«
Je n’ai pas toujours été une femme. Enfin, cette femme, je veux dire, la journaliste que vous avez devant vous ! »
Ça commençe mal. Son interlocuteur hausse un sourcil. Il ne dit rien. ‘Nami fait cliqueter son stylo inconsciemment avant de reprendre.
«
Vous savez, j’ai longtemps cherché ma voie. Entre l’économie et la science, en passant par l’informatique – imaginez, l’informatique ! Et franchement, j’étais pas mauvaise, hein. Mais vous savez pourquoi ? Parce que j’ai toujours été curieuse ! Toujours. C’est mon point fort pour ce poste. C’est ce qui fait que vous allez me prendre ! »
Elle a retrouvé l’équilibre. C’est la partie la plus facile de l’entretien, elle l’a joué des dizaines de fois dans sa tête. Les yeux toujours plantés dans ceux de l’homme, sa main passant distraitement sur le dossier démesuré qu’elle a apporté, elle continue.
«
Vous avez pu voir mes références. Je m’en sors plutôt bien en rédaction ; je produis vite ; je suis polyvalente. Je vaux mieux que des petits sites gavés de pub à faire des pavés pour des annonceurs. »
Peut-être venait-elle de dépasser les limites. Elle s’était pourtant répétée de pas être aussi virulente, que ça n’avancerait pas son cas. Mais le rédacteur en chef restait stoïque. Il ne semblait écouter qu’à moitié. Il avait déjà le déroulement dans sa tête, c’était une formalité pour lui et ça se voyait. Il allait la laisser parler, attendre éventuellement une bourde de sa part et en profiter pour la congédier. Demain, un mec deux fois moins compétents sera à sa place, il lui sourira, lui expliquera combien c’était dur d’arriver ici et il aura son contrat. Tout ça pa-…
«
J’ai en effet examiné vos articles. Je suis surpris de ne rien voir qui n’ai plus de deux ans. Même dans votre CV, entre la fin de vos études et vos récents postes en édition numérique, il y a cette période où vous semblez n’avoir rien fait. »
«
… »
Il n’a pas besoin de plus ; elle lui a donné l’essentiel, le top du top, tout ce que ‘Nami Hergalt avait produit de lisible. Il n’a pas besoin de plus ; elle ne lui donnera pas plus. Clic-clic.
«
Je dois avouer que votre style m’intéressait. Certains de vos articles ont fait le buzz comme vous dites, les jeunes. J’ai voulu en savoir davantage et je suis tombé sur quelques archives d’un hebdomadaire local. Plusieurs dossiers rédigés par un certain Mi████ Hergalt qui re- »
«
C’est-mon-nom-de-plume. »
Elle pouvait sentir sa main trembler ; son coeur avait fait une embardée. Elle se doutait que ça allait ressortir ; elle avait prévu que ça ressorte. Elle avait prévu de balayer le sujet d’un revers de la main, comme un vieux souvenir sans intérêt… Au moins avait-elle préparé l’excuse.
«
Je veux dire… Vous savez ce que c’est, quand on débute. J’étais jeune, le milieu est complètement bouché, je ne voulais pas en plus que mon genre joue contre moi… Vous pouvez voir que je suis aussi une personne pleine de ressource... »
Elle sentait sa gorge complètement nouée ; son sourire de façade s’était complètement figé, crispé. La pièce, déjà petite, semblait s’être réduite à un étau irrespirable. Elle avait présentement envie de rentrer chez elle, de s’enfermer dans un cocon de plaids et de coussins. Elle essayait de ne pas penser au spectacle ridicule qu’elle devait donner. Elle savait ses joues creusées, ses cernes trop dures à masquer, ces traces de nuit sans sommeil, de jeûne inconscient. Elle avait fait de son mieux – sortie son plus beau costume de jeune cadre branchée et dynamique. Tout ça pour en arriver là...
«
Vous savez, c’est très important pour nous, la diversité. »
C’est ce que vous dites tous.«
Il est important que tous nos collaborateurs puissent être eux-mêmes en toute sincérité. »
Ouais, tant qu’on rentre dans vos cases…«
Il y a cependant un point que j’aimerais clarifier... »
Finissez-en, je vous en supplie.«
Dans votre lettre, vous semblez prendre très à cœur le fait de pouvoir investiguer sur… la magie ? »
N’importe qui aurait pu percevoir le mépris dans sa voix. ‘Nami déglutit difficilement. Elle sentait son ton acerbe tailler sa peau à vif.
