu à ne pas l'imiter et à faire en sorte qu'ils finissent en se tutoyant tout les deux. Et, puisqu'on lui offre un verre, il termine ses shots pour que le collègue qui vient prendre leurs commandes puisse repartir avec les verres.

"Tullio!"

Répond le consultant à la question, tendant son verre à son tour pour qu'ils s'entrechoquent.

"Qui je dois remercier pour mon verre?"

Après tout, c'est toujours plus pratique d'avoir un nom à mettre sur un visage, d'autant que celui-là il n'est pas sûr de le connaître.

"T'es pas un habitué, pas vrai?" La question est plus rhétorique qu'autre chose. "Sinon j't'aurais déjà vu."

Il pose un coude sur la table et appuie son menton dans sa main, tentant de jauger l'autre, avant de se redresser avec un rire.

"Ok, non, je dis pas ça parce que je viens me bourrer la gueule tout les soirs. J'travaille ici. Pas ce soir, évidemment mais je connais les gens par le boulot."

Déclare Tullio, en agitant une main, pour éclaircir tout éventuel malentendu.

"Mais ouais, le soir c'est plutôt bondé, si tu veux être peinard faut venir tôt. C'est l'inconvénient d'être le seul bar de l'île."

Alors que le son des verres qui s’entrechoquent s’étouffe dans le brouhaha du bar, je me présente à mon tour et confirme les propos de ce Tullio.

-Je m’appelle Piet, ouais, c’est la première fois que je rentre ici, tu es un habitué ?

Alors que sans comprendre comment je m'étais mis à le tutoyer, la discussion suivait son cours.

-Tu travailles ici alors ! Tu as une sacrée mémoire pour retenir tous ces visages ! M’exclamais-je avec étonnement.
-Ça ne doit pas être de tout repos en plus ! Continuais-je en fronçant les sourcils.

Je m’étonne moi-même à vouloir en savoir plus sur quelqu’un que je ne connais que depuis une dizaine de minutes.

-Ça fait longtemps que tu es sur Old Fyre ? Demandais-je en buvant la dernière gorgée de mon verre alors qu’une deuxième question arrivait dans la foulée.
-Et par curiosité, comment es tu arrivé ici ? Continuais-je en me calant sur mon siège.

Ce sujet m’intéresse fortement alors je continuais la conversation dessus.

-C’est la question que je me pose à chaque fois que je croise quelqu'un ici en ce moment. Toutes nos histoires sont si différentes et pourtant elles nous ramènent sur un même point, je trouve ça assez passionnant. Dis-je en agitant les mains pour être mieux compris avec cet air passionné sur le visage.

"Oh, c'est pas tant une histoire de mémoire que d'habitude! Quand tu vois les mêmes gens tous les jours, ben, tu finis par te rappeler que tu les vois souvent."

Répond Tullio avec un rire, avant d'hausser une épaule quand son voisin de table continue sur le fait que ça ne doit pas être de tout repos.

"La plupart du temps ça va, quand même! Bon, après, le mec qui était en poste avant moi s'est littéralement fait jeter dehors. Mais genre, pour de vrai hein. Il a passé la porte sans toucher le sol. Ça, et une fois un gars a mis sa main sur la cuisse d'une fille. Alors, ok, c'est pas cool, mais genre dans un bar c'est pas hyper surprenant. Nan, le truc, c'est que la fille lui a pris sa bouteille de bière et lui a explosé sur le crâne. Genre, ça méritait une bonne claque, ou un poing dans la gueule, on est d'accord, mais une bouteille? C'était grave abusé."

Il secoue la tête, et replonge dans son verre alors que Piet le questionne sur son arrivée à Old Fyre, cherchant à savoir depuis quand et comment il était arrivé là. Il n'a pas le temps de répondre que l'explication continue, et le consultant ne peut pas s'empêcher de ricaner en le voyant agiter les mains.

"Oh, c'est rien d'hyper original tu sais. Une chevalière s'est rendue compte que j'avais des contacts avec le monde magique et elle m'a ramené ici. C'était plus sûr."

Explique-t-il, en omettant pas mal de détails il est vrai. Mais le chevalier n'avait pas besoin de savoir qu'il était touché par les fées. Pas besoin de savoir qu'il était à la rue, quand Toria l'avait ramassé.

"Ça doit faire à peu près deux ans et demi maintenant."

Achève-t-il, avec un sourire en coin.

"Et toi alors? T'es chevalier depuis longtemps? T'as suivi les traces de quelqu'un ou t'es une pièce ajoutée comme moi?"

Questionne Tullio, avant que la lumière ne s'éteigne soudainement. La foule crie, la moitié de surprise et l'autre a l'air de faire une sorte de holà. Il fait partie de ceux-là et ses oreilles bourdonnent encore quand, quelques secondes après, l'électricité ne semblent pas être revenue. Il peut entendre ses collègues bougonner et parlementer.

"Hey, Piet, ça te dit de faire une bonne action? On va les aider. Faut juste descendre au sous-sol, mais j'aurais besoin de quelqu'un pour me tenir la lumière."

