Je marchais sans entrain en direction de l’embarcadère, encore trop perdu entre ma culpabilité et mes doutes concernant l’arrivée nouvelle de ma fille sur l’île. Cela faisait à peine un quart d’heure que j’avais quitté sa frimousse pleine de larmes aux soins de Danaé, et je n’avais qu’une seule envie : dire stop à tout et y retourner, la prendre à nouveau dans mes bras et ne plus la lâcher, pour ne plus jamais avoir à faire à ces larmes. Mais c’était irréaliste… Et inconséquent. Je ne savais pas encore bien quel image d’homme j’allais pouvoir lui renvoyer, mais il était hors de question d’être de ceux qui ne respectent pas leurs engagements, même pour elle.

Les yeux encore rougis et piquants, j’aperçus au loin une silhouette se dessiner sur le banc. Merde, j’étais vraiment en retard. J’ai hâté le pas pour découvrir une jeune femme perdues dans ses pensées et aux allures aussi frêles que l’oiseau sur la mosaïque qui la surplombait. Irrémédiablement, mon esprit parti en direction de Marjan, me provocant un pincement de cœur au passage, mais je me refusai à me complaire davantage dans ce vague à l’âme : nous avions une vie ou plus à sauver, et je savais pertinemment que c’était ce que je devais accomplir là, maintenant, aujourd’hui. Pour cette créature d’une part, mais aussi pour moi, car j’avais terriblement besoin que l’on reconnaisse que ma vie pouvait s’avérer utile à autrui. J’ai respiré calmement et suis allé à la rencontre de la brunette qui serrait avec force un carnet contre elle.

« Salut. » lançai-je simplement. Je l’observai davantage alors qu’elle réagissait à ma salutation. Elle avait l’air si tendue… Peut-être avait-elle eu, comme moi, une matinée compliquée et que cette mission tombait au plus mauvais moment pour elle ? Pris d’une empathie instantanée, je poursuivis en disant la première chose qui me passait par la tête pour détendre l’atmosphère : « Bon… prête à déguster des sushis ? »

Assurément, il y avait plus conventionnel pour entamer des relations de travail. Je m’aperçus soudainement que mon propos pouvait également être mal interprété. Du genre, vraiment vraiment mal interprété, et j’avais déjà assez de soucis avec la gente féminine des chevaliers pour me causer d’autres problèmes en étant le sale type qui parle de « déguster un sushi » aux jeunes femmes sur les bancs du port. Aussi, sur un ton plus sérieux, j’essayai bêtement de retomber sur mes pattes : Une fois que nous aurons sauvé ce petit tanuki cela va sans dire. Je ne crois pas vous avoir déjà vu ici, je m’appelle Nawar, et vous ?

Je lui laissai le temps de me répondre avant de l’inviter à se lever pour aller rejoindre le petit navire qui devait nous ramener sur les côtes australiennes desquelles nous nous envolerions pour le Japon.

- C’est une chance de pouvoir nous rencontrer avant d’être sur Miyajima, nous allons pouvoir planifier notre intervention pendant le trajet.

Ce qui ne serait assurément pas du luxe, car au vue de l’urgence de la mission, je n’avais eu que peu de temps pour réunir les informations que j’avais compulsé il y avait longtemps à propos des tanukis. Quant à l’île sur laquelle nous devions nous rendre, je n’en avais même jamais entendu parlé, et je n’avais trouvé que des sites touristiques assez peu fournis sur le sujet. Même si nous devions recevoir davantage d’information une fois sur place, j’aimais bien me renseigner à minima, aussi étais-je passablement frustré. Cependant, j’essayai de ne rien laisser paraître à celle qui allait être ma partenaire, gardant un visage calme et souriant autant que possible alors que je prenait place dans l’embarcation.

La réponse de Cheryl à ma présentation plutôt hors-norme me rassura. De plus, son air un peu perdu semblait s’estomper, dessinant une jeune femme souriante, - tiens, je n’avais pas remarqué le cœur tatoué - avec un brin de fragilité certes, mais ça renforçait le côté touchant de sa personne. Nous nous installâmes tranquillement sur le bateau, posant nos sacs non loin de nous, avant de reprendre notre conversation.