«
J’en ai vu des jeunes passionnés. Mais d’habitude, ce sont plutôt des idéalistes militants, des naïfs qui pensent pouvoir dégoter le prochain scandale politique ou économique. Des gens pleins de principes, qui ne sont pas visiblement pas prêts pour ce monde. Mais je n’avais encore jamais croisé une telle désillusion – presque littéralement si vous me permettez ! Sérieusement, qu’est-ce que c’est que ces foutaises ? »
« Vous voyez Harry Potter ? Les sorciers, là ; toute une société secrète qui vit au milieu de nous tous. Qu’est-ce qui vous prouve qu’ils existent pas, hein ? Oui, vous allez me dire que c’est des histoires, que c’est pour les enfants, mais qu’est-ce que vous en savez ? Dans l’histoire, ils ont des gens qui ne servent qu’à ça, faire en sorte que ça ne se voit pas. Il y a beaucoup trop de choses qu’on explique pas ! Et beaucoup trop de choses qu’on pense pouvoir expliquer, alors qu’on se réfère vaguement à des arguments d’autorité, qu’on répète deux fois le mot science, et que voilà, on s’est convaincu. Nan, franchement, comment vous expliquez internet, hein ? Magie. Le réchauffement climatique ? Magie. Les jours sans pluie qui s’enchaînent en Bretagne ? Ma-gie. Je vous le dis aujourd’hui. Et demain, je vous le prouverais ! »
Comme toujours dans cette situation, ses potes lui avaient ri au nez et proposé de se resservir un verre. Ielles aimaient bien ‘Nami et sa lubie cheloue, c’était toujours fun dans les soirées. Mais personne l’avait jamais prise au sérieux ; en vrai, elle le savait et ça faisait longtemps qu’elle s’en accommodait – elle préférait avoir raison seule que tort en groupe.
Des foutaises? Elle s’était habituée à un vocabulaire plus fleuri. Ses ami·es ne lui faisaient pas de cadeau à ce sujet. Elle retrouva le sourire à cette pensée. Son corps était encore parcouru de frissons, il serait facile de les mettre sur le coup du stress. Elle s’en voudrait de tomber pour ça – pas deux ans après, pas maintenant qu’elle est à deux doigts de sortir de la précarité. Son stylo cliqueta une dernière fois.
«
Hum. C’est amusant que vous disiez ça parce que, pas plus tard que le mois dernier, on pouvait lire cet encart dans vos pages… »
D’une main, elle avait ouvert l’épais dossier qui n’avait fait office que de figuration jusque là. De l’autre, elle faisait glisser page après page, coupure après coupure à son interlocuteur clairement surpris.
«
Homéopathie par ici ; huiles essentielles par là. Vous avez même surfé sur la vague du biodynamisme dans le vin – enfin, je veux dire capitalisé. J’ai pris l’évident, je vais pas faire un rapport sur votre complaisance financière sur les sujets d’écologie ; dans tous les cas, c’est pas la rigueur scientifique qui règne en maître ici. »
‘Nami n’avait rien contre ces sujets – les gens pensaient ce qu’ils voulaient, ça lui importait assez peu. Non, le souci, c’était que ça, ça méritait d’être discuté, débattu jusqu’à la moelle au point qu’on pouvait accepter que les deux côtés de l’argument soient entendus – que ça, ça ne s’appliquait pas à elle.
L’avalanche de documents continuait, et bientôt des courbes et des chiffres remplaçait les photos et éditos.
«
Et c’est là que nos intérêts convergent. J’ai pris le soin de sortir quelques chiffres de Médiamétrie. Là, vous avez votre quotidien – vous devez reconnaître la courbe, à l’image même du “le milieu de la presse, c’est compliqué en ce moment” qu’on entend partout pour justifier n’importe quoi. À côté, ce sont vos concurrents. Voyez, j’ai détaillé les chiffres par âge du lectorat – et là, c’est quand ils ont commencé à traiter de sujets… scientifiquement polémiques. »
En peu de temps, le bureau vierge qui accueillait l’employeur et la candidate était devenu un champ de bataille. La journaliste était debout, penché au dessus de dizaines de morceaux de papiers, à souligner une date ici, pointer un fait marquant là-bas.
«
Vous voulez deux choses : des lecteurs plus jeunes et du profit. Confiez-moi cette tâche, donnez-moi une rubrique sur l’ésotérisme. Vous pourrez toujours vous couvrir, vous invoquerez l’ironie et le second degré ; si on vous attaque, vous crierez à la censure et à la liberté de la presse, ça vous donnera bonne image. »
Elle argumenta ainsi pendant encore 20 bonnes minutes. Elle avait redécoré tout un pan de mur de post-it résumant chacun de ses points. Le rédac’ chef avait changé de posture ; ses questions avaient perdues leur vocation inquisitrice – il était désormais piqué par la curiosité. ‘Nami ponctua la fin de l’entretien en refermant sa pochette parfaitement vide.
«
On peut dire que vous nous donnez matière à réfléchir. Je laisse mon assistant vous raccompagner et soyez convaincu qu’on vous rappellera pour vous donner réponse, M- »
«
‘Na-mi, juste 'Nami, ça m'ira. Au plaisir de pouvoir travailler avec vous. »
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