Tullio me récite son arrivé, qu’il pense peu original, et que ça fait deux ans qu’il est ici, il me retourne alors la question. N’ayant eu que rarement l’occasion de raconter mon arrivée dans l’Ordre à quelqu’un, je me sens un peu déstabilisé.

-Oh moi, j’ai suivi mon père qui était cheva.. Commençais-je avant de me couper net après que le bar soit tombé dans le noir total, créant deux agitations différentes, la surprise et l’habitude.

Alors qu’une holà part, Tullio suit ce mouvement qui m’amuse beaucoup, je dois l’avouer. Après un certain temps sans électricité, je commence à me demander si le staff n’a pas besoin d’aide pour redémarrer tout ça. Tullio semble penser à la même en me demandant si je pouvais l’aider en allant au sous-sol.

-Pas de soucis ! Je te suis ! Exclamais-je en me levant.

J’essaye tant bien que mal de me faufiler dans la foule en m’excusant auprès de toutes les personnes percutées, pour enfin arriver jusqu’à l’entrée du sous-sol.

-Dis-moi, ça arrive souvent les coupures de ce genre ? La plupart des gens n’ont même pas l’air surpris. Lançais-je curieux de voir autant de monde calme. Après tout, ce n’est qu’une panne de courant, ça arrive, pas besoin de paniquer.

Je récupère la lampe que Tullio me tend et commence à éclairer l’escalier pour qu’il puisse y descendre tout en continuant de le suivre. Il y avait déjà une personne qui semblait s’énerver sur le tableau électrique.

-J’imagine que tu dois t’y connaitre un peu en électricité, du moins je l’espère car je n’y comprends absolument rien à tout ça et ton collègue ne donne pas l’impression de s’en sortir. Ajoutais-je en regardant l’armoire tout en essayant de comprendre son fonctionnement, en vint.

Je lâche un soupir en secouant la tête, me trouvant ridicule. Puis je m’approche du tableau afin d’apporter le plus de lumière possible.

Tullio vide son verre cul sec quand son voisin de table accepte d'aller aider ses collègues. Il traverse la foule, sans se gêner pour pousser un peu, lançant de grands "Pardon!", ou "Laissez passer!" au fur et à mesure qu'il progresse vers le bar.

"Pas si souvent, non? Après, on est ouvert tous les jours, 24 heures sur 24, toute l'année dooonc… ben forcément ça arrive plus souvent que si on fermait la nuit et pendant les vacances."

Explique Tullio, alors qu'il allume la lampe de poche de son téléphone pour descendre au sous-sol. Piet, lui, ne se tait plus et lui demande s'il s'y connaît en électricité, parce que son collègue qui est descendu ne semble pas s'en sortir.

"T'as essayé quoi?"

Questionne-t-il, en se décalant et en faisant signe à son compagnon de beuverie de leur donner un peu plus de lumière. Il faut dire que trifouiller un tableau électrique avec une lampe de poche entre les dents n'a rien de commode.
La réponse, à savoir que son collègue a l'impression d'avoir un peu tout essayé si ce n'est remplacer les fusibles, faute de savoir où ils ont été rangés.

"Ah, ouais, c'est vrai que c'est un peu le bordel en ce moment. Tu m'éclaires, Piet?"

Demande le consultant, alors qu'il se redresse et commence à chercher.

"Tu touches à rien, hein."

Prévient-il, plus pour faire bonne mesure qu'autre chose. Il ne pense pas réellement qu'un chevalier puisse vouloir toucher à des trucs inconnus dans l'obscurité.

"Normalement les fusibles devraient être par là… Tu peux éclairer le tiroir? J'suis sûr qu'ils sont dedans."

Tullio parle un peu pour lui-même, fouille en repoussant élastiques, gommes, crayons, sachets de ce qui pourrait aussi bien être de l'origan qu'une plante dangereuse et autres objets divers que l'on trouve habituellement dans un tiroir… jusqu'à tomber enfin sur les précieux fusibles.

"Ah, voilà! Viens, tu vas nous aider, on va avoir besoin de voir ce qu'on fait!"

Lance-t-il à Piet, alors qu'il se tourne pour retourner auprès de son collègue et du tableau électrique.

Tullio gère la situation comme un chef et j'essaye de l'aider le plus possible. Il vient de trouver les fusibles au fond d'un tiroir, je continue de le suivre comme son ombre afin qu'il ne manque pas de lumière pour tout remettre en place. Son collègue, voyant Tullio revenir avec les fusibles, lâche alors un sourire et lui tape l'épaule.
Alors qu'il rebranche tout, l'espoir de revoir la lumière grandissait en moi. Je ne peux expliquer le sentiment que j'ai ressenti lorsque ma lampe n'était plus d'aucune utilitée et que les cris de la foule du dessus exclamaient une satisfaction de ce retour lumineux. Tandis que le son des verres qui s'entrechoquent retentissait, je regarde Tullio avec un léger sourire.

-Je prendrai bien un dernier verre, pas toi ?

Il m'a suffit d'entendre son rire pour comprendre que le refus n'était pas en option. Après avoir remonté les escaliers, je prends la commande puis invite Tullio à reprendre place.

-Au final, c'est plutôt atypique comme rencontre mais heureux de te connaître Tullio ! Lançais-je en tendant mon verre.