- Pas trop de formalités ça me convient bien, lui répondis-je en lui rendant son sourire. Il était vrai qu’en anglais, « vous » ou « tu » était un peu pareil, mais nous gagnerions du temps en ne prenant pas trop de pincettes pour nos échanges. Les formalités n'avaient jamais été mon fort de toutes manières.

- Oh vraiment, ta première ?

Un frisson me parcourut soudain le dos et je me sentis anormalement soucieux : me confier à moi une nouvelle recrue ? J’avais beau regarder sous tous les angles, je ne comprenais pas ce qui avait pu motiver cette idée aux administrateurs, car je n’étais clairement pas un modèle à suivre. Premièrement, je n’avais pas effectué beaucoup de missions, bien trop occupé avec moi-même jusque là. Et puis il y avait eu le désastre de la forêt noire avec Tullio et ma désertion en Turquie pendant les trois semaines qui avaient suivies. Évidemment, j’avais quand même quelques réussites à mon actif, mais quand même… Je pris tout d’un coup bien plus au sérieux ce voyage vers les îles nipponnes, me sentant investi de la mission secrète de protéger au mieux ce petit oiseau qui s’envolait du nid pour la première fois. Aussi, j’essayai de la rassurer, en espérant qu’elle serait plus convaincue que moi-même par mes paroles.

- Chaque mission est différente, mais en général ils positionnent des gens qui sont complémentaires, alors ne doutes pas de toi, tu as toutes les compétences nécessaires pour cette mission. Moi par exemple, j’ai quelques connaissances des créatures magiques et j’ai, disons, des facilités pour pister, mais je suis bien incapable de faire ne serait-ce qu’un pansement et je ne connais absolument rien de la région où l’on se rend ! Mon conseil le plus important est donc le suivant : fais-toi confiance. Puis, fais confiance à ton partenaire.

Je savais que c’était beaucoup demander de faire confiance à une personne qu’on venait de rencontrer, mais c’était aussi le lot des chevaliers : composer avec l’incertitude en permanence. Et si l’on devait douter de celui à nos côtés, rien de bon ne pouvait arriver. Et puis je doutais suffisamment de moi-même pour ne pas en donner l’envie à d’autres...

La laissant assimiler mes conseils, je me demandais alors ce qu’on avait bien pu lui raconter pour qu’elle doute autant d’elle-même. Lui avait-on vraiment dépeins les missions sous le seul aspect du danger omniprésent ? Je comprenais le stress qu’elle pouvait éprouver si cela avait été le cas car il était clair qu’elle n’était pas taillée pour l’action pure. Mais il était hors de question de la laisser dans cet état de fait ! Je décidai alors à de partager avec elle ce que j’avais pu apprendre et comprendre du fonctionnement de l’ordre au cours des années. Il y aurait certainement des redites avec ce qu’on avait déjà pu lui expliquer, mais je voulais lui montrer que je maîtrisais le sujet. Je voulais qu’elle ait confiance et la rassurer.

Et pour commencer, je lui ai affirmé que la plupart des missions étaient beaucoup moins dangereuses qu’on ne pouvait le penser. C’était un peu comme pour tout, on ne retenait que le spectaculaire, oubliant qu’il y avait des tonnes de missions de renseignement, d’infiltration – comme à l’école – d’analyse d’objets, d’observation ou même de relations diplomatiques. Chacun finissait par trouver sa place de part sa personnalité et ses compétences propres, et les personnes comme elle ou moi qui n’avaient aucun liens avec le surnaturel avant n’étaient pas forcément désavantagés.

Je ne croyais pas à la moitié des choses que je lui servais, mais puisqu’elle semblait attentive, ou du moins trop polie pour m’interrompre réellement, je continuai, intarissable, sur le fait que j’essayai de compléter les informations fournies dans l’ordre de mission par des recherches personnelles, et que cela pouvait grandement tranquilliser l’esprit. Comme pour illustrer mon propos, je sortis de mon sac mes quelques notes, agrémentés de dessins, à propos des tanukis.

Bizarrement, j’avais trouvé très agréable ce rôle de tuteur improvisé, même si j’avais dû embellir un peu la réalité. Quand j’y pensais, plus personne ne m’avait plus considéré comme une personne de confiance depuis mon arrivée à Old Fyre, ou si peu que ça en était dérisoire. Aussi, j’appréciais réellement cette place qu’elle m’avait donné dans notre échange. Touché par ses doutes, je lui avais une nouvelle fois affirmé que c’était normal de s’entraider et de se faire confiance avant de la laisser poursuivre.

- Ah, un peu d’informations supplémentaire ne feraient pas de mal, je n’ai rien trouvé de très utile pour nous à propos de cette île, hormis qu’ils mettent des statues de Tanukis partout. Des statues vraiment bizarres, ajoutai-je en repensant à la taille disproportionnée de leurs couilles.

Elle m’apprit alors que ces créatures avaient une place particulière dans la culture japonaise, et qu’ils étaient considérés comme des porte-bonheur, voilà pourquoi ils y avait tant de statues qui le représentaient. Elle m’apprit également qu’elle s’était déjà rendue sur cette île, et je ne pouvais qu’être soulagé d’avoir à mes côtés quelqu’un qui connaissait déjà un peu le terrain. Quand je lui disais qu’il fallait qu’elle se fasse confiance !

- Espérons qu’ils nous portent chance alors pour retrouver le petit blessé, la remerciai-je pour son aide. J’avais totalement occulté cette manie des asiatiques à considérer certains animaux comme favorisant la chance. D’après les savoirs que j’avais compulsé depuis des années, certaines croyances étaient fondées, car des créatures de lumière pouvaient se cacher sous l’apparence d’animaux ordinaire, et le respect ainsi témoigné à leur égard pouvait les amener à se montrer généreux. Mais je ne croyais plus en la chance depuis longtemps, et je n’avais jamais rêvé d’avoir argent et prospérité. Quant à la fertilité… pfff… ce mot avait-il encore un sens pour moi ? Je me mis à lire à voix haute les détails sur la créature pour me sortir de cette idée noire.

- « D’après ce qu’on en sait, ce sont des créatures plutôt solitaires. » Ça nous ne nous arrange pas trop ça... même si on en croise quelques uns, le petit blessé ne sera pas forcément à proximité. Bon, « ils ont un caractère doux, quoiqu’un peu espiègle, avec les personnes en qui ils ont confiance. Cependant, ils se montrent très prudents envers les hommes, notamment parce qu’on les chasse pour leur fourrure depuis plusieurs siècles. » Oh, j’imagine bien que certains en ont capturé pour leur propre fortune... commentai-je pour moi-même. Combien d’espèces avaient-elles été décimées parce qu’on leur prêtait des compétences particulières et utiles à l’homme ? Tsss… « Le tanuki est connu pour être un maître du déguisement capable de changer de forme à volonté… » Oh j’avais oublié ce détail ! Je n’avais pas trouvé de précision sur le type de transformation dont ils étaient capables… A mon avis, si le petit est blessé, il n’aura peut-être pas accès à cette capacité. Par contre, il faudra faire attention à la mère, s’il y en a une. Même si ce sont des animaux sympas, ça m’étonnerait qu’elle nous laisse approcher sans tenter quelque chose pour le protéger, tu ne penses pas ?

Nous arrivions doucement sur le continent australien et nous dûmes interrompre notre conversation afin de transférer nos bagages dans la voiture navette qui devait nous conduire à l’aéroport non loin. Une fois installés, nous reprîmes de plus belle.

- Tu as peut-être une idée des endroits qui sont davantage protégés sur l’île. Selon moi, c’est dans ce genre de zone que nous devrions commencer nos recherches parce qu’on l’aurait déjà retrouvé s’il était dans une zone à touristes. En général, l’Ordre fait en sorte de nous fournir une couverture crédible, avec des statuts qui permettent souvent d’accéder à des personnes ou des lieux fermés d’ordinaire. Là, peut-être que nous serons des membres d’un centre de recherche venus pour recenser les chiens viverrins de l’île. Ou peut-être des représentants d’un zoo étranger venus pour étudier leur milieu naturel. Enfin bref, quoique ce soit, nous les aurons probablement en arrivant au Japon.

Au loin, trois jets trônaient sur les pistes d’un aéroport privé. Nous n’étions que rarement obligés de prendre les avions classiques. Plus facile pour passer les armes, du matériel magique ou des artefacts improbables.